Je pense à Nietzsche, et au démon qui pose la question de l’éternel retour [1].
Dirions-nous oui en ces temps de confinement, dirions-nous encore oui pour ces semaines suspendues à l’anxiété, ou jetterions-nous tout, car trop avides de «consommer» l’instant présent, sans réelle capacité, paradoxalement, de l’investir de sens et de nous l’approprier ?
Si nous envisageons de revivre cette situation alors il faut vivre pleinement ce moment parmi tous les autres, ne pas s’en exclure, l’envahir complètement de notre présence consciente, en dépit de tout.
Cette interruption du sablier de l’existence n’en est pas une ni n’est une contrainte pour moi ; elle me renvoie à la nécessité d’être au monde, à chaque instant.
J’ai choisi la voie du rêveur, celui qui se pose, contemple, invente, crée et s’envole parfois dans son imaginaire. Je n’ai pas besoin de « m’évader », je suis déjà dans une recherche de liberté qui ne se soucie pas des murs et des regards, mais ne s’en soustrait pas [2]. Je ne me nourris pas de ce qu’on voit de moi ; je me nourris de ce que je ressens, vois, entends, goûte, touche, et de ce que je peux en comprendre pour créer.
Je n’ai pas besoin d’être distraite de mon quotidien, il est mon œuvre et en artisan consciencieux, je ne veux pas perdre les fils d’or qui m’ont été donnés et que j’entrelace aux milles trames des jours et des nuits.
Oui. Telle est ma réponse à la question du démon. Et s’il était à refaire, je referais ce chemin. Je pèserai chaque minute à la balance du destin, même si je suis convaincue qu’il n’y a rien, ni paradis ni enfer, pour juger de ce compte d’apothicaire. Parce qu’il y a tout. Ici et maintenant, demain, hier et pour les siècles des siècles, dans nos esprits. Il suffit juste de prendre le temps de regarder et de s’autoriser à être ce que l’on veut être, en toutes circonstances, mais sans s’autoriser à oublier ce qu’on a choisi de faire. Je dresse ma mémoire à être mon juge et mon espoir.
Toutefois, il serait illusoire de croire que nous occupions tous la même temporalité dans nos lignes de vie, et certaines se brisent dans les tensions du confinement. Je ne ferai pas l’erreur de juger les autres selon ce que je suis, ma balance ne vaut que pour moi, en mon âme, et en ma conscience. Qui plus est, la question des inégalités dans les conditions de vie est flagrante, je ne l’évacue pas. Ce qui est vu par d’aucuns comme un temps suspendu est clairement un temps de survie pour d’autres.
Ce n’est pas la première fois.
La question philosophique de Nietzche ne signifie absolument pas que l’histoire se répète. Elle veut seulement nous mettre en position de juger nos actes en toute conscience. Cependant, le temps que nous vivons nous renvoie à l’archétype du cycle des temps et à celui de la « punition » du déluge.
Dans cette optique de l’éternel retour, je songe à tous les cataclysmes et les civilisations effondrées. J’ai encore sur mon bureau le numéro spécial du magazine l’histoire « 5000 ans de catastrophes », reçu – ironie du sort ? – juste avant le confinement.
Bien que nous soyons à mille lieues de terreurs anciennes, nous ressentons fortement cette crise, car sur médiatisée certes, mais aussi la règle est la même pour tous. Cependant, nous n’avons pas tous les mêmes moyens d’y faire face.
Il nous est plus difficile de détourner le regard sur ce qui nous est révélé. Il n’y a pas d’apocalypse ou de jugement dernier. Il y a de « petites » apocalypses qui nous font réfléchir à la condition humaine, dans le sens premier du mot. Nous établissons des comparaisons erronées en essayant de projeter hier sur aujourd’hui et comprendre avec lui, demain. Je ne suis pas sûre qu’on le puisse vraiment, mais ignorer les enseignements du passé nous condamne aussi à une forme d’éternel retour. Toutefois, tout change avec le temps, à part les injonctions éternelles à aspirer à une forme d’élévation morale. Cependant, ce sont des choses dont la nature se moque bien. La vérité est inaccessible, mais elle a un sens en tant qu’idéal à atteindre.
Me voilà à penser, de fil en aiguille, au 19e siècle où Mary Shelley écrit Frankenstein en 1816, dans son confinement pas si désagréable du lac Léman. À côté famine, morts, misère. Le Paris du temps de la peste et du choléra n’est aussi pas si lointain.
