Au pied de la lettre – Le septième Jour

Abandonné …

La fin du monde, on la voit toujours de sa fenêtre. C’est ce que j’ai voulu dire dans ma précédente chronique, ainsi que la nécessité, quoi qu’il arrive, de rester ouverts aux autres et nous en soucier. Sinon pourquoi croire en l’humanité?
Maintenant que nous sommes au pied du mur, je me rends bien compte que la question du pourquoi n’est évidente pour personne. « Grattez le vernis de civilisation dont les siècles nous ont couverts, et l’homme primitif reparaît », a écrit Alfred Dreyfus. On a tendance à croire un homme qui a souffert directement. Cependant, restons-en aux faits et analysons-les, voulez-vous ? Qu’entendons-nous, que projetons-nous sur « l’homme primitif » ? D’autres ont théorisé sur cette notion, ce qui conduit à un curieux avatar de l’homme primitif d’avant la « civilisation » qui serait … le zombie. J’ai mis de côté – pour les huit semaines de lecture qui nous attendent, si, si – un essai qui m’intéresse « petite philosophie du zombie, ou comment penser par l’horreur » de Maxime Coulombe. Le contexte est posé dans la critique que fait du livre Guillaume Asselin : « Si le zombie reparaît aujourd’hui avec une telle insistance, s’il se présente sous la forme éminemment contagieuse de l’épidémie dont il est tout à la fois le vecteur et le produit, c’est comme symptôme à peine déguisé de la maladie qui nous ronge. Cette maladie, c’est celle de l’Occident (post)moderne dont l’idéologie de (sur)production et le capitalisme sauvage produisent des zombies à la chaîne. »

               Nous y voilà, libéralisme économique, épidémie, zombie, l’homme est un animal.

Mais le dernier point on le savait, non ? L’Homme est un animal. N’importe quelle taxonomie depuis Buffon le reconnaît. La question de l’état de nature nous divise cependant. Car tous les animaux ne sont pas égaux (surtout les cochons dans une certaine ferme). Est-ce que notre animalité primitive – derrière le vernis – fait de nous des monstres, ou le « bon sauvage » existe-t-il ailleurs que dans l’imaginaire de Rousseau ? Combien de temps le « contrat social » – si tant est qu’il se puisse être contracté -prévaut-il sur l’intérêt particulier ?

Guillaume Asselin rend compte du livre de Maxime Coulombe ainsi : « ce que révèlent ces fictions (post-) apocalyptiques, c’est précisément la facilité avec lequel le lien ou le liant communautaire s’érode — comment, livrés à eux-mêmes, les hommes ont tôt fait de balancer le contrat social par-dessus bord pour ne plus se soucier que de leur petite personne. ».

Le zombie témoignerait ainsi de « notre incapacité à rêver un autre futur pour l’homme ».

rêve encadré

Voilà, le décor est posé, j’ai les tenants, mais pas les aboutissants et une situation pour y réfléchir. Comment allons-nous réagir à cette pandémie, serons-nous capables de réinventer un autre futur pour l’homme? En tous cas, nombreux sont ceux à croire qu’il y aura « un avant » et « un après ».

Franchement, de ma fenêtre, au bout d’une toute petite semaine, j’ai des doutes. Alors j’ai décidé de témoigner, au pied de la lettre, de ce que je vois se passer. Puisqu’il faut bien commencer par un bout, je prendrai la date du jeudi 12 mars, première annonce en France de la fermeture des établissements scolaires, pour « au moins 15 jours ». Je note bien le « au moins » et je prends conscience du glissement qui s’opère. Si nous en sommes là, c’est que « le bouton du mandarin » n’opère plus. La France n’était qu’à un battement d’ailes du virus venu de Chine, il est arrivé à nos portes. Nous barricadons nos enfants.

Enfin, pas vraiment. Le vendredi soir, je vais à la boulangerie. Deux mères accompagnées de quatre enfants – dont une à trottinette et le nez qui coule– occupent tout l’espace devant moi. Après quatre passages de l’engin roulant presque entre mes jambes, c’est avec soulagement que je les vois sortir quand mon tour arrive. Je pense à Alphonse Allais et me dis : « Il y a des moments où l’absence d’ogres se fait cruellement sentir. » L’instant d’après, j’ai honte. J’ai des enfants et je sais que les ogres existent.

