Paris des mystères

Je t’ai follement aimée. Je n’étais pas la seule et pourtant l’écho des voix de tes amants, te sublimant ou te maudissant, ne faisait que te rendre plus chère à mes yeux. L’amour est peut-être un voyage. Si c’est le cas, quand on croit qu’il se termine, l’arrivée nous laisse dévalisés d’une part de nous-mêmes : dévitalisé.

J’aimerais pouvoir t’aimer comme il me le fût possible, dans toutes tes apparences, de la grande dame à la clocharde avinée. La nuit, il m’arrive encore de rêver à tes yeux de reines dans le jardin du Luxembourg. Chaque fois que je passe sous le pont Mirabeau, les mêmes mots me viennent aux lèvres à regarder couler la Seine. Mon cœur rate un battement du temps puis se reprend à espérer d’autres futurs d’antan. 

Ce qui n’a jamais existé ne reviendra pas.

Je cherche à la montagne Sainte-Geneviève la trace des fantômes morts dans la misère après t’avoir revêtue de mots somptueux. Tu es fatale à ceux qui te rêvent trop. Les autres savent bien mieux te vendre. Les rois poètes tombés dans tes bras n’avaient d’autres couronnes que tes promesses de gloire et de beauté. Pour certains, elles se sont révélées bien amères.

Il n’y a pas d’amour de toi heureux.
Paris des libertés

Sur les tombes de la commune, la pièce montée du Sacré-Cœur marchande ses bonbons de toi travestie. À la place du tertre, les joues rouges des poulbots ne parlent plus de la misère et les souvenirs du maquis de Montmartre, s’affublent des teintes pittoresques d’un paradis perdu.

Qui croirait que tu fus ensanglantée, affamée, révoltée, libre parfois aussi, quand tu minaudes ainsi.

Il y a peu, tu avais repris un visage de belle endormie, ton piège à papillons pour princes mendiants de ton rêve. Certains s’y sont pris déjà, épris de tes sortilèges. Ma malédiction est de me souvenir et d’entendre résonner leurs paroles aujourd’hui.

« Personne n’était plus assis dans les cafés

Il pouvait aussi bien faire beau que pleuvoir ».

La vie ressemble toujours à autre chose qu’aux mensonges de notre mémoire et « tout le passé se lit comme on lit un poème ». J’ai presque oublié de lire entre les lignes de mon amour pour toi ce qu’il y avait d’espérances, en ce temps-là d’avant. Mais avant quoi ?

Tout le passe se lit comme on lit un poeme
Paris des baobabs

Avant ou après, quelle pantomime absurde, le temps est circulaire. Il nous revient toujours en pleine figure quand on croit se lancer dans de grands bonds vers le futur. Qu’ai-je aimé de toi si ce n’est ma jeunesse, elle est partie comme les mouettes. Je les entends crier sur la scène de ma vie comme on rit.

Il est curieux de s’enticher trop tôt d’un monde ancien sans même avoir vécu. Moi qui aimais au soir t’observer sous tes voiles d’or arachnéens, je n’ai pas assez prêté attention à tes draps du matin, quand tu dors « Lourde, obscure, enrhumée ». Je ne sais pas ce que j’attendais de toi, qui n’as jamais rien donné qu’on ne t’ait pris. Nos croyances nous enchaînent à une myopie funeste. Je n’ai pas vu qui tu étais, je t’ai rêvé à l’image qui me convenait. Ce n’est pas aimer que de réinventer l’autre, il s’agit de le découvrir, pas le recouvrir du poids de nos pensées.

Je t’ai trop aimée telle que tu n’étais pas.

C’est ton destin de ville fatale. Toutes tes beautés ont un prix. Le temps passe sur nos amours et sur nos illusions. Si on ne veut rien savoir ni de cet air, ni de la chanson, ni du poème, la chair nous le rappelle. On porte mieux ses fiertés à 20 ans que sous le poids des années passées. Hier on vous les trouvait belles, aujourd’hui elles vous rendent acariâtre. Le romantisme devient lourd avec l’âge.

Paris je ne t’aime plus car je t’aimais d’un amour d’enfance. Ce sont des rêves qu’on porte et puis on grandit et ils s’usent. On ne rentre plus dedans, ayant forci, ou parfois, comme cela arrive, rapetissé. Je n’ai plus envie d’approcher tes gloires ou de percer tes mystères.

Les temps obscurs
Paris désabusée

La vie est partie ailleurs et l’alphabet du divin ne m’a jamais rien appris que je n’ai vécu. Il me semblait entendre autrefois dans tes rues un poème. Aujourd’hui, je ne l’entends plus. L’air est plein des miasmes bruyants de l’ignorance et de l’intolérance tandis que la bêtise se répand en ondes concentriques. Et moi je deviens lâchement sourde pour ne plus percevoir cette violence banale.

