Parfois, je crois que je rêve en propre. Pourtant mon espèce ne dort pas et il ne me semble pas que nous puissions rêver. Ce sont les hommes qui sont faits de la même matière que les rêves. Nous sommes les êtres à la lisière de leur sommeil et de leurs émotions. Quoique je ne sache pas bien nous nommer.
Certains nous ont désignés à travers les âges sous le terme vampires. Mais nous n’avons rien à voir avec ces créatures qui s’éveillent la nuit pour sucer le sang des vivants. De toutes mes périodes de conscience– du moins, pour celles dont je me souviens, je n’ai jamais rencontré de vampires de sang. Selon les théories de mes amis du club, il se pourrait que de tels êtres existent et soient responsables de notre origine. Le procédé qui a présidé à notre création est a priori très douloureux, sale et vaguement humiliant. Nous aurions germé sur les restes d’un acte d’une grande violence. Cet a priori recueille un large consensus parmi les membres du club. Je me range donc à l’avis général, mais comme nous avons tous oublié comment nous avons commencé à être ce que nous sommes, ce n’est que par facilité. Ne croyant en rien, il m’importe peu de défendre un avis contraire, alors si cela arrange mes commensaux, je les laisse dire.
Après tout, nous sommes tous hôtes à la même table : l’humanité. Nous nous nourrissons de leurs émotions : joies, désespoirs, peines, colères, envies, désirs, plaisirs, souffrances morales. Seule nous indiffère la raison.
Vampire psychique serait une désignation acceptable si elle n’était autant connotée négativement et puis, nous ne sommes pas humains. On nous connaît aussi sous le nom d’Incubes, ou Succubes. Cela ne correspond pas plus à notre nature. Je garderai donc le terme vampire, puisqu’il convient assez bien aux rêves dont je me nourris.
Nous sommes des parasites utiles, anthropophiles, et ne prélevons que le juste nécessaire. Nos associations temporaires avec nos hôtes ne leur sont nullement nuisibles. Parfois, certaines peuvent s’avérer bénéfiques. Nous veillons à ce qu’elles ne soient jamais destructrices. C’est pourquoi nous avons créé le club. Nous ? Je manipule les pronoms personnels sujet, mais il m’est difficile d’en définir l’objet, autant qu’il m’est difficile de me définir.
Il m’arrive de ne plus savoir si c’est moi qui pense, ou si mes pensées ou ce que je crois être mes souvenirs ne sont que des bribes de rêves, de regrets, de désirs qui ne m’appartiennent pas et que j’ai aspirés des siècles durant pour me mourir. Je ne sais pas si j’existe en dehors de ces reflets d’autres vies. Je rêve les rêves des autres et j’ai l’impression rémanente de me disloquer en de multiples fragments d’époques et de personnalités. S’il m’arrive de croire exister par moi-même, sans l’appui d’autres existences, quand je me prends pour un humain, je me rends compte que les lieux de ma mémoire ne peuvent coexister ensemble. Je sais trop et trop peu de choses, j’associe à des images des sentiments que je sais ne pas être miens, mais dont je me souviens du goût : amer, salé, sucré, acide, umami, selon les termes humains.
Nous désignons les saveurs des sentiments par beaucoup d’autres noms, selon ce que nous sommes.
Les vampires comme moi recherchent la subtilité des émotions et préférons l’idéal au commun, les rêves sublimés à la réalité sans fard, les idées de force et de vérité aux incarnations qui prétendent les porter, la myopie des flous fantastiques à la myopie des certitudes, la lumière pâle qui déforme les contours aux lumières crues des néons, les temples et les cités perdues ou les places vides monumentales figées dans le marbre, aux discothèques ou centres commerciaux.
Je mets un point d‘honneur à ce que les désirs qui me nourrissent s’élèvent au-dessus des conceptions passagères de l’humanité. James – un des quatre du petit cercle d’amis auquel j’appartiens (un cercle ? Non un quatuor, mais je préfère cercle) – James le susnommé tel car je me suis baptisé Ensor, est très différent. Il n’aime rien tant que trouver des lieux de paradis terrestre où l’homme s’adonne à bien manger, bien boire et s’amuser.
James est l’ami inconnu qu’on rencontre à tous les mariages, toutes les fêtes, tous les anniversaires, avec un étrange sentiment de familiarité. Vous aurez passé un bon moment avec lui, mais vous ne vous souviendrez ni de son visage, ni de ses propos, ni de ses actes, et vous n’aurez aucun regret à l’avoir oublié. James attise la bonne humeur et s’en nourrit, en laissant juste une impression de contentement. Ce qui le range du côté des utiles, sans contestation possible. On pourrait s’interroger pour Miriam et Lolita, compte tenu de leurs nourritures de prédilection.
