Au pied de la lettre 2 : drôle de guerre

Demeter

On me suggère de renommer ma chronique « la France de l’inoccupation ». L’expression est bien trouvée dans cette drôle de guerre, mais ne reflète pas complètement la réalité. Nous sommes en « temps partagé ». Dans un cadre où la notion de « partage » dit exactement son contraire. Elle se réfère ici à une ligne de fracture qui sépare la France en deux temporalités. Dans l’une le temps est suspendu, on apprend à occuper l’espace et les jours autrement. Certains s’ennuient. Dans l’autre, la course contre la montre pour sauver des vies et préserver le quotidien demeure. Face à la progression de l’ennemi invisible, il y a ceux qui épuisés de leurs efforts pour le contenir, se sentent chair à canon envoyée au front. Derrière les lignes, commence à poindre le vocabulaire de la « Grande Guerre » : il y a les planqués, les embusqués et profiteurs. Pourtant, nous ne sommes pas ennemis, pas encore. Nous sommes tous humains, nous partageons la même époque, les mêmes vulnérabilités, les mêmes angoisses. Nous sommes responsables de l’autre, à la fois semblable et profondément différent, qu’on ne peut réduire à un objet d’indifférence.

Et pourtant.

débat de conscience

Débat de conscience

On se prépare, pour « l’après », non pas tous pour réinventer une intelligence collective, mais d’aucuns pour demander des comptes. À qui ? Tout se passe comme s’il fallait donner corps à l’ennemi invisible. En France, les articles se succèdent pour pointer qu’avec le confinement, les inégalités sociales s’affichent encore plus. Le ressentiment augmente contre « ceux qui ont fui », ou ceux qui disposent d’espace (pas forcément les plus riches en province, soit dit en passant). « Il faudra que justice se fasse », est-il même écrit. Que cette crise nous serve d’électrochoc pour reconstruire une société plus solidaire, plus fraternelle, plus respectueuse de tout l’écosystème du vivant, je l’appelle de tous mes vœux et j’y contribuerai dans la mesure de mes moyens. Oui, je sais que l’injustice règne et qu’il y a, aujourd’hui encore plus qu’hier, des gens en détresse profonde et qu’il faudra, au nom des droits de l’homme dont nous nous habillons trop facilement, apporter des réponses concrètes au sort des plus démunis, pour ne laisser personne en dehors de ces droits. Mais s’il s’agit de trouver des boucs émissaires, des coupables potentiels, en désignant sous un prisme arbitraire qui doit répondre d’une « justice » autoproclamée, ce sera sans moi. Le virus est profondément égalitaire : il tue sans distinction de classe, de peau, de religion, de pays.

Certains mots sont des armes bactériologiques dans cette drôle de guerre. Ils infectent les esprits et propagent des idées nocives.

Aux États-Unis, Trump accole avec cynisme « chinois » au virus, mais le covid-19 n’a pas plus de nationalités que la grippe espagnole, bien mal nommée, puisqu’elle serait probablement venue du Kansas. Au secours Bob Morane, l’ombre de Monsieur Ming revient et on ne peut pas la tuer ! Ailleurs, le virus est européen : Italien, Espagnol, Français, allez savoir, choisissez le pays que vous voulez, il ne s’en vexera pas pour autant, il se moque bien des frontières, lui.

La réalité c’est qu’il faut mobiliser les troupes en nommant le mal autrement que de son vrai nom : la nature. Nous nous croyons les animaux les plus puissants, et nous sommes en déroute face à un organisme microscopique. Nous n’avons rien vu venir et nous n’étions pas prêts. Le pire est probablement que nous amorçons un cycle. On pourrait dire qu’à l’ère de l’anthropocène, le système immunitaire de la terre mère, Déméter, fabrique ses anticorps contre la toxine humaine. Ainsi faisant, nous continuerions à vouloir incarner et donner une volonté à ce qui nous menace et que nous ne comprenons pas. Comme nous l’avons fait pendant des millénaires avec tant de divinités. Cela ne nous a pas aidé. Toutefois, tout ce que nous avons transcrit dans les mythes, révèle des invariants de la psyché humaine.

