Un jour brumeux traverse avec peine la verrière encrassée du toit en béton. Les murs gris se reflètent sur les étals du marché, rendant les navets blêmes, les tomates dépressives et les fruits blafards. Seul reflet doré, la reliure en vieil or d’un livre très ancien posé sur l’étal d’un brocanteur de passage.
Il vous a attiré. Ce qui vous a poussé ce matin à venir ici, faire quelques courses de nourriture, je ne le sais pas plus que vous, mais c’est trop tard, cela n’a déjà plus d’importance. Par ennui plus que par envie, vous avez feuilleté l’ouvrage que vous tenez à présent dans les mains et vous n’en détachez plus le regard.
Vous voici pris au piège, vous entrez dans mon histoire.
Autant vous prévenir, vous allez devenir moi. Enfin, pas vraiment moi, je me mets en avant, car je suis celui qui raconte, la voix off qui perdure. Voyez-vous, je m’accroche encore au pronom subjectif singulier, mais il y a tous les autres aussi. Quels autres? Seulement ceux qui clament qu’ils sont encore vivants, ceux qu’on entend encore un peu et ceux qui murmurent. Quant à ceux qui se sont perdus entre les lignes, impossible d’entendre leur voix désormais, il n’y a plus rien à en dire. Effacés, ils laissent des pages blanches pour les nouveaux arrivants. Parfois, leurs manières nous permettent de croire que les histoires ne se répètent pas trop, qu’on peut renouveler les genres. Mais tous, pour finir, on dit toujours à peu près les mêmes choses.
Vous ne comprenez encore rien à ce que je raconte. C’est fumeux et risible croyez-vous ? La prose de ces lignes vous ennuie ? Essayez donc de refermer ce bouquin puisqu’on en est là. Vous n’y arrivez pas ? Vous criez d’indignation? Laissez tomber et regardez autour de vous. Vous ne constatez rien de particulier ? Ce n’est pas que vous ayez quelque chose à voir, en même temps. Hé là, attention, ne vous énervez pas ! On n’aime pas trop ici se faire un sang d’encre.
Ha, voilà, avec cette jeune fille vous allez comprendre. Elle vous fonce dessus n’est-ce pas ? Pas la peine de vous déplacer, laissez-la venir. Ça surprend n’est-ce pas ? On a tous ressenti ça. Ce froid, cette déchirure et soudain, quelqu’un vous est passé à travers et tout est devenu brouillard. On distingue graduellement des formes, des souvenirs, des couleurs et des odeurs qui se mélangent progressivement pour devenir un ruissellement de signaux provenant de toute part. Puis des ombres arrivent à se dégager de ce chaos des sens et nous reniflent comme des chiens cherchant la reconnaissance d’une caresse. Elles viennent nous raconter leurs histoires, avides de survivre encore dans le roman du monde.
Quand ce flux ne nous entraîne pas vers l’oubli, on devient des passeurs. Vous et moi mon ami, nous sommes destinés à être pour un moment encore ceux qui se souviennent pour tous. Nous sommes des cueilleurs de mémoire, des tisseurs de trame. Nous avons le noble rôle d’étoffer le livre des heures mortes. Jusqu’à ce que nous ne sachions plus ou ne pouvions plus rien dire. Jusqu’aux suivants.
Vous avez peur ? C’est vrai, le marché a disparu. Il ne reste rien. Enfin, au moins, vous n’êtes pas seuls. Nous restons ensemble.
Nous. Ils. Je. Il. Moi. Vous. Toi. Le livre.
Vous devenez moi. Moi le livre, composé de tant d’êtres autrefois vivants, à jamais inachevé, toujours à écrire une nouvelle histoire, celle de votre présent aujourd’hui, celle de mon passé hier, et celle de tant d’autres encore à venir. Ici, pourtant, il n’y a pas d’avenir. Que des histoires qu’on ressasse pour ne pas oublier d’avoir été humains. Pour se dire que même si on ne ressent plus rien, il fût un temps où nous avions une raison de vivre et que nous avons senties les caresses du soleil, du vent ou de la pluie sur notre peau nue. C’est à ce genre de souvenirs que je m’accroche quand la poussière du parchemin me dessèche trop l’esprit.
Laissez-moi vous raconter mon histoire. Ce sera bientôt la vôtre puisque nous allons partager ces pages. J’étais un homme ordinaire, sans doute plus chanceux à certains égards que la moyenne. Du moins je l’estimais sur des critères qui me satisfaisait : un bon emploi d’administrateur de théâtre, des ambitions de dramaturge, quelques talents de metteur en scène, une famille aimante, un environnement agréable, des amis attentionnés. Je ne me souviens pas avoir été confronté à des obstacles insurmontables ni avoir laissé au monde une postérité remarquable, mais je crois bien avoir été de mon vivant un assez honnête homme, plutôt plaisant et agréable à vivre. Etais-je pourtant inoubliable ? Il faut croire que non.
