Esprit

Esprit

Ça ne prévient pas, ça arrive. ça vient de loin. Ça s’est promené de rives en rives, d’humain en humain, de génération en génération, de siècles en siècles.

Certains appellent cela le mal de vivre, d’autres comme moi, la lassitude. On a un poids dans les mouvements, on se sent lourd de toutes ces structures que les hommes construisent autour d’eux et qu’on porte, en tant qu’animal social, en petits cercles de l’enfer bien organisés.

Des cubes, des angles droits, des pyramides. Tout cela pour être carrés, précis, pour savoir où on va, à quel niveau on se situe dans la hiérarchie des blocs de construction empilés. La distance entre nous n’est jamais qu’un calcul mathématique pour formaliser une intuition. Tout est en arêtes, en tranchants, en lignes droites, il faut escalader, se protéger des chocs, trouver sa place entre quatre murs. Notre règne d’animal dénaturé est si étrange, nous qui voulons la nature vendue sur brochure et les cités linéaires au quotidien, rêvées sans prédateurs.

La ville idéale, ce sont des ruines qu’on peut peindre.

Pourtant nous imaginons des courbes, des lumières, des espaces improbables, pour que s’évadent nos esprits confinés dans les lieux communs.

Parfois, nous avons la chance de percevoir autre chose, une sensation qui se joue des limites de notre corps animal, qui est au-delà de nos doutes et de nos certitudes ordinaires.

Ça n’a pas de nom – pas prononçable avec nos langues sans risquer de le réduire. Cela ne se circonscrit pas non plus dans une forme précise, on ne peut pas l’attraper, pas plus l’estimer ni le mesurer.

Mais on le sent, on peut même le voir, parfois. Ces fois-là, on se sent moins bête (à couper du foin), moins seul (comme au premier jour), moins perdu (dans l’immensité des espaces infinis), moins oppressé (sans Ventoline), moins pesant (et sans humour).

Ces fois-là on oublie le grain de poussière têtu, on peut revêtir l’armure d’idéaux de Don Quichotte, ou celle de courage de Rodrigue, être deux fois Dona Chimène, ou porter le masque de Don Juan, la stature du commandeur, l’héroïsme de lord Byron, ou que sais-je moi, simplement être autre chose qu’une fourmi.

Quoique je ne suis pas sûre que, même avec un peu d’acide au coin des mandibules et de multiples pattes, la fourmi puisse ressentir la difficulté d’exister.

Ou cette sensation qui nous rend à la plénitude d’être, et qui nous fait respirer, dans l’unicité consciente de l’expérience humaine, à l’unisson du souffle chaud, amical et lent du monde vivant.

C’est cela que je voudrais savoir peindre, et donner.

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