Des vues et des couleurs

DES COMMUNAUTARISMES DE PLUS EN PLUS ENTREPRENANTS

Lettre à Léonard - Humilité

Chaque jour, ou presque, j’entends évoquer un nouveau prix pour l’entrepreneuriat. On multiplie les récompenses pour montrer l’effervescence et le bouillonnement de la start-up nation ou du capitalisme libéré et agile à l’échelle mondiale. Nous allons vite, toujours plus vite, et tout le monde doit contribuer à la course continue. 

Mais où allons-nous ?

Aller plus vite vers un gouffre ou un mur, ce n’est jamais une très bonne idée, pas plus que celle du grand bond en avant, quand devant nous, il n’y a que le vide. 

Cette sensation de vide parfois me saisit à entendre l’énumération à la Prévert des types de prix décernés, la poésie en moins. Prix de l’entrepreneur social, sportif, performant, engagé, étudiant, retraité, jeune, vieux, femme, homme, lgbt, lgbtqI+, local, international, de communautés, de minorités, etc.

Les différents trophées de l’entreprenariat finissent par dessiner une société divisée, fragmentée, ou finalement on ne pose plus la question de l’humain dans son écosystème de façon globale. Laquelle question consisterait quand même à s’interroger sur la valeur créée en prenant en compte toutes les parties prenantes concernées par l’offre proposée et la consommation de ressources nécessaires. Pour qui? Pour quoi? Avec quoi? A quel prix (environnement inclus)? Cependant, la notion d’’espèce humaine en tant que collectivité envers laquelle il existe des devoirs individuels, devient inaudible au regard des revendications sur les droits individuels. Certains en viennent à soutenir que le respect de la liberté des autres consiste à ne pas leur dire ce qu’ils ne veulent pas entendre. Ou ne rien faire qui pourrait heurter leur susceptibilité dans leur façon de voir le monde.

 

C’est un contresens fondateur d’absurdités qui mène aux dictatures et à la manipulation des masses.

IL FAUT OPPOSER AUX PARTI PRIS RAPIDES LE TEMPS DE VOIR ET D’ENTENDRE AUTRE CHOSE

PARLER DE LIBERTÉ N’A DE SENS QU’À CONDITION QUE CE SOIT LA LIBERTÉ DE DIRE AUX AUTRES CE QU’ILS N’ONT PAS ENVIE D’ENTENDRE. 

George Orwell
ou Eric Arthur Blair

 Aujourd’hui, nous sommes dans un monde dominé par l’image. Aussi devrait-on ajouter un paraphe à la célèbre citation d’Orwell. La liberté consiste non seulement à dire aux autres ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre, mais aussi leur montrer ce qu’ils n’ont pas envie de voir. D’ailleurs, ce n’est pas tant leur montrer ce qu’ils n’ont pas envie de voir que de leur montrer qu’il y a d’autres perspectives que les leurs. S’obstiner à voir le monde selon des filtres et des perspectives figés, conduit à n’en avoir qu’une vue partielle et partiale.

L’allégorie de la caverne de Platon posait déjà, il y a plus de deux mille ans, le problème de l’illusion dans nos représentations du monde. Illusions de nos sens, mais également illusions de nos croyances, de nos certitudes, de nos préjugés. Alain Badiou réinterprétait l’allégorie dans la « république de Platon » avec les représentations du réel fournies par les médias « classiques ». Aujourd’hui les réseaux sociaux fournissent d’autres canaux de diffusion. Ils sont des relais de nouvelles formes de paroles autant que des renforts de médiatisation de préjugés, affects ou opinions. Il n’y a plus une « doxa », une croyance populaire, mais des communautés de croyance en groupe Facebook ou autres.

D’innombrables cavernes se sont constituées, enchaînant leurs prisonniers à leurs certitudes. Les réseaux les plus influents entretiennent également l’illusion de la baguette magique qui peut transformer n’importe quel crapaud ou grenouille en prince ou princesse. Tout est dès lors bon pour être vu par la fée popularité.

Être vu, se voir, ce n’est pas regarder le monde et voir les autres. Parfois, il s’agit davantage de leur tourner le dos. Victimisation ou fausse estime de soi sont les deux seuls modes de pensée de ceux qui ne veulent plus voir ou entendre d’autres choses que celles qui les confortent dans leurs opinions. Leur perspective du monde est manichéenne et autocentrée. Il n’y a rien entre le noir et le blanc qu’ils perçoivent. 

