Un ennui mortel

éternel féminin

J’ai commencé ces lignes comme une sorte de confession, avant de me rendre compte que les seules personnes à qui j’aurais éventuellement souhaité la faire, ne sont plus là. Il ne serait d’ailleurs pas très avisé de la faire à qui ce soit désormais. J’en tirerais sans doute plus d’ennuis que d’avantages. Mais l’ennui, justement, je connais. Pas sous forme de désagréments, juste un long, pénible, pesant, ennui.

A l’allure où vont les choses, ce n’est pas près de s’arranger. Alors je me suis mise à écrire, pour passer le temps. L’expression ne manque pas d’ironie. Je pourrais faire pas mal d’autres choses pour passer le temps, d’ailleurs c’est ce que je fais, alors pourquoi celle-ci ? Parce qu’elle est discrète et à ma portée et qu’elle ne me coûte pas grand-chose. Car voyez-vous, j’ai tout mon temps. Vraiment. Je ne possède pas grand-chose, mais du temps, j’en ai à revendre. Malheureusement, il ne s’achète pas. Je suis donc riche d’un bien inépuisable, très demandé, mais totalement invendable et non soumis aux lois de l’échange transactionnel. Quant à l’échange symbolique, à part perdre mon temps, je ne peux pas vraiment le donner sans que cela ne prête à conséquences.

Je crois que je suis immortelle. Dit comme cela, ça pourrait faire rire, c’est certain. Seulement, moi je n’ai pas trop envie de rire, ma vie devient un peu trop compliquée depuis qu’elle semble refuser tout terme. Quoique je ne sois encore sûre de rien. L’immortalité ça ne se décide pas du jour au lendemain, il faut qu’elle fasse ses preuves. En ce qui me concerne, je vous assure que mon métabolisme a cessé de vieillir il y a un demi-siècle. Ajoutons à cela un certain entêtement à continuer à vivre malgré mes essais pour en finir et je peux vous garantir que la mort s’obstine à rater mes rendez-vous depuis mes cinquante ans.

Du coup, j’ai cent ans sur mes papiers d’identité et une tête qui ne va pas avec. Au début, les rares médecins que je voyais – pas pour des maladies mais pour quelques idioties auxquelles je me suis livrée pour vérifier ma condition – me félicitaient pour ma forme de « jeune fille ». Soit dit en passant, j’aurais bien aimé cesser de vieillir au stade de jeune fille, mais visiblement, je n’ai pas eu mon mot à dire sur la question. Dommage. Les héros littéraires immortels sont toujours jeunes et beaux, ce qui leur laisse beaucoup de possibilités pour redémarrer leur vie n’importe où. Avec l’apparence d’une « jeune » cinquantenaire, c’est plus compliqué.

Mais je m’égare, aussi laissons ce sujet de côté pour plus tard. Revenons aux disciples d’Hippocrate. Au bout d’un quart de siècle, tout rendez-vous chez un docteur commençait à prendre un tour curieux. Passé 80 ans, quand je me suis démis bêtement l’épaule, j’ai emprunté la carte de sécurité sociale d’une nouvelle voisine avec qui j’avais sympathisé. J’ai déménagé depuis, ce qui lui évitera d’avoir à se poser un jour ou l’autre des questions sur mon âge. Je ne sais plus très bien ce que je lui avais raconté. Ce qui me conduit à révéler un problème ennuyeux. Je n’ai qu’une capacité limitée de mémoire et depuis mes soixante-quinze ans, j’ai l’impression de ne me souvenir vraiment bien que des dix dernières années. Le reste s’évapore par bribes, en dehors des événements marquants.

Oubli
Oubli

Une fois octogénaire, j’ai renoncé à aller consulter la plupart des médecins. Je n’en ai pas vraiment besoin. Je peux attraper le pire des virus, me briser tous les os ou le crâne dans un accident, je m’en remets toujours. Cela ne signifie pas que je ne ressente aucune douleur dans le procédé, ni que la façon dont ma chair cicatrise ou mes os se ressoudent soit idéale. Je me suis cassée la jambe gauche à 65 ans en sautant en parachute. Une double fracture tibia-péroné. J’ai hurlé à me casser la voix. Opérée le jour même, je réclamais qu’on me retire le clou à la fin de la semaine pour pouvoir remarcher. Mon chirurgien a bien essayé de me dissuader, il n’en est pas moins resté bouche bée en voyant les radios.