Ishtar – toile en cours

La situation me fait songer à Ishtar, la déesse Sumérienne Innana, et à sa descente aux enfers. Elle se prépare au départ en se parant de tous ses bijoux, de tous ses pouvoirs, peut-être dans un esprit de conquête, avide d’ajouter les territoires de sa sœur Ereshkigal, la déesse des morts, aux siens. Au cours de son voyage, elle se dépouille progressivement de toutes ses parures. Finalement nue, elle échoue et meurt, destinée à rester enfermée aux enfers, pendue à un clou.

               Le dieu Enki usera d’un stratagème pour ramener Ishtar à la vie. Mais les juges des enfers la préviennent, nul n’est descendu dans le monde d’en bas pour en revenir quitte. Il faut un substitut. Ishtar choisira Tammuz, son mari, son amant, qui visiblement ne pleurait pas sa femme et profitait du pouvoir et des plaisirs de la vie en son absence.

               Nul ne revient des enfers sans en être marqué. Nul ne revient des enfers sans en vouloir à « celui qui n’a pas souffert » et sans demander qu’il le remplace.

               Je sais qu’il y aura toujours des personnes pour me reprocher de philosopher et d’en appeler aux mythes dans les jours difficiles. Mais s’il faut garder de la distance entre nous, sachons aussi la garder dans nos perspectives. Ne lisons pas l’histoire au pied de la lettre, prenons autant de recul que possible. Pour tenir. Pour garder notre humanité.

               La distance c’est ce qui m’a surprise au marché de samedi dernier (21 mars). Une file régulée, bon enfant, qui attendait patiemment, de mètres en mètres. Chacun tranquille, presque philosophe, aucune bousculade. Voilà qu’il est supprimé aujourd’hui ce marché, sans que l’on comprenne bien pourquoi celui-là aussi alors qu’une organisation respectueuse de la « distanciation sociale » s’était mise en place.

La distance en termes de calendrier, c’est ce qui m’a surprise cette semaine par rapport au prochain créneau de livraison en ligne que je pouvais obtenir. Moi qui depuis des années n’allais plus au supermarché – adepte des marchés pour les produits frais, de la livraison à domicile pour le reste, me voilà dans l’incapacité de procéder comme à l’ordinaire. Tout le monde se rue sur les courses en ligne.

Petite chimère apprivoisée

J’imprime obéissante mes attestations de sortie pour faire mes provisions (de la semaine) et je renouvelle régulièrement l’impression, parce qu’il faut rajouter de nouvelles cases, de nouvelles limitations. Elles me font l’impression de lettres de cachet à l’envers. Pour sortir, il faut montrer patte blanche, ou en tous cas, une patte agréée. Non pas que je sorte souvent et pas vraiment pour faire du jogging. En tant qu’asthmatique chronique, ce n’est pas une bonne idée pour la saison. Paradoxalement, je respire mieux. Moins de pollution. Celle-là tue aussi et on ne lui a pas déclaré d’hostilités ouvertes. Dans les magasins, certains rayons sont vidés à une vitesse inouïe. À force d’utiliser la terminologie de la guerre, tout le monde pense rationnement, et chacun fait ces stocks. Une absurdité alors qu’il n’y a aucune pénurie. L’irrationnel s’invite à nos tables par trop souvent.

La distance, c’est ce qui est accolé au cours que j’ai fait cette semaine. L’absence des visages crée une étrangeté dans l’interaction. Les voix sont là, parfois un peu décalées et il manque cet échange des regards à l’aune duquel vous pouvez mesurer ce qui est compris.

               La distance et l’absence, c’est ce que j’ai ressenti brusquement en voyant mon fils aîné en visioconférence, après plusieurs jours uniquement par téléphone. Voir son visage était curieusement une émotion forte, mélange de réconfort et de manque. J’étais bien sûr soulagée de le voir et heureuse que son visage animé, illuminé de vie et de sa volonté propre, casse le souvenir statique et réducteur qui commençait à se construire dans ma tête. L’étincelle dans ses yeux me donne envie de rire et de pleurer à la fois.

Pourtant, deux semaines à peine nous séparent et uniquement « physiquement ».