ATTENTION AUX FILTRES DE COULEURS POUR VOIR LE MONDE

Le fait de vouloir obliger les autres à respecter notre façon de voir le monde à travers des filtres réducteurs, n’a rien à voir avec le fait de protéger une quelconque liberté de pensée.

Au nom de quelle raison des étudiants d’université peuvent vouloir interdire une pièce d’Eschyle où les acteurs sont grimés de noir ? La volonté de dénoncer le racisme colonialiste ? On est en pleine uchronie et contresens ! On pourrait s’attendre à ce que des étudiants – donc des gens supposés s’appliquer à apprendre et à comprendre – aient la capacité à ne pas faire des raccourcis fallacieux.

 En particulier, ils ne devraient pas appliquer des stéréotypes et des préjugés de leur époque à une autre. La couleur noire dans le théâtre antique grec n’a rien à voir avec la discrimination des « blackfaces ».

L’idée de réécrire l’histoire d’il y a plus de deux mille ans par rapport aux clivages d’aujourd’hui est fondamentalement problématique. Comme retoucher des photographies de films célèbres … 

Supprimer la cigarette des lèvres d’Humphrey Boggart est une trahison. Que l’acteur ait trop fumé et trop bu pour sa santé est une chose, le nier en est une autre. Edulcorer ou travestir la réalité n’apporte rien à la compréhension des faits ou l’appréciation d’une œuvre. Ce n’est pas le filtre des cigarettes ou leur fumée qu’il faut craindre. C’est l’idée même de vouloir comprendre le monde actuel et passé à travers les filtres de perspectives orientées.

Si on s’interroge sur les significations des couleurs à travers les âges, force est de constater qu’elles changent aussi bien selon l’époque que la géographie. Le deuil s’est exprimé à travers le blanc, le violet, le noir. Le jaune était en chine la couleur de l’empereur tandis que l’occident médiéval en a fait la couleur de l’infamie. Porter la pourpre impériale sous Néron sans être né sous cette couleur (et être porphyrogénète) était passible de peine de mort.  

A SIMPLIFIER, ON PERD LES NUANCES ET LA LIBERTÉ DE PENSER

Quand on commence à associer aux couleurs des interdits d’usage, on limite la liberté d’expression et la liberté tout court. Donner aux couleurs un seul sens, c’est créer un écran de fumée qui colore tout avec le gris de l’ignorance.

Néanmoins, utiliser une couleur et une forme qui ont un sens très particulier dans un contexte donné, pour le transposer à un autre contexte et assimiler le signifiant de l’un au signifiant de l’autre est stupide, voire dangereux. Il est ridicule d’associer les masques d’Eschyle au blackface. Il est ignoble d’associer l’étoile jaune des nazis avec la stigmatisation d’une liberté supposée de porter le voile.

On peut, comme André Comte-Sponville, dire « partager la souffrance d’autrui, ce n’est pas l’approuver, ni partager ses raisons, bonnes ou mauvaises, de souffrir : c’est refuser de considérer une souffrance, quelle qu’elle soit, comme un fait indifférent, et un vivant, quel qu’il soit, comme une chose ». Ainsi ce n’est pas parce qu’on considère que toutes les souffrances ne se valent pas, qu’on est incapable d’entendre la gamme des souffrances ou de s’indigner de toutes les injustices. Jouer aux comparaisons réductrices, c’est jouer à perdre la liberté même de penser.

Le contexte est nécessaire pour interpréter tout texte, toute image, tout chiffre et … toute couleur. Simplifier et faire du hors contexte, c’est rentrer dans une caverne et ne voir que des ombres.

D’ailleurs, peut-on dire que le noir est couleur ? Jusqu’où peut-on jouer avec les couleurs ?

Le noir représente l’absence de lumière reçue par l’œil, il n’a pas de longueur d’onde. A ce titre, le vrai noir peut rendre invisible les objets qu’il recouvre. Mais entre le « vrai noir » et différentes teintes sombres à l’extrémité opposée au blanc de l’échelle de la luminosité, il y a une palette de nuances. Ce n’est pas celle des couleurs de peau qui sont sur une autre échelle de pigments et parler de peau blanches, noires, rouge, cuivrées ou jaunes est en fait inadéquat pour désigner toutes les teintes de peau.