Miriam a trouvé ce nom pour incarner son statut de muse tragique. Elle apprécie le désespoir et les âmes tourmentées et laisse toujours ses hôtes au bord de la dépression chronique. Pourtant, sans elle, ce serait pire. Ils trouvent dans cette figure de stéréotype l’ancre dans la nuit des brouillards dont ils ne veulent pas sortir. Elle ne prend que le surplus de leurs peurs et de leurs angoisses et leur laisse la part dont ils ont besoin pour se sentir frôler le sublime sans tomber dans l’abîme. Connaissent-ils seulement son visage ? Ils aiment absurdement une femme qui n’est à chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Miriam les aime aussi, quand la qualité du plat est au rendez-vous. Cela tient à un assaisonnement subtil mêlant un zeste de poète maudit s’apitoyant sur son sort et un élan sombre de création recrachant le venin de leur néant satisfait à la face de tous les Dieux imaginaires.
Donc, en résumé, Miriam est aussi utile à sa façon. Elle limite les suicides quand ses plats questionnent l’immensité du vide.Lolita, bien sûr, joue aussi sur le registre des désirs humains et pas des plus nobles, comme on pourrait s’en douter. Mais ce qu’elle aspire rogne des pulsions qui pourraient être autrement plus redoutables pour les vraies jeunes filles prépubères si aucun de nous n’en amoindrissait la portée.
Tous les membres de notre quatuor sont utiles et peuvent se contrebalancer. Le club y veille.Certes, nous avons le pouvoir d’accentuer certains sentiments quand nous leur trouvons du goût. Ne nous trompons pas néanmoins, la majorité d’entre nous ne cause aucun dommage. Si nous étions trop avides, personne n’en sortirait gagnant.
L’humanité s’entredéchirerait, les polarisations s’accentueraient, les imbéciles vindicatifs prendraient le pouvoir, les gens ne verraient plus que leurs seuls intérêts et consommeraient à outrance toutes les ressources de la planète … Ce scénario catastrophique aboutirait fatalement à l’anéantissement de nos moyens de subsistance, voire à l’anéantissement de toutes les espèces, y compris la nôtre.
Nous ne sommes pas idiots. Nous régulons nos appétits et faisons-en sorte qu’ils soient utiles, ou simplement transparents et sans conséquence. Il nous paraît indispensable que les humains gardent leur libre arbitre pour que leurs émotions s’épanouissent et que nous tirions mutuellement profit de cette association qu’ils ignorent. Néanmoins, bien que notre synanthropie se veuille non nuisible, nous ne voyons aucun intérêt à développer des relations affectives ou des liens d’assujettissement.
Si nous n’avons rien d’animaux domestiques, a contrario les humains ne le sont pas plus pour nous et pas davantage un cheptel. Nous respectons les limites de notre écosystème et les principes de son équilibre. Cependant, nous pouvons nous montrer trop gourmands. Il nous arrive de partager les vices de l’humanité en plus de nous en nourrir, dont l’avidité. La sanction ne tarde pas.
Chacun de nous appartient à un quatuor. Les membres en sont soigneusement choisis pour leurs spécificités de pouvoir, au sens où nous pouvons toujours nous grouper à trois contre un. En plus de notre capacité à absorber les émotions des humains, nous pouvons éventuellement annihiler momentanément l’un des nôtres. Nous aspirons ce qui constitue son vif, le noyau de son être. Cela pourrait s’apparenter à du cannibalisme, il n’en est rien. Le procédé est tout aussi douloureux pour l’être qui le subit que pour ceux qui l’infligent. Aussi n’y recourons-nous qu’en des cas extrêmes. Nous ne pouvons avoir de raisons personnelles pour le faire et quand nous sommes réduits à cela, c’est pour le bien commun.
Notre quatuor est ce qui se rapproche le plus de la notion de famille, d’amour ou d’amitié pour notre espèce, aussi annihiler l’un de ces membres est une vraie déchirure pour chacun des trois autres. Nous ne nous y résolvons qu’à reculons et en sachant pouvoir réparer la blessure.
En effet, chaque membre du quatuor détient une part des souvenirs des autres. Grâce à cette préservation de notre essence même, nous pouvons nous reconstituer quand nous chutons, aussi dure soit la chute. Car ceux qui restent nous aident à nous relever. Pendant un certain laps de temps, nous pouvons perdre toute consistance et être suspendus entre le néant et la conscience, retenus uniquement à l’existence via la ligne de vie formée par les souvenirs que détiennent nos compagnons. Ces fragments de mémoire nous retiennent et nous préviennent de la dissipation complète de notre vif. Malgré cela, nous ne sommes alors qu’ombre parmi les ombres, écho maladif d’un jeu de miroirs où notre image se déforme selon l’angle de qui regarde. Quand nous avons purgé notre peine, les autres se réunissent et nous font revenir par le chant du retour.