Ma vie passée tient peu de place ici, contrairement à d’autres, l’encre de mon souvenir s’efface assez facilement. Je ne tiens que grâce à la fiction et si je ne me renouvelle pas rapidement, je risque de disparaître. Ce qui me contrarierait grandement, à moins que vous et moi ne fassions une bonne équipe. Je l’espère, même si cela ne vous semble pas pour le moment un horizon appréciable. Vous pourriez changer d’avis. Quoiqu’on puisse en dire avant l’échéance ultime, nous sommes nombreux à nous rattacher à l’espérance de perdurer.
Les grandes espérances de reconnaissance … C’est avec ce genre de chimères qu’on fait les hameçons du Diable. Hum, vous ne semblez pas aimer ce terme. Appelez-ça comme vous voulez. Je veux parler de cette entité qui se cache au cœur de nos peurs, de nos désirs inassumés, de nos espoirs craintifs, et qui s’en nourrit. De mon vivant, je me souciais peu de ce qu’on nomme Dieu ou Diable. Ce sont souvent des mots pour dire des choses qu’on ne sait ni nommer ni comprendre. Pourtant, au nom de ces mots, les hommes croient agir pour le bien et n’hésitent pas à commettre des crimes. Faire le mal au nom du bien, j’ai toujours été surpris de ce que les dogmes religieux s’en accommodent si aisément. Le problème est sans doute dans ce que les uns ou les autres désignent comme étant « le mal ».
Ce livre, par exemple, vous diriez qu’il est quoi ? Les plus anciens – ceux qui sont ici – le prétendent diabolique. Il l’est sans doute pour eux, car leur représentation du monde est assez caricaturale. Les voilà enfermés dans l’enfer pour l’éternité, par désespoir et petitesse d’esprit. Cela fait des années qu’ils radotent les mêmes choses à propos du « liber maleficorum » et ses tentations qu’il faut refuser. Leur encre se délave un peu plus chaque jour et il ne reste d’eux que des phrases racornies, de pauvres litanies. Oui, « liber maleficorum », ce fut un nom donné au livre. Il me semble que ce n’est pas lui rendre hommage. Car si vous observez bien la situation dans laquelle nous sommes plongés – moi depuis plus longtemps que vous et je parle d’expérience – le livre vous ouvre des possibilités infinies.
Comme j’ai pu vous le dire, mon histoire réelle tient très peu de place entre ces pages. Je pourrais les parcourir de long en large jusqu’à m’en lasser et devenir comme la plupart des êtres piégés en ces lieux : une redite de moi-même, ennuyeuse à mourir. Quand on s’en lasse, on tourne la page et c’est un allez simple pour le néant, on disparaît. Rien d’attrayant, n’est-ce pas ? Néanmoins, j’occupe un espace ne s’arrêtant pas aux proportions étriquées de ma vie. Voulez-vous savoir comment ? C’est simple, voulez-vous être le matériau d’une histoire ou un maître des histoires ? ¨Si vous disposez d’assez d’imagination, vous ne serez pas enfermé ici à ratiociner sur les limites de l’enfer, qu’il s’agisse des autres ou de vos souvenirs d’eux. Car le livre vous permet d’écrire et de vivre tous vos rêves les plus fous. Et il ira de lui-même dans les mains de lecteurs avides de vous lire : ce n’est rien de moins que le pouvoir de créer !
Voyez-vous, cela fait de nombreuses années que le livre m’a choisi. Je pense ne pas l’avoir déçu au point d’en être devenu la trame principale. Mon empreinte l’imbibe, le livre s’est déjà repu de moi au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer, il a réinventé avec d’autres mots toutes les histoires que j’aies lues, toutes celles que j’ai vécues, toutes celles que j’ai entendues et il a usé jusqu’à la corde toutes celles dont j’ai rêvées.
Le livre choisit en moyenne un lecteur sur mille pour devenir un de ses auteurs. Avant moi, il les remplaçait régulièrement pour rester dans l’air du temps. Fort heureusement, notre symbiose a fonctionné à merveille. Il m’arrive de partager ma plume avec de nouveaux arrivants occasionnels mais si la plupart se sont fatigués au fil du temps, je suis toujours là. Le livre a flairé en moi mes envies d’évasion, mes désirs d’aventures extraordinaires, mon besoin de création, et mes prétentions d’écrivaillon. Il m’a attiré dans ses rets.
C’était un bel été de 1854, il trainait sur un rocher au soleil, ce qui ne pouvait qu’être un oubli. « Il » est très doué pour apparaître au bon endroit, au bon moment et trouver quelqu’un pour l’ouvrir. Comme vous, je n’ai fait que le feuilleter, je voulais trouver une adresse où le remettre. Je fus absorbé.
On ne disparaît pas comme cela dites-vous ? Non, sans doute. Si ça peut vous rassurer, je suis mort d’apoplexie ce si bel été, je l’ai su par un brocanteur quelques années plus tard, qui s’était aventuré à nous lire, par erreur. Je l’ai connu trop peu de temp, faute de matière, il s’est malheureusement effacé très vite. Ho ! Ça ne vous rassure pas.