L’os s’était régénéré à une vitesse incroyable, un cal s’était formé en quelques heures. En dépit de cette remarquable régénération, ma jambe traîne toujours un peu depuis lors. Je n’ai pas la moindre envie de recommencer l’expérience et j’ai refusé au chirurgien un papier sur ma guérison.

Je n’aime guère les questions auxquelles je ne peux pas répondre et je n’ai pas envie de finir en bête curieuse. Je n’ai pas vraiment réalisé l’étrangeté de ma condition avant que ma chance ne me semble trop extraordinaire pour y croire. Surtout après l’accident de ski à 75 ans. Là, j’ai heurté avec la tête un rocher sur un bord de piste. Sans casque. J’allais beaucoup trop vite sur une piste extrêmement pentue, je me suis pris une bosse, et puis j’ai déchaussé et dévalé la pente jusqu’à la falaise. Sous le choc, tous mes os ont vibré et le ciel s’est mis à tournoyer à toute vitesse, m’emportant dans un manège infernal. J’étais cependant consciente des têtes horrifiées autour de moi ainsi que de la sensation poisseuse du sang qui collait à mes cheveux. On m’a transporté d’urgence à un hôpital disposant d’un scanner. Dans l’intervalle, les plaies se sont refermées, la fracture du crâne – il y en avait une – s’est ressoudée. Si bien que ce qui était récent paraissait être des plaies anciennes.

Bien entendu, je me suis fait copieusement sermonner par le personnel médical. Avec les hématomes qui se résorbaient, le sang séché et l’air hagard, personne n’avait remarqué cette fois que je ne faisais pas mon âge –mais je fus traitée comme une gamine à la conduite irresponsable.

Heureusement, j’avais une très bonne assurance qui n’excluait pas la pratique des sports dangereux, et ce, sans limite d’âge… Reste qu’après cet accident, j’ai toujours souffert de quelques troubles mineurs de la mémoire. Rien d’alarmant, je crois que la plupart des gens en ont quand ils ne veulent pas se rappeler de faits gênants. J’adapte ma conduite en conséquence et donne plutôt l’impression de ne pas avoir envie de me souvenir plutôt que de ne pas me souvenir.

Au fond, cela ne change rien, parce que je vis seule. C’est difficile de faire autrement maintenant que je déménage tous les dix ans.

Avant mes soixante cinq ans, j’avais toujours été d’une prudence maladive. Plutôt adepte du jardinage de rhododendrons que de sports extrêmes. Je m’y suis mise par bêtise amoureuse, pour une aventure sans lendemain. Un luxe que je m’offrais tardivement pour me dire que ma vie n’avait pas été qu’une longue suite de jours monotones en entamant ce que je voyais comme un voyage de séduction tout compris : aucune condition, aucun regret ou contraintes supplémentaires, parce qu’il était déjà trop tard pour tout cela. Déjà un peu trop fanée pour jouer les fleurs bleues, je ne voulais que sortir de la routine. Lui était entre deux âges : quarante-deux ans. Il cherchait sans doute aussi à se prouver qu’il ne vieillissait pas.
L'édifice immense du souvenir

On s’est rencontré durant mes cours de raja yoga commencés après ma retraite. Bien sûr, j’avais triché sur mon âge à l’inscription avouant la cinquantaine, mais pas plus. De toute façon, qui s’en serait aperçu ?

Je n’étais pas spécialement demandeuse des principes de vie et de méditation enseignés par cette forme de yoga. C’était juste une sortie près de chez moi, qui me permettait de me délasser sans laisser mon chat seul trop longtemps. J’avais atteint tranquillement et sans grand effort un stade admirable de stéréotype de la veille fille, vivant seule dans sa chambre à soi, avec son chat et ses livres. Bon, je n’étais pas trop moche, lui non plus, et nous avons ri ensemble, puis il s’est installé chez moi, je l’ai casé entre le chat et les livres. Ce chez moi, comme il m’était apparu important toutes ces années ! A présent, c’est devenu un point insignifiant dans le temps et l’espace, un point auquel je suis reliée par un fil de mémoire, mais qui perd peu à peu tout signifiant.

L’accident de parachute, celui de ski, c’était avec lui. Je m’en souviens car c’étaient les deux premiers. J’en ai eu beaucoup d’autres à chacune de nos expériences sportives, mais je crois qu’il ne s’apercevait pas du nombre de fois où j’ai frôlé la mort sans lui laisser le moindre pourboire. M’aurait-il fait souscrire une assurance vie que j’aurais eu des doutes sur nos sorties, toujours plus dangereuses.

Il m’empêchait de m’ennuyer. On est resté ensemble dix ans, jusqu’à ce qu’il veuille faire l’ascension de l’Everest. Je n’ai pas voulu l’accompagner, j’ai toujours préféré imaginer le toit du monde vierge des doudounes en paquet Haribo. Je ne suis pas à l’aise avec cette version touristique des conquêtes inutiles. Il y a retrouvé d’ailleurs les embouteillages parisiens et le manque d’oxygène. Mais là-bas, cela lui a été fatal. Il avait toujours été imprévoyant, alors forcément, il avait mal calculé le temps d’ascension, sans prendre en compte la file d’attente. Ce qui mit un terme à notre vie commune comme à la sienne.

Au moins, avec cette façon de partir, je me souviens de lui, sportif et dynamique. A contrario, si nous avions continué à être ensemble, un jour ou l’autre je lui aurais servi de nurse ou rendu visite dans une ehpad, à le voir grelotter de débilité et se rapetisser jusqu’au néant. Je me suis toujours demandé comment il avait fait pour ne pas remarquer que lui vieillissait et pas moi.

Toutes blessent!

J’ai bâti une théorie pour me l’expliquer, en dix ans, les gens qui vous côtoient de près ne s’aperçoivent pas de vos changements physiques, parce qu’ils n’ont pas envie de voir les leur. C’est pour ça que je me suis mise à déménager tous les dix ans. A l’enterrement, j’ai eu quelque regard surpris de mon apparence en si bonne forme, malgré le temps passé. Des regards pas plus suspicieux que cela, plutôt moqueurs. Grâce à la chirurgie esthétique et le maquillage, on peut paraître cinquante ans à soixante-quinze, il me voyait donc plus en vieille coquette qu’en anomalie.

La seule chose qui m’inquiétait éventuellement, c’est de ne plus toucher mes allocations retraites, si cela se poursuivait. A soixante quinze ans ce n’était pas une préoccupation sérieuse, mais j’ai commencé à imaginer ce qui se passerait le jour où je dépasserais cent ans avec mon physique actuel. J’ai toujours été prévoyante. Du coup, je mets de côté ma retraite, et je fais des petits boulots au noir pour être sûre de tenir longtemps.

Avec ma particularité c’était un peu compliqué de choisir quoi faire. Je devais mettre dans la balance mes dix ans d’entraînement sportif intensif, ma régénération intensive – qui me donne une souplesse à toute épreuve, et le fait que je souhaitais un travail autonome, individuel, sans trop de questions avec peu de contacts physiques et sans recherche d’antécédents professionnels.

Il y a toujours des solutions, j’en ai trouvé une. Bien sûr, au début il y a eu la question éthique. Il a fallu prendre des contrats très difficiles pour pouvoir s’affirmer face à la concurrence et imposer ses choix, parce qu’il y a des cibles que je ne veux pas avoir. Chacun sa morale et j’aurai à faire face à la mienne longtemps. Sur la base de mes premières expériences, je sais que ma régénération s’opère même en conditions extrêmes. Cependant je préfère éviter d’y avoir recours trop souvent et je fais attention à rester discrète. J’ai dû quand même apprendre des rudiments de chirurgie et je n’arrive pas toujours à tout extraire toute seule, mais je progresse. J’ai le temps d’étudier.

Femme avec chat s'instruisant utilement

Mes missions sont assez lucratives, je veille à ne prendre scrupuleusement que le minimum de contrats et ne pas rester trop longtemps au même endroit, d’où mes déménagements. C’est vraiment un travail au noir qui doit rester bien caché. Mais comme je suis très prévoyante – il me semble l’avoir déjà dit – je ne laisse aucune trace. Comme je ne suis pas très remarquable – c’est impressionnant comme les femmes deviennent souvent invisibles aux yeux des hommes à la cinquantaine – je ne me fais pas remarquer. Je suis très douée dans mon genre. Pour ce que cela vaut, j’estime faire un échange équivalent pour toutes les morts que j’ai évitées. C’est juste un mouvement de balancier.

Puis sans ce type de travail, je m’ennuie trop. Quand on ne peut pas mourir, la vie, croyez-moi, devient un peu insipide. Je fais ça pour la pimenter, il n’y a pas que la question de l’argent, bien que je veille à mettre toutes mes rémunérations de côté pour après ma retraite. Il n’est pas question de dilapider dans un luxe inutile mon confort des cent prochaines années. Je me renseigne sur les meilleures options pour investir quoiqu’à mon âge officiel elles soient plutôt réduites, ce qui me contraint à spéculer sur l’art en dernier recours. Avec un peu de chance, je deviendrai experte pour distinguer les sur-spéculations sur le long terme et les bonnes pistes : les artistes prometteurs qui peuvent mourir jeunes.

Sinon, le reste du temps, je m’occupe de mes rhododendrons. J’ai aussi toujours des chats, ça aide à engager des conversations parfois. Seulement quand c’est utile. Le reste du temps, les chats meublent mieux ma maison de leur présence qu’une conversation. Les gens peuvent s’avérer si ennuyeux. Quand on a mon âge, on trouve qu’ils ont tous tendance à radoter ou à se préoccuper essentiellement d’eux-mêmes en faisant semblant du contraire. Vieux on fait dans le dégradant, jeune dans l’arrogant. Avec les chats, mon contrat est simple : nous n’avons aucun attachement émotionnel de part et d’autre, on se tient compagnie, c’est tout.

Un (im)mortel ennui

La simplicité c’est ce que je recherche maintenant. Vivre longtemps – en bonne santé du moins – cela vous conduit à vous intéresser aux lignes de force principales, vous apprenez à désapprendre les contraintes inutiles. C’est d’ailleurs paradoxal, moins on a de temps, plus on le gaspille à essayer de paraître. Si on oublie toutes les injonctions sociales, vivre devient relativement simple, pourvu qu’on s’assure de subsister. Je doute que mes moyens de subsistance puissent être qualifiés de moraux dans la plupart des systèmes.

D’une manière ou d’une autre, la plupart des gens que je côtoie – et leurs systèmes de valeurs – sont voués à disparaître avant moi. J’ai donc à définir mes propres limites. J’y tiens pour le moment, ça me donne encore l’impression d’exister socialement. D’être humaine, en gros, même si mes échanges se raréfient, parce que moi qui ai tout mon temps, je ne peux pas avoir de relations sur la durée. Je suis trop étrangère au cycle de la vie pour cela. Je vais devoir bientôt changer d’identité si je ne veux pas être accusée de voler la mienne.

Avec mon métier, j’ai les contacts, je devrais pouvoir négocier quelques transformations. Cela va arriver inéluctablement et cela devra probablement se répéter. Je me demande combien de changements seront nécessaires pour que j’oublie le nom sous lequel je suis née. Et au bout de combien de temps je cesserai de m’en soucier, parce que cela n’aura plus aucune importance ? C’est curieux, je n’ai plus peur de la mort, je ne devrais pas avoir peur de l’avenir. Mais j’ai beau me croire immortelle, je ne me crois à l’abri ni de l’oubli, ni de l’ennui.

Seule de ma sorte, ça me pend au nez. Il ne me reste plus qu’à me préparer à un immortel ennui.

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