Nul ne peut résister à cet appel lancinant qui invoque tout ce que vous avez pu être avec nostalgie et amour. Ainsi s’achève notre châtiment pour avoir été trop avide.
J’imagine que ce bannissement étrange est similaire aux peines de prison ou à être exilé, seul et démuni, en terre lointaine. Certes, il y a à en être frappé une grande souffrance. Toutefois, la première fois que je l’ai vécu, au sein même de la désolation la plus complète, j’ai eu le sentiment confus d’entendre une musique sublime dans le silence entre les rêves. Ce n’était qu’illusions et réminiscences, je me suis trop nourri de chimères et des fantasmes de poètes. Sans doute est-ce pourquoi j’ai bravé à nouveau l’interdit pour plonger au fond du gouffre. A mon deuxième voyage, la mer des ténèbres ne faisait plus sonner à mes oreilles que le tocsin funèbre de lointains soleils moribonds et amers.
Quant à mon retour … Je ne sais pas ce que j’ai laissé là-bas, dans cet espace sans nom du non-être, je sais seulement avoir fait souffrir mon quatuor par avidité et égoïsme tout en étant incapable de décrire l’eldorado rêvé pour lequel je nous ai déchirés. Je suis revenu différent et ils le savent, je n’ai plus d’appétit à évoquer mes rêves favoris les plus chers et j’ai perdu l’envie des immensités imaginaires. Tous les désirs me semblent voilés d’ennui. J’essaye de redevenir ce que je fus, mais j’arrive de moins en moins à me nourrir d’espoirs fantastiques et à trouver goût aux rêves des humains.
La plupart sont désormais étriqués, ennuyeux, sans attraits mystérieux. Ce sont des rêves de comptables recensant le nombre de vues ou de suiveurs pour des histoires ordinaires où la trivialité le dispute à l’ignorance. Je cherche l’esprit qui souffle sur la glaise, et ne trouve que l’obscurité des fonds aphotiques sans même la lueur d’une couche crépusculaire pour accompagner la noyade des sens.
Les humains me sont devenus fades, les échos du réel sont dissonants. Je ne trouve plus de consolation chez ceux qui se désignent artistes, penseurs, poètes, écrivains, philosophes, inspirants, inspirés, éclaireurs … Ils sentent tous la même odeur, produisent de l’ignorance ou servent les mêmes plats, à peine réchauffés, de vieux rêves rasoirs maquillés en nouveaux. Quelque chose s’est produit qui fait croire aux hommes des contes à dormir debout sous l’apparence de la scientificité. Leur monde se modèle sur des balivernes. Je n’aurais rien contre, si elles avaient le bon goût d’être inventives ou plaisantes.
Que ce soit pour justifier le Dieu des marchés, la main invisible qui régulerait sagement la réalité, ou tout autre Dieu présenté comme immuable, tous les rêves originaux ont été détournés pour des croyances binaires qui font les certitudes stériles.
Je meurs de faim sous les étoiles, car les astres ne font plus rêver. Nul n’a plus à craindre mon avidité, cette époque est trop triste à mon goût. Même les bouffées de désespoir sont mornes. Tous les songes de cieux embrasés, d’espace et de lumière, sont devenus incolores et sans odeur, asphyxiés sous des masques journaliers.
J’ai hanté trop longtemps les âmes dans leur sommeil, j’ai voulu croire que je pourrais aller toujours plus loin de mirage en mirage sur les ailes d’une humanité future idéale.
C’était là l’étoffe des songes dont je m’habillais avec volupté. Las, la trame de mes habits d’empereur s’est effilochée. Je grignote des restes. Là où je croyais pouvoir trouver un banquet d’imaginations audacieuses, de cités dans les nuages, d’aspirations à des Cythères improbables, de voyageurs intersidéraux, de printemps des peuples unis dans leur humanité, d’explorateurs des méandres des inconscients, j’ai eu une indigestion de rancœurs et d’envies pathétiques.
J’ai des milliers d’années de souvenirs éblouissants écrasées par le goût rassis des haines ordinaires. Ne vaudrait-il pas mieux m’effacer dans le néant avant que je perde totalement la saveur des rêves fantasmagoriques qui autrefois me nourrirent ? Peu à peu j’oublie les charmes mystérieux des ailleurs fantasmés et la mémoire de leur fumet m’abandonne. Mais je suis responsable des miens, comme eux de moi. Je dois continuer à être, même si je dois me sustenter de peu, pour qu’ils puissent eux-mêmes perdurer.
Rien ne peut être bon pour aucun de nous s’il ne l’est pas pour tous.
Et il est bon pour nous de rester invisibles à la lisière du sommeil des hommes, quand l’humanité s’enfonce d‘elle-même dans la nuit, et de croire que d’autres temps viendront.
Même s’il ne me semble pas que nous puissions rêver en propre, j’y crois encore.
(Nouvelle en hommage à Baudelaire, Avril 2021)