La jeune fille, la religion et la mort

 

Jeune fille – variations

C’est une jeune fille qui traverse les siècles sur le papier où Léonard de Vinci a tracé ses traits. Au début je la dessinais non pour copier l’œuvre mais pour comprendre l’angle du regard et cette tendresse unique, légèrement voilée, imprimée dans la commissure des lèvres. Bien entendu, je n’y suis pas arrivée. Il n’y a de copie fidèle que mécanique. Fidèle n’est sans doute pas le mot, exacte conviendrait mieux. Moi quand je dessine ou peins, mon pinceau suit les lignes de mes songes et difficilement toute autre. Les contours des visages se perdent dans mes pensées, je peins une autre histoire sous un autre angle de vue. C’est sans doute pour cela que je chante faux ou danse mal. Ce n’est pas forcément laid à entendre ou à voir, me dit-on, c’est juste différent, « à côté », d’un ton ou d’un battement. Je ne chante bien que mes propres chansons. Il faut toujours que j’imprime mon rythme ou que je réinvente l’air. Je serais sans doute une mauvaise faussaire. Mais je m’égare, revenons à la jeune fille.

En fait, ce n’en est pas une. L’intitulé du dessin (pointe d’argent et blanc de céruse sur papier) est « tête de jeune femme » et serait une étude préparatoire pour l’ange Uriel de la vierge aux rochers. Le savais-je avant de débuter ? Il m’est difficile d’en être sûre, inconsciemment peut-être, mais je ne crois pas. Pour moi, elle était « la jeune fille ». Mais à la dessiner, inlassablement, inconsciemment, je la vieillissais, je la transformais. Je la peins à l’encre blanche sous fond noir, avec quelques touches d’encre bleue, non pour copier l’original mais pour en saisir le mouvement. Lequel se dérobait au fur et à mesure où mon geste s’égarait sur le contour des lèvres, la lourdeur de la paupière, la clarté d’une prunelle. Plus âgée, plus ironique, plus triste, presque cruelle, elle me menait sur les étapes d’une réflexion sur le temps qui passe, les émotions, l’espérance, la foi, la mort. C’est dans les ombres que se forment bien les pensées et que l’intention apparaît à la lumière.

Le thème de « la jeune fille et la mort » s’est progressivement invité entre les lignes, quand je plongeais dans ce regard ironique et doux à la fois, quand j’ombrais ce sourire qui me défiait d’en comprendre le sens. La jeune femme ou jeune fille ici n’est pas soumise, elle sait quelque chose sur nous, elle nous prend à partie tout en restant distante, mais indulgente et empathique. Laissant aller mon esprit à vagabonder sur un éventuel modèle mort depuis des centaines d’années, je m’interrogeais sur le peintre qui pouvait obtenir un tel sourire ou l’inventer. Que nous sommes loin ici de toutes ces têtes de jeunes filles dont la mort empoignera méchamment les cheveux pour une danse macabre d’ici peu, en d’autres lieux, comme celles d’Hans Baldung. Tu n’as pas dû les voir, Léonard, tu avais ton propre rendez-vous avec une mort qu’on t’espère plus plaisante, mais je m’imagine qu’elles n’auraient pas été à ton goût, en larmes, tétanisées, allant dénudées à l’abattoir.

Perséphone

Tes femmes sont tellement plus sereines, même si parfois mélancoliques, elles se laissent aller à quelques rêveries paisibles, ou elles nous regardent, dignes. Nulle violence ne les assaille, elles sont maîtresses d’elles-mêmes.

Toutes ces autres « jeunes filles et la mort » en peintures, beaucoup ne sont que des scènes de viols à peine transfigurées, inspirées de l’enlèvement de Perséphone/Proserpine. Ce dernier est toujours expurgé dans les textes d’études, mais le rapt est clair. Coré est une jeune fille que son oncle – Hadès/Pluton, frère de Zeus/Jupiter – enlève et contraint, fou de désir. Ainsi la jeune file devient femme de force, mais sans plaisir pour elle. Le Bernin semble connaitre le texte d’Ovide quand il grave dans le marbre ce rapt saisissant de Proserpine, où la jeune déesse en larmes se débat, crie et pleure alors que les griffes du Dieu avide s’enfoncent dans sa chair. C’est le Dieu des morts qui s’empare de la vie.