Une amie me téléphone pour me proposer une place de théâtre le soir même, celle qui devait venir avec elle s’étant désistée (a priori par peur du coronavirus). Je décline. Même pas par peur (je ne veux pas être contaminée) ou par altruisme courageux (je ne voudrais pas contaminer les autres). Je suis dans ma période d’allergie, j’ai le nez qui coule, des crises d’asthme potentielles et une grosse fatigue. J’imagine la tête des autres à la vue de ma rhinite et conjonctivite saisonnière. Et la seule pensée de me prendre encore une fois les bouchons parisiens – j’ai testé les dernières grèves et manifestations – sape le peu d’enthousiasme social qui me reste. Timidement, je tente un échange, pas la pièce, mais je suis fin prête à aller à une nocturne du Louvre le mercredi prochain, c’est le moment où jamais de me rêver Belphégor, pouvant enfin rôder avec un rire sardonique -quoique silencieux -dans les couloirs du musée. Mon amie opine d’un « on verra » dubitatif – l’air de dire c’est encore loin ça, mercredi. Au moins cinq jours. Tout peut changer.

rêve d’horizon

Samedi, je vais au marché. Bien avant 10H30, le moment fatidique où les SUV flambants neufs avec quatre roues motrices arrivent pour stationner en double file à cent mètres de la première place libre, et où garder sa place dans la file d’attente est la seule guerre des tranchées que je connaisse – jusqu’à présent. J’habite dans le 92 relativement chic. Manque de chances, le marché est pris d’assaut et on se bouscule dans les couloirs -de moins d’un mètre de largeur – entre les étals. Que se passe-t-il ? Naïvement je me dis qu’il s’agit de planifier de quoi nourrir les chères têtes blondes la semaine suivante, les cantines étant fermées.

Dimanche, je suis dans un état comateux, comme tous les Français les dimanches, ce jour haï de Juliette que tout le monde a oubliée, sauf moi, à cause de Belphégor et du Louvre. Oups, non, pardon, je suis allée voter et j’ai peint. Au bureau de vote, j’étais à plus d’un mètre des autres (dont aucun n’a toussé), j’ai utilisé le gel et mon stylo, je n’ai serré la main de personne. Je ne me suis pas sentie irresponsable, en tous cas moins qu’au marché, où est allé un de mes voisins qui a décrété que ceux qui allaient voter étaient des cons inconscients. Ensuite, drapée dans la dignité de ma connerie citoyenne, j’ai peint tout l’après-midi. Jusqu’à ce que nous ramenions notre fils aîné dans sa chambrette à Versailles, avec des plats cuisinés pour la semaine (seul en son royaume avant la fuite à Varennes ?).

Lundi, on sent que ça commence à grincer, sur les lèvres passent des murmures, stupeur, cris et confinement. Mon fils à Versailles n’arrive plus à trouver de papier toilette. Le trivial tue les rêves de royauté. Je dois aller le ravitailler ; les supermarchés à sa proximité ont été pillés. Pourtant, il n’y a pas de pénurie. Mais autant la créer, pour se mettre dans l’ambiance zombies. C’est à des petits signes comme cela qu’on voit poindre la fin d’une civilisation, que le vernis s’écaille, ou qu’on peut dire, plus prosaïquement : on est dans la merde.

Bouchon à l’entrée de l’A13, je ne peux pas croire qu’il s’agisse d’une manifestation. Une bonne partie des Parisiens – je n’ai pas les chiffres, il faudrait un recensement et qui se porte volontaire ? – tente un exode. On va faire respirer le bon air des campagnes aux nez qui coulent … Alors, autant ne pas oublier le papier toilette.