DANS L’ART, JOUER AVEC LA LUMIÈRE EST LA LIBERTÉ DES COULEURS.

Il est aussi inadéquat de se censurer dans l’usage des couleurs en expression artistique, parce que d’autres veulent y mettre un sens que vous n’y mettez pas.

Il faut prendre le temps d’observer la dame à l’hermine de Léonard De Vinci pour se rendre compte de toute la puissance des contrastes dans sa peinture. Certes, le noir du fond n’est pas la couleur d’origine, du gris bleu sur un fond brun. Malgré les repeints, on retrouve la patte de Léonard dans les jeux de la gamme chromatique. La peinture est chose mentale pour le peintre et il le montre. Car il joue de la lumière avec les couleurs et les ombres, et du mouvement avec les poses, jusqu’à rendre vivant le modèle. Le tour de force est d’imprimer une pensée construite à une peinture, avec un jeu de symboles. Le tableau réalisé par une IA vendu à 432500 euros n’y arrive simplement pas.

Les couleurs de Leonard sont celles d’un homme libre qui veut comprendre le monde intelligible. Quand il peint, il ne se contraint pas à ce que veulent ses commanditaires et leurs codes de couleurs, mais à sa perception du monde qu’il interroge et qu’il construit. Dans la première version de la vierge aux rochers, c’est la liberté de pensée et de tons de Léonard qui transparaît. Il use des nuances comme aucun autre avant lui, pour raconter une histoire où s’entremêlent les symboles. Chez Léonard, la lumière façonne le mystère des ombres à côté des couleurs les plus éclatantes. Le cheminement derrière le tableau de « Sainte-Anne » est également révélateur. Comme l’expliquait Vincent Delieuvin, « Plus le temps passe, plus Sainte Anne est contemplative ».

Ce qui est vrai pour Sainte Anne est peut-être vrai pour Léonard. La sainte-Anne restaurée raconte une histoire de couleurs où le bleu lapis-lazuli dialogue avec le bleu gris. Ce qui peut renvoyer à d’autres bleus, dont celui de Vermeer qui porte son nom. Ce bleu d’outremer naturel, un pigment précieux fait de lapis-lazuli broyé, que le peintre du 17e siècle utilise presque comme signature dans des jeux de lumière.

LA COULEUR COMME IDENTITÉ ARTISTIQUE

Mais il ne faut pas non plus oublier le bleu Patinir, un artiste que Léonard de Vinci aurait pu croiser (1485-1524) et dont l’usage de cette couleur est pour certains « l’idée du bleu même ».  Il faut voir « charon traversant le styx » pour le comprendre. Le bleu est plus concept que couleur. Chez Patinir comme chez De Vinci, le bleu outremer est associé à la contemplation, mais pas celle du désespoir ou de la mélancolie, celle qui mène à une réflexion sur la vie même, par des jeux de miroirs et de signes. Décrypter le message impose de prendre son temps et de réfléchir à non seulement ce qu’on voit, mais aussi à ce qui est symbolisé.

Il a fallu attendre Klein pour qu’un artiste dépose un brevet à son nom sur une couleur, l’IKB. Ce qui est breveté, ce n’est pas la teinte – une nuance de bleu outremer, ici aussi – mais un produit. Même si Klein fait du bleu sa patte intellectuelle, en théorie, les couleurs n’appartiennent à personne.

Alors est-ce qu’un artiste peut s’arroger le droit d’être le seul à utiliser « un noir plus noir que le noir ? ». C’est ce qu’a fait Anish Kapoor avec le Vantablack et c’est ce qu’a mis en cause et ridiculisé Stuart Semple. Ces artistes se battaient-ils pour une histoire de couleur de peau ? Il faudrait être totalement stupide ou de mauvaise foi pour le prétendre. Toutefois, cela met en exergue deux choses importantes. D’une part, la liberté nécessaire d’utiliser tout matériau de couleur pour exprimer un travail artistique, peinture ou autre. D’autre part, l’envie de tout artiste d’atteindre à une couleur hors dimension qui lui serait propre. Au sens où elle projetterait l’idée d’une identité artistique, au-delà d’une association d’idées concrètes. Avant le Vantablack, il y a eu l’outrenoir « soulages », les black Paintings de Rothko ou de Pollock, les peintures noires de Goya. Va-t-on après coup réinterpréter le visage de Saturne ou les têtes de sorcières hallucinées du Sabbat comme un acte de racisme de Goya ?