L’ennui

J’appelle ma mère tous les jours, pour qu’elle ne se sente pas seule. Elle s’ennuie. Jamais je n’ai autant mesuré la distance de mes proches qui à la fois se rallonge et raccourcit à vue d’œil alors que nous tentons d’envoyer des fils de son dans tous les sens pour tisser la toile du cocon qui – pensons-nous – les protégera. Comment exprimer ce besoin effréné de leur dire à tous nos pensées amies parce qu’il y a cette probabilité – même infime – que demain il soit trop tard. Ou pour eux, ou pour nous. Alors on essaie d’assurer la solidarité humaine, tant que nous le pouvons, pour la faire perdurer le plus longtemps possible.

Depuis peu, nous sommes devenus aveugles aux lendemains.

Je me souviens de cette expérience « les Yeux grands fermés », au Futuroscope à Poitiers. Je l’ai faite il y a des années et elle m’a laissé un souvenir durable. Il s’agissait, guidé par un non voyant, de faire un parcours dans le noir le plus complet. Je me souviens des vibrations de l’air, de la nature du sol, qu’on ressentait plus fortement. Je me souviens aussi du sentiment de malaise, proche de la panique, quand m’étant fait distancer – ou croyant m’être fait distancée – j’ai eu l’impression que quelqu’un dans l’ombre était proche de moi, mais pas là où il aurait dû être, dans la file. Je m’imaginais deviner une forme humaine, plus noire que le noir, mes sens en alerte m’envoyant le signal d’une silhouette tapie là, observant silencieusement le troupeau de moutons, comme un prédateur.

Souvenir de l’abîme

Peut-être était-ce un mannequin dont les formes interrompaient un souffle d’air ou un son ténu et mes oreilles ou ma peau ont réagi. Toujours est-il que j’ai probablement donné une intention à quelque chose d’inerte que je ne voyais pas.

Nos sens peuvent nous tromper, comme ils peuvent nous envoyer de multiples données dont nous ne nous apercevons même pas. Nous utilisons majoritairement la vue et l’ouïe, mais l’odorat, le goût, le toucher interagissent également avec ceux-ci. Quand nous perdons un sens, notre rapport au monde change. Il semble que le covid-19 ait ce pouvoir de faire perdre momentanément le goût et l’odorat. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?

Je me dis que la question va m’occuper pour un petit moment, je vais me renseigner, y réfléchir, laisser vagabonder mon imagination. J’ai encore tant de choses à apprendre, tant de choses à comprendre et à créer. Je ne me sens pas enfermée, pas limitée. Je ne m’ennuie pas. Mes voyages intérieurs m’ouvrent toujours des fenêtres sur des horizons multiples. Tant que mes sens fonctionneront, tant que j’entendrai battre le cœur du monde, tant que je verrai le ciel, tant que je pourrai lire, écouter, parler, écrire, peindre, manger et goûter la vie d’une manière ou d’une autre.

Enfermement

ENFERMEMENT

Peut-être, comme dans l’expérience de Poitiers, par moment je ne fais que ressentir trop fort l’ombre d’un mannequin qui prend des proportions gigantesques et terrifiantes, parce que je ne vois pas encore et avec exactitude de quoi il s’agit.

Cependant, si moi je ne me sens pas enfermée, je sens à l’extérieur de ma bulle, l’angoisse monter après deux semaines de confinement. J’entends les plaintes, les peurs pour ceux qu’on ne peut protéger et ceux qui sont partis, les pleurs, les séparations déchirantes, les deuils impossibles à partager, les enfants, les adolescents et les femmes que le confinement met à portée de plus de violence et je sens que la distance avec l’ombre est ténue.

Alors, tant que nous le pouvons aujourd’hui, témoignons, parlons, échangeons, ne laissons personne de côté, autant qu’il nous est possible de le faire. Demain, je ne sais pas ce qu’il arrivera. Je ne sais pas s’il s’agit d’un passage vers un autre avenir, ou juste un passage difficile parmi d’autres qui ont déjà eu lieu. Nul ne le sait. Mais de ce temps étrange, il restera toujours des traces d’humanité pour nous réunir à travers les âges et faire que nous ne soyons jamais seuls. Dans ce qui sera, souvenons-nous de ce qui a déjà été. Confinés, nous pouvons au moins y réfléchir et nous préparer à l’après.

Pour le moment.

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