La jeune fille n’est qu’un animal qu’on chasse et qu’on terrasse, un trophée à saisir. Le jeu entre Eros et Thanatos n’est pas ici celui de la femme, c’est celui du chasseur. Thanatos se parera plus tard avec les traits d’un éphèbe mais cela viendra quand il faudra au moins feindre de séduire. Pas du temps d’Hans Baldung et pas du temps de Proserpine, qui, dans la légende, est enlevée et violée par celui qui pourrait être son père. Ovide fait minimiser l’outrage par Jupiter, ce n’est « qu’un excès d’amour ». Ô justice des hommes et des dieux qu’ils ont fait à leur image ! Elle fait bien peu de cas de la terreur, de la souffrance bien réelle et des larmes des jeunes filles. Quel genre d’amour est celui qui prend son plaisir dans la violence ? Ovide dépeint la tristesse et l’effroi qui restent encore sur le visage de celle qui règne dans l’empire des ombres, devenue la puissante épouse du roi des enfers.

La grenade au coeur du printemps

Elle ne sortira de son séjour que grâce à l’intercession de sa mère Cérès mais devra y retourner pour un pépin de grenade avalée. La grenade de Proserpine est ce qui la liera plus tard à l’image de la Vierge. Grenade qui symbolise à la foi la force sexuelle, l’immortalité, la résurrection, l’unité des fidèles, la virginité ou la fertilité. On fait dire beaucoup de choses aux symboles selon les époques.

Les vierges peintes disent aussi beaucoup de l’iconographie des jeunes filles. Là aussi il y a rapt. Plus subtil, plus mystique, moins violent, mais rapt quand même. Est-ce que la jeune fille de l’annonciation peut refuser d’être l’élue, « bénie entre toutes les femmes » ? Peut-elle, celle qu’on annonce pleine de grâces et de vertus, se voir autrement que comme servante du seigneur et accepter sa volonté ? Elle donnera sa matrice puisque telle est la loi. Le coran en ferait une « affaire déjà décidée ». Visiblement, la jeune fille n’a pas son mot à dire. L’annonciation est aussi une histoire de prise de possession de quelque chose dont il appartenait à la jeune fille de décider, et qu’un Dieu s’est arrogé. Comme les religions servent bien les méfaits des hommes !

Vierge, rapt, grenade et jeune fille m’amènent aux vierges de Filippo Lippi et à son élève Boticelli. J’ai longtemps eu envie de reproduire « La vierge à l’Enfant et deux anges » de Lippi avec la figure de mes propres enfants. J’ai trop tardé pour saisir encore cette merveilleuse clarté de l’enfance que détient le sourire de l’ange. Ou cette exigence avide du bébé réclamant l’attention de sa mère. Quant à la vierge je n’aurais rien changé à ce visage trop sage, trop idéal, pour arriver à imaginer les pensées de celle qui fut son modèle. Lucrezia Buti, religieuse de vingt ans, enlevée par un Lippi de cinquante ans une fois l’avoir mise enceinte. Cette fois sans violence apparemment, puisque Lucrezia n’était pas trop pressée de retourner au couvent. Un endroit où on avait sans doute fait peu de cas de son consentement à y devenir l’épouse mystique – une de plus – du Christ. Je ne sais pas si Lucrezia était heureuse comme femme de Lippi. Je sais seulement qu’il l’a peinte avec une douceur subtile et les vierges auxquelles il a donné son visage incarnent l’amour et le lien charnel qui unissent mère et enfants. La grenade qu’il peint sur le tondo Bartolini, ou sur la vierge éponyme, symbolise peut-être cette unité et non celle de l’église. Les vierges de Lippi sont belles d’humanité et de tendresse.