Devons-nous brûler les livres de ceux qui ont été assez privilégiés, toutes proportions gardées, pour pouvoir les écrire ? Ce serait de l’obscurantisme. Je n’aime guère cette mouvance où on doit à tout prix faire preuve « d’utilité » comme si l’art, la musique, le théâtre, la danse, les films, la littérature, poésies, romans, nouvelles, peintures, sculptures, dessins, griffonnages sur un bout de papier, tout cela ne serait que des « distractions » qui nous écarteraient de l’essentiel. Cette nourriture est essentielle pour l’esprit, retirez là et que devenons-nous ? Ces zombies que j’évoquais en première semaine.
Oui, c’est sans nul doute plus facile de faire ces griffonnages quand la survie n’est pas notre quotidien. Toutefois, ce serait aussi trop facile d’oublier tous ceux, qui, en dépit de tout, ont écrit ou dessiné dans les pires conditions, et dont le regard sur l’enfer nous est parvenu pour témoigner du vivant. Je n’oublie pas le legs de l’humanité. L’art est notre résilience, notre capacité à nous souvenir et à projeter un futur. C’est le lien qui nous fait épouser la cause humaine en unissant les hommes par-delà la vie et la mort, sans frontières, ni physiques ni temporelles.
Me voilà à passer de Nietsche à Cocteau et sa transposition de l’éternel retour avec la légende amoureuse de Tristan et Iseult accommodée et « actualisée » à une époque qui peut paraître déjà lointaine aujourd’hui. De Tristan et Iseult modernisés en suivant le fil (des Parques ?), j’arrive à penser aux visiteurs du soir. J’ai vu ce film enfant et jamais ne l’ai revu, ne voulant pas perdre la poésie de Marcel Carné, dans mes rationalités d’adulte.
Je l’avais ressentie si fort que je n’ai cessé d’entendre, pendant toute mon adolescence, le Diable dire « Qu’est-ce que c’est ? Quel est ce bruit ? Mais c’est leur cœur que j’entends ! Leur cœur qui bat ! Qui ne cesse de battre ! Qui bat ! Qui bat ! Qui bat ! Qui bat ! Qui bat ! Qui bat… qui bat… qui bat… qui bat … ».
Tandis que mon propre cœur, mon triste cœur, bavait à la poupe. Qu’importe ! Cela devait passer. Tout passe.
L’éternel retour de Tristan et Iseult en période de confinement me laisse songeuse. Mais il faut apprendre l’amour au quotidien, incarné dans l’animal blessé qu’est l’humain et en accepter les faiblesses et la réalité. Nul amour ne survit à la quête d’un idéal permanent. Cependant, ce qui transcende la réalité reste vrai. Nous sommes des poussières d’étoiles. Cela fait peu de choses de nous et aussi beaucoup.
Nous pouvons regarder l’univers et essayer de le comprendre, comme nous pouvons rester le nez dans notre poussière, terre à terre. Nous pouvons regarder notre amour grandir comme un chêne vigoureux, ou vouloir des tornades, des océans, chevaucher la foudre et les étoiles. Nous pouvons tout perdre et ne rien trouver dans l’absolu. Mais dans le relatif, le temporaire, nous pouvons construire un îlot de tendresse où ceux que nous aimons résident à jamais.
Ne pas oublier que cette semaine était celle des lyrides.
Tous les soirs de cette semaine, j’ai pointé mon nez au ciel pour regarder les étoiles.
Et je me suis souvenue, à les regarder, que nous sommes des éphémères. Nous rêvons tous d’un éternel retour, d’un passé idéal, d’un âge d’or fantasmé qui n’a jamais existé. Et nous passons dans l’espace d’un soupir, poussière parmi les poussières. Peu m’importe. Si j’occupe consciemment l’espace et le temps qui m’est accordé, je ne regretterai rien. Et surtout pas de vivre, en sachant qu’au bout du compte, il s’agit surtout et toujours d’apprendre à mourir en apprenant à vivre, et d’en finir avec la peur que cela génère.
Si je peux – ne serait-ce qu’un instant – être en un ciel ignoré une étoile nouvelle – alors j’aurai vécu.
[1] “Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : ” Cette vie, telle que tu la vis et l’as vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières !” Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir
[2]“Ne rougis pas de ce qui vient de l’opinion, de même, ne te soustrais pas à ce qui vient de la vérité.” Epictète, Sentences, XIV (6)