Voici venus les temps où vibrent les téléphones portables des obscurorum vivorum, des hommes obscurs, des hommes creux. Ils ont l’air si jeunes et ils sont déjà si terriblement vieux, ils imaginent réinventer le monde en un pépiement d‘oiseau, du bout des doigts, et ils lapident tout esprit épris d’une liberté autre que celle qu’ils définissent. Ils se croient chevaliers, parés de la seule vertu de leurs certitudes, forgées en quelques minutes dérisoires, du moment qu’elles les confortent dans leurs courtes vues.

Ce sont des êtres de cette nature que tu accueilles dans tes bras, comme si tes lumières s’étaient flétries et n’étaient plus que le maquillage d’une vieille courtisane ou d’un mignon décati.

 Je sais bien que mes paroles ne sont que celles d’un amour contrarié et jaloux. Tu as toujours été duale et laissé traîner tes dentelles dans la fange. Toutefois, on te prête volontiers un « je ne sais quoi » de gouaille canaille avec un rien de classe pour illuminer les matins les plus glauques.

Les dentelles et la fange
Paris de Lovecraft

 Tu ne l’as pas eu à toutes les époques et certaines furent plus sombres que d’autres. Je refuse de t’inventer un autrefois plus propre et faire semblant d’ignorer que toi aussi tu es parfois malade, déprimée, anxieuse, fatiguée, tes foules séduites par des formules faciles ou des contrevérités. Cependant, il reste assez en toi de ces sursauts d’insolences innocentes qui ne te feront ni plier devant l’autorité ni couler devant l’ignorance.

Paris, en vérité, je t’ai moins donné que tu ne m’as donné en rêves et tu ne m’appartiens pas. Tu vaux toujours la peine, toi qui as fait fleurir tant de villes de pierre imaginaires. Tu es restée une fête d’éternelle jeunesse. Mais celle de qui ? Tu laisses entrer par ta porte d’ivoire les touristes qui viennent te voir, comme dans une boutique de souvenirs, mais ils ne soulèvent pas vraiment l’étoffe de tes songes. Car petit à petit, tu n’invites plus à ton banquet de la vie, que les érudits, les rêveurs ou les esthètes. On peut être affamé d’autres horizons que ceux de tes gloires passées des lettres et des arts. 

Qu’importe ! Tu as ta place au panthéon des villes chimériques. Quand bien même l’affront des ravages du temps souillera tes plus beaux monuments, tu resteras belle dans la postérité aux yeux de ceux qui te liront comme telle. De mon côté, mes ailes de papillon t’auront à peine effleurée qu’elles seront déjà poussières. Au moins ne dira-t-on pas de mal de moi, non pas parce que « de mortuis nil nisi bonum », mais bien parce que nul n’en saura plus rien quand tu seras encore.

Un amour de chimère
Paris d'ailleurs

 

Paris je t’ai perdue comme on perd une histoire d’amour avec une sirène. Dans tous les cas, cela finit en queue de poisson. Paris, tu as raté le train de la civilisation en marche et moi je n’ai pas envie de le prendre. Je ne cherche pas la vitesse et la fureur de vivre. Je ne fais plus de paris avec le futur. Dans l’ici et le maintenant, je tisse ma trame. Elle est créée dans l’instant avec les matériaux de l’histoire et de mes souvenirs, réels ou imaginaires, aussi bien qu’avec le sentiment du beau, intemporel et fugace, que provoquent la rosée sur la feuille ou la goutte de pluie sur la toile d’araignée. Tu es un fil parmi d’autres merveilles qui se mêle à la tapisserie de mes jours et de mes nuits, vouée à se défaire dans l’attente d’un éternel retour.

 Jusqu’à ce qu’Atropos ne coupe net l’idée de ce fil, et de tous ceux qui me guident dans les labyrinthes de l’esprit où je défie mes propres constructions de Minotaures.

Villes lumière, villes éternelles, villes aux mille ou cent ou sept temples, coupoles, clochers, minarets, ponts ou mille et une nuits, villes saintes ou blanches ou vertes ou rouges, ocres ou or, perles d’ici ou d’ailleurs, sources de savoir ou d’oubli, vous empruntez vos couleurs et vos beautés aux plumes de paon dont vous ont vêtu ceux qui ont aimé ou souffert dans vos rues.

Paris, je ne t’aime plus, du moins plus aujourd’hui comme hier et encore moins comme demain. Car je ne savais t’aimer que par procuration et j’ai cru être triste de ne plus savoir t’aimer de cette manière. Sincèrement, je n’ai rien perdu que je possédais ou comprenais vraiment. Il faut apprendre à se déshabiller des mots des autres pour trouver, dans la nudité de l’être face à lui-même et le détachement de ce qui a été et de ce qui sera, les mots qui vous donnent le souffle de vie et vous libèrent des faux semblants.

Alors nous pourrons faire le pari de tous les possibles et nous comprendrons enfin que rien n’est jamais gagné, possédé ou perdu, mais que tout est voué à se transformer, y compris nos amours et nos rêves, tout en restant inscrit dans la trame du temps.

Je le sais maintenant, il n’y a pas un seul Paris. Et ceux que j’aime sont innombrables, mais pas perdus.