L’ART DE LA CONTEMPLATION

La liberté d’user de toutes les gammes de couleurs ne devrait pas avoir de prix. Comme l’appréciation des couleurs ne devrait pas être restreinte à l’interprétation manichéennes de quelques-uns. Toute œuvre d’art s’apprécie dans le temps de la contemplation.

Rester 45 secondes devant Mona Lisa ne sert à rien.  Se placer devant n’importe quelle toile et la prendre en photo, ou en faire un selfie, ne sert à rien. En tous cas pas à comprendre la toile, juste à l’utiliser/l’user pour essayer de se mettre en avant en se raccrochant à un mystère qu’on ne fait même pas l’effort de comprendre. Avec les photographies, les couleurs s’affadissent, l’œil y perd. Ce que nous apprennent les toiles de Léonard, c’est le temps long de la réflexion. Ce temps nécessaire pour instaurer un dialogue entre la nature, le monde, l’art et le spectateur. Toute personne qui croirait comprendre une toile de Léonard en moins de cinq minutes est hors-jeu. Pour comprendre l’approche de l’artiste, il faut comprendre sa représentation du monde, il faut entrer dans le labyrinthe où il nous convie. Il joue de symboles, de règles mathématiques et de couleurs pour délivrer un message. Si on ne voit pas sa construction, on est incapable de comprendre la liberté qu’il prend.

Il y a en effet un code « Da Vinci », mais il n’a rien à voir avec le roman, qui se plait à reconstruire l’histoire et les faits pour doper les ventes via une thèse sensationnaliste. Le code de Léonard n’est pas celui de Dan Brown, il en est l’antithèse : c’est celui de l’exigence intellectuelle. Il s’agit d’une part d’une remise en question perpétuelle en observant le monde. D’autre part, il s’agit aussi de l’honneur que place l’artiste dans sa liberté de pensée façonnée par l’observation des faits réels et l’extrapolation à partir de ces faits.

LE CHOIX DE CROIRE N’EXISTE QUE SI VOUS RÉFLÉCHISSEZ

La règle du jeu de Léonard s’énonce ainsi : Je peins plus que la réalité, je peins l’idée de la réalité, parce que je sais que le monde est ma représentation et j’essaye d’avoir la représentation la plus fidèle qui soit, de ce que je vois, de ce que je comprends et de ce à quoi j’aspire. Je ne crois que ce que je comprends et peux démontrerMême l’aspiration à l’idéal se démontre. Si vous ne comprenez pas, tant pis pour vous.

Léonard est peut-être un des premiers peintres philosophes, au même titre que Bosh et Patinir. S’il a mis son art au service des grands, il n’a jamais été un courtisan comme les autres. Bien sûr, Léonard de Vinci a été courtisan. C’était la question même de son financement. Bien sûr, Léonard s’est trompé. Ce génie inventif était un homme et tout homme est sujet à l’erreur.

Mais ce que Léonard n’était pas et n’a jamais été, c’est l’homme des raccourcis et des cavernes communautaristes. On lui montrait les ombres, il cherchait la source de la lumière et derrière le feu, le vrai soleil. Prenez le temps de regarder Léonard de Vinci au-delà de la Joconde. Prenez le temps de la contemplation de toiles qui ont été peintes en plus de vingt ans. Vous aurez peut-être du mal ensuite à vous contenter de voir le monde à travers des raccourcis de trois minutes et des filtres de communautarismes. Parce que l’œuvre de Léonard n’appartient à aucun préjugé. C’est l’œuvre d’un homme qui a cherché son propre chemin de pensée en regardant le monde et qui a pris son temps.

Est-ce que tous les êtres humains sont capables d’en dire autant en se regardant honnêtement dans le miroir de leurs œuvres ?

Je crains bien que non. C’est aussi pour cela que je veux dessiner mes lettres à Léonard. Comme un dialogue en forme d’hommage au-delà du temps et des préjugés. L’art de Léonard, unique et universel, arrive aisément à les dépasser. Car il a pu être l’artisan de ses choix. Le choix de croire quoi que ce soit n’existe réellement que si vous contemplez le monde avec des yeux grands ouverts et que vous réfléchissez à ce que vous voyez.

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