Un ange passe, foudroyé

Lundi soir, il s’agit de mettre bon ordre à tout cela. Les Parisiens sont rappelés à l’ordre ainsi que tous les Français, nous sommes en guerre, nom de Jupiter ! La foudre s’abattra dès le lendemain midi sur les resquilleurs. Il ne faut plus sortir et il faut le prendre au pied de la lettre. Qu’il faudra d’ailleurs exhiber en attestation à chaque sortie de territoire personnel, comme un mineur lorsqu’il quitte le pays. Pas le choix. Le personnel médical essaye d’expliquer depuis trop longtemps qu’on ne pourra bientôt plus sauver des vies si nous continuons à gambader comme si de rien n’était. On les applaudit une fois confinés, eux ne peuvent pas l’être. Il n’y a pas de choix, mais il y a la réalité.

Mardi est officiellement mon premier jour de confinement. Je termine ma peinture. Tout le monde derrière ma fenêtre prend sa température matin et soir. Les caricatures et les bons mots circulent, les personnes, moins. Je m’en réjouis parce que c’est la seule façon de contenir ce qui va se produire et qui reste encore, pour trop de gens, du domaine de l’impensable.

Mercredi je travaille pour un contrat, je ne vois pas le temps passer. Aux informations du soir, des plus ou moins inconnus témoignent de leur énorme effort à rester chez eux (après une journée et demie de confinement) et qu’ils sont tous prêts à craquer (leurs frigos remplis aussi). Je regarde pensivement l’attestation qui permettrait de faire son jogging, mais pas d’avoir des rêveries de promeneur solitaire. Je doute des interprétations.  Je note bien que ni l’art ni la littérature ne sont de première nécessité en temps de guerre, même contre les virus, et je me prépare à préserver en moi le souvenir de la bruyère. J’explique à ma mère que si elle veut prendre l’air, il ne faut surtout pas avoir pour motif la nature, ou soulager son arthrose, mais la boulangère. Qui, en passant, jusqu’à mardi, ne prenait pas son pain avec des gants. Le pied de la lettre est un peu lourd d’oreille.

Aujourd’hui jeudi 19, il me semble que les gens s’appellent davantage, échangent plus, par tous les moyens de communication à distance. Les balcons fleurissent d’inventivité. Est-ce la réalité ou ce que je veux croire ? Ma mère me pose les questions les plus improbables pour savoir ce qui peut ou ne peut pas rentrer dans les cases à cocher. Peut-elle tondre la pelouse ? Oui. En même temps, je ne suis pas sortie au-delà de ma terrasse depuis mardi et je réponds par logique. C’est un pur exercice intellectuel. Du coup, je pense à rempoter mes orchidées et si je n’ai pas de pots de réserve, je suis sûre que cela va me manquer. Il y a une semaine, je m’en serais moquée.

Il y a plus d’une semaine, j’étais prête au confinement, sans la moindre idée de m’en plaindre. D’ailleurs, je ne m’en plains pas, ce n’est pas ça. C’est juste que je suis ennuyée par le discours tenu pour rendre les gens plus matures et moins égoïstes. Faut-il utiliser un vocabulaire guerrier pour inciter à la solidarité ? Je ne suis pas en guerre, à essayer de me protéger des bombes, à chercher désespérément de la nourriture, à avoir peur des soldats, à ne pas oser dormir. Ça n’a rien à voir, j’ai des murs et un toit autour et au-dessus de moi, ceux que j’aime sont là, au chaud, et je n’ai pas à craindre les heures sombres et les matins blêmes.

Bien sûr, le pillage des supermarchés, le marché noir des gels et des masques peuvent faire douter qui veut douter. Mais l’enjeu ce n’est pas de se battre pour se protéger, c’est simplement d’éviter de contaminer les autres et du coup, de mettre en danger les plus faibles, qui le seront, si on laisse le virus se propager du fait de nos déplacements sans distanciation sociale.

Rester chez moi ne me donne pas le statut de résistante, sauf à vouloir dépouiller les mots de leur sens. Je suis juste une citoyenne, consciente du principe de solidarité sous-jacent au « contrat social ».

Est-ce que ce contrat social va être totalement infecté par le Covid-19 ou en sortira-t-il grandi, renouvelé ? Je n’en sais rien, je ne vois les choses que de ma fenêtre, mais je vais tenter de décrire cette drôle de guerre. En essayant de ne pas prendre ce vocabulaire au pied de la lettre.

C’est le septième jour. Pourtant, ce n’est que le commencement.

Étiquettes:

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *