Au pied de la lettre 5 : procrastination

Cette semaine, j’aborde l’art de la procrastination avant, pendant, et après le confinement.

L’horloge de la rue a sonné vingt heures pendant que je jetais quelques idées sur le papier pour ma prochaine chronique du confinement. Me suis-je levée comme un seul homme (ha ha) pour aller applaudir ? Non. Méchante citoyenne ! J’ai mes raisons. Premièrement, je n’ai pas de vis-à-vis ou de fenêtres de voisins proches, à part les fenêtres noires et aveugles de la maison vide d’en face. Je ne ferais que m’applaudir et je ne vois pas bien pourquoi. Applaudir est un signe d’approbation, d’admiration ou d’enthousiasme.

Ne vous méprenez pas. J’ai conscience de l’effort contre l’épidémie et de ce qui est donné au prix de fatigues innombrables, je soutiens et je suis de tout cœur avec le personnel soignant et tous ceux, plus ou moins invisibles, plus ou moins à leur corps défendant, qui doivent faire face à la situation dans des conditions difficiles. J’admire tous ceux qui apportent aide et réconfort aux autres et n’hésitent pas à s’engager dans des actes concrets et généreux. Tous les élans de solidarité que je vois fleurir et le moindre geste de gentillesse rapporté me font chaud au cœur.

Mais, c’est mon deuxièmement, je n’applaudirai pas la situation. Ce n’est pas par procrastination. Je prends l’adage « mieux vaut prévenir que guérir » au pied de la lettre. N’avoir rien vu venir ne me semble pas une excuse si acceptable à un certain niveau de responsabilité. Qu’avons-nous raté ? Que devons-nous penser de nos mécanismes de surveillance et d’alerte ? Tout a été fait, en France, pour mettre la société au service de l’économie. La santé tousse, la société s’enferme, l’économie flanche. L’idée était toujours d’en faire plus pour mieux combattre dans une compétition économique nationale, européenne, mondiale. Cette mondialisation est devenue sournoisement une lutte contre l’humain en laissant de plus en plus de côté le social, l’équilibre des écosystèmes naturels et la santé.

Ce n’est pas comme s’il n’y avait pas eu d’alertes, de scénarios prospectivistes. Des travaux de prospectives, il y en a eu. Je n’en dresserai pas la liste ici. J’attire juste l’attention sur la page 75 du rapport « Global Trends 2025 : A Transformed World » du National Intelligence Council Américain (conseil des agences de renseignement américain), page titrée « Potential Emergence of a Global Pandemic », rapport datant de … novembre 2008.

Cassandre désabusée devant sa boite à bijoux

Mais qu’avons-nous fait des éléments fournis pour la compréhension des risques de la mondialisation, en particulier du juste à temps couplé à la sous-traitance à bas coûts, mais aussi de la déforestation, de la frontière de plus en plus ténue entre l’humain et les agents pathogènes des autres animaux du fait de l’élevage industriel intensif et de sa cohorte de dangers ? En 2009 déjà, un article de medicalxpress, site plutôt fiable, citait Hans-Gerhard Wagner de l’Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui appelait « l’élevage industriel intensif » une « opportunité pour les maladies émergentes». Citation reprise dans de nombreux articles récemment écrits comme si elle datait d’aujourd’hui.

Qu’avons-nous fait ? Des centaines de livres de dystopies qui se vendaient bien dans une époque anxiogène, avec des écrivains qui se prennent aujourd’hui pour des cassandres modernes en ayant juste senti l’air du temps. Je ne suis pas Cassandre, mais c’est moi qui souligne l’extrait suivant d’un article de Léa Rochefort [1] :’ Le problème vient peut-être du fait que, au-delà du principe de prudence, la prévention nécessite d’acquérir une connaissance suffisante pour éviter les erreurs et, surtout, avoir conscience de sa propre ignorance. Or, c’est là la plus grande limite humaine. »

Qu’avons-nous fait ? De la procrastination ? En face de scénarios prospectivistes à faible probabilité, il se peut que nos gouvernants aient gardé en tête une seule chose, justement, la faible probabilité. Mais cette probabilité a été modifiée au cours du temps et les nouvelles de Chine, puis d’Italie, auraient dû faire réagir dès janvier. Ou alors, nous avons procrastiné le confinement en pariant sur l’atteinte d’une immunité collective pour résoudre nos difficultés avant d’avoir à prévenir. Du coup, nous n’avons rien prévenu. En nous basant sur des connaissances antérieures à cette nouvelle pandémie, nous avons fait preuve d’ignorance. Seulement, ce que souligne bien un article de national geographic, avec le covid-19, nous ne pouvons pas parier sur l’immunité collective au démarrage, sauf à saturer nos hôpitaux de pics ingérables, même si cela sera à la fin la solution dont nous aurons besoin. C’est pour cela que le gouvernement anglais a changé son fusil d’épaule, tardivement.

Nous avons fait preuve d’ignorance et de prétentions, à l’échelle mondiale. Nous nous sommes aveuglés de cette triste idée de l’Homme « presque Dieu », nous avons surestimé l’importance de notre espèce et nous avons oublié les intersolidarités nécessaires et les interrelations existantes. À échelle européenne, nous avons clairement affiché notre impréparation, malgré les avertissements en provenance de l’Asie et du passé.

disparition

Mais ne pleurons pas sur ce qui est et ce qui ne peut être défait, regardons vers l’avenir. C’est là où malheureusement, je continue à ne pas applaudir avec enthousiasme les tenants du « monde d’après ». Si l’horloge de la rue s’est arrêtée à vingt heures, je n’oublie pas qu’il est minuit moins cent secondes à l’horloge de l’apocalypse.

Il se pourrait qu’il soit trop tard. Franck Fenner, éminent microbiologiste et virologue australien mort en 2010, dans sa dernière interview au journal The Australian en juin 2010, estimait probable l’extinction de l’espèce humaine dans les cent prochaines années (voir sa nécrologie dans le New York times,).

L’après-coronavirus portera les mêmes germes que l’avant. Dans un effort de reconstruction « d’après-guerre » on voudra à tout prix « rebooster » l’économie, repartir dans une production effrénée pour relancer la consommation, laquelle de toutes les façons flambera sous la pression de toutes ces personnes confinées qui ne rêvent que d’une seule chose : renouer avec la vie d’avant. Le temps des questions sera oublié dans l’envie de vivre au maximum au présent, et sans doute aussi reprendrons-nous les vieilles querelles, exacerbées de ne pas avoir été résolues dans cette vie « en pause ». On oubliera l’urgence de réfléchir à un autre futur.

« La plupart des gens s’adonnent au mirage d’une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L’une est aussi fausse que l’autre. La vérité se situe juste à l’opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. » [2]

Medica, cura te ipsum. Qu’as-tu fait, toi que voilà, pleurant sans cesse … ? Je fais ce que je sais faire, je peins, je lis des prospectives, je m’interroge, je réfléchis, j’écris, je procrastine à ma manière. La procrastination de la création, pour un individu, est totalement différente de celle des états. C’est la procrastination de Cervantes. Le temps vient à bout tout seul de certaines difficultés, il nous fait mûrir des idées, il nous permet de contempler et de comprendre, lentement. Dar tiempo al tiempo dirait Calderon. Je reprends des choses laissées en plan, des toiles, des nouvelles, des relations. Je suis l’escargot qui redécouvre l’importance de la lenteur et je remercie Luis Sepulveda qui nous a quittés à présent, mais dont les traces me nourrissent, comme d’autres.

J’ai toutefois conscience que ce temps de la procrastination contemplative, s’il aide à titre individuel, n’est pas forcément celui de l’action qui permet de changer le futur. Mais je profite de la « pause » pour réfléchir à ne pas procrastiner le lendemain, l’après du coronavirus, au surlendemain, car alors il sera trop tard. Je lance la frêle barque de mon imagination vers un ailleurs possible, avant que tout recommence et que l’horloge cesse d’être figée comme dans une plaisanterie un peu macabre.

« La pendule au mur, avec ses aiguilles paralysées depuis des mois, de nouveau tout à coup égrenait son tic-tac. C’était important : le temps, qui jusque-là s’écoulait comme un courant indifférent, de rien vers un autre rien (puisque j’étais dans une pause !), sans jalon, sans barre de mesure, peu à peu reprenait son visage humanisé : il recommençait à s’articuler et à se décompter. » [3]

À ce moment précis, saurons-nous quoi faire, à part ce que nous faisions avant ?

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