En attente des prochaines vagues du covid-19, sommes-nous à la recherche du temps perdu ou devant le temps retrouvé ? Cette parenthèse du confinement n’a bien sûr rien résolu. Le virus est toujours là et tout ce qui se cache derrière lui ou tout ce qu’il révèle, aussi. Curieusement, certains ont pris goût à ce temps suspendu où régnait une forme de communion autour d’un sens commun. Soudain, nous étions nombreux à regarder par la fenêtre, à repousser les murs de nos aveuglements quotidiens. L’éloignement nous rendait l’importance du vivre ensemble, palpable, tout en nous imposant le recul.
Nous dialoguions à nouveau avec la fleur, l’oiseau, le nuage, cherchant à apprivoiser l’enchantement du vide habité. On sentait qu’il fallait réapprendre et la mort, et la vie, telles les deux faces d’une même pièce. Ombres s’arrêtant de marcher, nous ne voulions plus seulement être des mauvais acteurs, nous aspirions tous à faire « œuvre utile ». Nous voulions comprendre d’autres futurs et peut-être pouvoir les faire advenir. Sculpter les différences pour les extraire du bloc monolithique du Je/Jeu unique.
Il était facile de se sentir unis, ou de renouer avec la contemplation paisible des beautés du monde. Une voix intérieure me rétorque que c’était surtout facile pour ceux suffisamment nourris et protégés dans une tour d’ivoire pour se livrer à l’introspection et à la création. Mais non, pas si facile que cela, et pour personne. Il faut se méfier des portes d’ivoire, elles laissent entrer des songes trompeurs et ne barrent jamais la route au masque de la mort rouge.
L’ombre de la peur est entrée partout, portant un masque de contagion fait de chair et de mots. Ce masque s’appelle violence, et les deux faces de Janus le portent, pour hurler leur humanité anxieuse, confinée dans l’ignorance de ce qu’elle est.
Ce masque nous renvoie en miroir notre possible fin au fond des Ehpad mouroirs. Il est inutile de vivre longtemps pour finir seul et enfermé, contraint à l’imbécillité de l’impuissance et de la dépendance, entouré au mieux de soins de surveillance, non d’amour, loin des rires et de tout échange équivalent, réduit à des conversations infantilisantes. Voire, soudain, plus rien. Est-ce cela le « bonheur » de vivre ? Alors réclamons le bonheur de mourir quand il nous sied ! Pour le reste, laissez-nous apprendre à vivre dignement plutôt que de nous seriner la vie réussie rêvée.
Mais on ne vit pas heureux ensommeillé, ni entubé. On ne vit pas non plus heureux dans l’isolement, ni caché.
Que dire aussi de la violence du masque qui cache les bouches closes, sans pouvoir en éviter les regards inquiets et las, de ceux debout dans des files d’attente interminable pour la distribution d’un peu de nourriture ? Pour ceux que la faim bâillonne et humilie la dignité, que peut vouloir dire, en plus, « confinés » ?
Ceux-là ont pu être vus et encore, pas tous. Il y a aussi tout ce qui se joue « à l’abri » des regards dans des lieux qui n’ont plus rien de havres. Des tempêtes en vase clos ont fait rage. Les chiens qui ont peur grognent et montrent les dents. C’est la bête la plus féroce qui attaque la première.
Combien de femmes et d’enfants se sont fait mordre à cette rage-là ?« Etre passible du désespoir nous place bien au-delà de la bête » dit Kierkegaard. Dois-je bénir la mélancolie qui parfois m’accompagne ?
Pour tout dire le virus m’a fait à la fois mieux goûter et perdre le goût … de la farce. Le sens du goût, le goût de la vie, cette perte est une maladie qui me revient souvent par vagues et dont je guéris tout autant fréquemment. Au premier chant, au premier nuage, au premier visage donné à voir sans rien attendre, au premier rire doux. A la première beauté venue fleurir d’un souffle, d’un mot, d’une lumière, d’un geste, d’une couleur, d’un son, le désert aride de mon dégoût le plus immobile, le plus solitaire, le plus silencieux, le plus obscur de colère rentrée.
Ce premier confinement n’était peut-être qu’un intermède entre des vagues de virus et de traumas, mais il appelait à prendre le temps d’écouter le monde, dans l’œil du cyclone, oublier un peu les injonctions à l’innovation sous contraintes, à la productivité, à la vitesse, à la « performance ». Tous ces mots d’ordre dont les résonnances nous empêchent parfois de raisonner.
« Informer c’est faire circuler un mot d’ordre » disait Gille Deleuze. Quel sens donner au mot d’ordre actuel du déconfinement. Circulez, il n’y a plus rien à voir ? Nous sommes au creux d’une vague. Quelle sera la prochaine et faut-il faire semblant de ne pas la voir arriver ou en avoir trop peur pour bouger ?
Certes, rester confinés ne résolvait rien, il ne s’agissait que de retarder, de désengorger, de protéger tant bien que mal. Pas de contrôler, nous n’avons jamais été capable de contrôler. Et à quel prix avons-nous pu protéger, d’ailleurs ? Dans la balance des souffrances, il y a tant d’autres choses à prendre en compte, tant d’équations impossibles, qu’on y pourrait oublier aussi ce qui nous nourrit et nous fait grandir. Nous ne pouvions continuer ainsi. Mais vers où continuons nous aussi ? Il nous faudra combien de vagues pour réinventer le monde ?
Allez, reprenons le chemin ordinaire, ou pas. Essayons de cultiver notre jardin avec les graines de ce que nous aurons appris qui nous nourrit, plutôt que d’y planter l’ivraie soûlante des peurs stériles ou des haines médiocres. Je n’ai pas envie d’inventer de nouvelles dystopies possibles, pas plus que de m’illusionner sur de nouvelles utopies. Je n’ai pas non plus envie de rester au creux de la vague à sommeiller. J’ai envie d’avancer et pas forcément là où on me dirait d’aller.
L’aspiration à l’art me tenaille, m’empêche de ne plus bouger, me fait veiller. Il est aussi ce qui résiste en moi à prendre le chemin indiqué, à suivre les mots d’ordre ou à en donner. L’art est ce qui me transforme. Je ne sais pas dans quel esprit demain me trouvera devant ce qui nous reste à supporter. Contemplative, enthousiaste, observatrice, amusée, désabusée, révoltée ? Qu’importe ! Ce ne sont ni mauvais, ni bons sentiments, simplement du grain à moudre dans les vagues de mes pensées. Je n’ai pas de réponses prêtes aux questions de comment vivre l’instant présent, ou comment construire le futur, ou comment préserver le passé. Pourquoi se limiter à des voies tracées ? Ne subissez pas, ne vous résignez pas, ni à la haine, ni au mépris, ni à la rage, ni à la violence, ni à l’indifférence. Vivez, regardez, écoutez, devinez, rêvez, créez, agissez ! C’est le seul crédo du mouvement. Pour celui qui croit encore à la possibilité de l’art, dans les vagues de l’espace et du temps, toutes les dimensions sont imbriquées.