Mélancolie contemplative

Mélancolie contemplative

Celles de Boticelli, ne m’inspirent pas le même sentiment. Sa vierge à la grenade, qui porte le fruit comme un cœur blessé, est triste et mélancolique. L’enfant ne la regarde pas. Le lien est rompu. C’est la mort qui s’invite, comme dans la peinture du printemps, où il me semble voir, plutôt que Vénus, Perséphone/proserpine trôner au centre.

Ce tableau est loin d’être une œuvre lumineuse comme la naissance d’Aphrodite, il semble plutôt chtonien, même avec sa danse des trois jeunes filles. Car qui sont-elles ? La triade des Heures (ou saisons), des Moires ou des charites ? J’hésite à y associer les grâces cependant, car malgré le mouvement qui les lie et aussi belles soient-elles, je ne vois pas la joie de vivre, l’abondance et la splendeur, mais la nostalgie de l’éphémère jeunesse. S’agit-il des saisons du culte orphique, associées à Demeter et Perséphone, paix, loi et justice ? Ou serait-ce les Erynies, filles d’Hades et Perséphone ? Elles ne semblent pas vengeresses, malgré ce qui se trame dans le sous-bois. Ne voit-on pas le vent Zéphyr s’apprêtant à enlever la nymphe Chloris pour la violer ? Il la prendra ensuite pour femme et lui donnera la jeunesse éternelle, celle de Flore. N’est-ce pas aussi celle du tombeau puisque « si paradoxal que cela puisse sembler, la mort aussi, à sa manière, est toujours jeune » (Vladimir Jankelevitch) ?

Cycle de mort ou de résurrection, le printemps joue avec les symboles de la féminité. Mais pourquoi faut-il que la grâce soit associée à l’évanescence et la fragilité ? Ce qui est sublimé chez la jeune fille des peintres masculins, c’est sa séduisante beauté, car tôt vouée à disparaître. Elle n’a de rôle que vierge, proie, mariée ou mère. On ne montre jamais les autres faces des femmes et leur force. Pourquoi ? Est-ce si effrayant de leur envisager un pouvoir non lié aux hommes ?

Tout cela me mène aussi à une autre jeune fille, Mila. Qui insultée réplique et se moque d’un Dieu des hommes, en lui promettant un traitement non pas sans fondement. Et voilà qu’on la menace de tous les tourments, mort et viol ! Quel symbole est-ce encore là ? Nous ne pourrions, parce que femmes, rendre aux hommes leur grossièreté ? Je ne comprends pas cette violence en retour sous couvert de respect des religions.  Il faut se méfier comme la peste des images qu’on ne peut plus moquer et de ceux qui tiennent ce discours. Le manque de respect c’est de vouloir que la femme soit subordonnée à l’homme et accepte sans rechigner ses avances, même les plus déplacées. La religion ne doit pas être une justification d’une volonté de domination. Je n’ai que faire de l’ordre que les hommes font prescrire au Dieu de leur choix, en arrangeant leur lecture de textes poussiéreux sortis de leur contexte historique.

Quant à la grossièreté, ce n’est sans doute pas la meilleure arme contre le fanatisme, mais quand ni les faits, ni la raison, ni l’ironie, ni la dérision, ni le mépris ne servent, on peut légitimement s’interroger sur la réplique – bien entendu non violente – à donner aux imbéciles, quand le silence leur fait croire qu’ils ont tous les droits.

Ö Démeter, il est plus que temps pour nous toutes de nous liguer contre l’Hadès, avec le rire, la tendresse et l’amour de la vie.

Riez mères, femmes et jeunes filles, riez, laissez le soleil jouer sur vos chevelures et n’ayez pas honte de rire ni d’aimer, quand Hadès cherche à remonter saisir Perséphone !

Car n’oubliez pas que « la vie est courte, transgressez les règles, pardonnez rapidement, embrassez lentement, aimez véritablement, riez sans contrôle et ne regrettez jamais quelque chose qui vous a fait sourire » (Marc Twain).

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