Ne le prenez pas mal, mais je pense que vous manquez d’un peu de recul pour saisir toute l’opportunité qui s’offre à vous. Tous les lecteurs du livre ne finissent pas comme nous. Les élus ont tous montré une appétence à l’écriture et une certaine prétention, si ce n’est réussite, dans le domaine. Pour la plupart, nous ne sommes que des écrivaillons à qui est donnée la puissance de créer. Une véritable tentation quand il nous manque encore la reconnaissance de notre talent (si tant est que nous en ayons bien un). L’ego est un puissant moteur pour toute œuvre.
Vous pouvez prétendre rechercher la beauté, vouloir rendre compte de l’histoire, partager vos réflexions de fond, ironiser sur vos contemporains ou dénoncer les travers de votre société ; mais soyez honnête. Paraître plus intelligent, plus visionnaire, être apprécié pour votre esprit, attirer l’attention, laisser une trace, bien sûr que vous écrivez pour cela, aussi. C’est de cette envie égoïste que naît le pacte. Nous y aspirons bien plus que la moyenne. Si vous ne l’aviez pas chevillée au corps, vous ne seriez pas là. La magie ne fonctionne pas sans le désir.
Le livre est un buvard qui absorbe nos vices d’écrivains et de lecteurs. Il se nourrit des envies d’autres mondes, d’aventures extraordinaires, autant que de nos déceptions envers la réalité, de nos faiblesses et de nos mauvais côtés. Si je n’avais pas eu autant de jalousie envers le jeune Jules Verne et la facilité avec laquelle il créait ses histoires, je n’aurais pas été tenté par ce qui m’était offert : fasciner des générations de lecteurs qui littéralement ne pouvaient décrocher de mes histoires, jusqu’à en dépérir.
Je vous l’ai dit : le livre se nourrit. L’énergie contenu dans les émotions des lecteurs lui ouvre des portes sur les voies de l’imaginaire, vers d’innombrable espaces de conquêtes. Par le truchement de l’esprit, l’invisible et le non-nommé prennent existence dans un lieu au-delà de tous les lieux, un lieu qui n’est pas, mais qui devient, par le pouvoir du verbe qui se fait chair, au moment où l’esprit le conçoit.
Le livre a ce pouvoir : de la chair au verbe, du verbe à la chair, il est la pierre philosophale d’une transmutation biblique.
Nous avons écrit tant de pages de concert ! Puisant dans ma substance, se nourrissant de mon essence, nous avons voyagé très loin dans les arcanes du pouvoir de création. Quel écrivain ne rêve pas d’un livre qui changerait le cours de l’histoire ? Le livre, mon ami, fait plus que cela ! Il fabrique les mondes de toutes les histoires qu’on lui écrit. C’est un démiurge. Oui, bien sûr, au prix de quelques vies, mais ne soyons pas mesquins. Nos vies ne pesaient, de toute façon, sur le cours d’aucun univers. Notez aussi que je suis là depuis très longtemps sans m’être jamais ennuyé une seconde. Vous ne serez enfermé ici que si vous croyez l’être. Sinon, vous pouvez voyager dans des espaces infinis.
Ha…Je vois bien que vous commencez à montrer des signes d’intérêt. On ne vous a pas choisi pour rien.
Les effacés ? Oui, c’est le risque, c’est ce qui arrive quand on n’a plus rien à raconter et qu’on manque d’inspiration. Mais si vous arrivez à maintenir un certain rythme d’écriture et satisfaire les envies du livre, fût-ce avec de nouvelles têtes, pour de nouveaux matériaux d’histoires, tout va bien. Ces derniers temps, je commençais à me répéter, d’où mon besoin de faire intervenir un nouveau personnage, avant que le livre ne se lasse. Mon style est malheureusement un peu suranné. Il faudrait que nous renouvelions le genre. Sans doute faudra-t-il quitter les brocantes des marchés, plus personne n’y feuillette les livres, vous êtes arrivé à point nommé.
Je vous propose de faire équipe. J’ai peu exploité jusqu’à présent mes talents de metteur en scène mais en les utilisant avec l’aide d’un moderne comme vous, on va pouvoir innover. C’est une règle qui n’a guère changée depuis des millénaires : en reprenant de bons classiques et en les réécrivant au goût du jour, on passe à peu de frais pour un génie littéraire.
Mais que me dites-vous mon ami, vous avez déjà des idées ? Une application mobile ? Je n’y comprends goutte. Cela fonctionne avec de l’encre ? Parce que c’est un ingrédient du pouvoir du livre, je doute qu’on puisse faire sans. De l’encre numérique ? Je … Ha, si tout cela permet d’attirer l’attention et de faire rêver … Le marketing ? C’est votre métier ? Vous me dites que vous avez un business model pour la suite ? Que nous écrirons cent fois moins pour attirer mille fois plus et sans nous fatiguer ? Que nous pourrons créer tous les univers les plus improbables sans choquer qui que ce soit ?
Hé bien mon ami, pourquoi pas, Si ça permet d’avoir des émotions.
Mais attention ! N’oubliez pas de ne pas tourner la page trop vite …