La forêt des rêves d'enfance

Amy Walker pouvait paraître insignifiante aux yeux de bien des gens. En tous cas, elle consacrait beaucoup d’efforts à ce qu’on ne la remarque pas sans qu’elle le souhaite. Elle ne devait pas être un sujet d’onirisme. Cela aurait interféré dans ses activités.

C’était au début de l’école primaire qu’elle avait compris, non sans amertume, qu’elle disposait de capacités uniques. Elle avait essayé d’expliquer devant toute une classe ce qu’elle faisait avec les rêves des autres, croyant raconter une chose commune. Tout le monde avait ri. Sa réputation d’enfant rêveuse pour les adultes, zinzin pour ceux de son âge, venait de débuter. Par la suite, Amy n’avait plus jamais évoqué sa particularité devant qui que ce soit. Elle ressentait encore trop la honte d’être la cible des rires et des quolibets. Ce qui ne l’avait pas empêchée, poussée par une forme d’esprit revancharde, de développer ses capacités à travers une pratique assidue, dès que l’occasion se présentait. Ce qui n’était pas si simple, l’exercice requérant un auditoire prêt à s’endormir et dont le sommeil pouvait être surveillé.

Ses premières armes, Amy les avait faites avec ses proches. Elle se souvenait parfaitement du jour de ses six ans où tout avait débuté. Dans l’après-midi, elle avait cassé un vase familial auquel sa mère tenait beaucoup et plus encore qu’être disputée, c’est l’expression peinée de cette dernière qui lui avait tenu lieu de punition. La nuit venue, elle avait guetté l’endormissement de ses parents et elle avait opéré l’extraction du souvenir. Comment s’y était-elle prise ? Il lui faudrait des années pour comprendre le mode opératoire et savoir le reproduire. Ce jour-là, les gestes s’étaient enchaînés naturellement, sans qu’elle n’ait rien à questionner.

 

Les souvenirs en songes

Ce qui l’avait poussé dans la chambre parentale tenait sans doute d’un mixte de chagrin et de culpabilité et l’envie de réparer les choses, sans savoir comment s’y prendre. Arrivée devant les dormeurs, elle était restée fascinée. Au-dessus du lit des volutes brumeuses de couleurs simulant des feuilles ou des palmes se déployaient en majesté, tout en restant reliées aux têtes reposant sur les oreillers par des fils très fins qui se ramifiaient dans de multiples directions telles des racines. Par endroit, les ramifications portaient des globes lumineux qu’elle prit pour des fruits. Plus tard, elle saurait que ces racines ressemblaient à des dendrites, des synapses, des arborisations terminales. À six ans, elle trouvait cela si beau qu’elle en oubliait presque de respirer. Instinctivement, sa main s’était dirigée vers un des fruits luminescents. Elle l’avait cueilli. En son centre palpitait un noyau bleu qui contenait l’image floue du vase cassé.

Elle l’avait gobé sans réfléchir. Le goût était sucré et un peu acidulé. Puis, le sentiment du devoir accompli, elle était sortie de la chambre sans un bruit.

Au réveil, tout ceci lui apparut tel un songe. Dans la dissipation des brumes nocturnes, elle s’imagina une histoire au sujet du vase. Son arrière-grand-mère y aurait caché sa bague de fiançailles en souhaitant la soustraire aux yeux de parents peu enclins à apprécier le futur fiancé. Le bijou avait failli être perdu pour un bouquet de fleurs qu’on mit dans le récipient. L’anecdote ne put être confirmée. Quelques questions posées sur l’objet ne suscitèrent qu’incompréhension de la part de sa mère, qui prétendit ne se rappeler absolument rien du vase en question et encore moins qu’il ait été brisé la veille.

Seuls des morceaux de céramique ébréchés dans la poubelle, ainsi que le clin d‘œil complice de son père quand il l’avait aperçu la fouiller– il avait toujours trouvé la chose laide – attestaient qu’il y avait eu quelque chose. L’enfant n’insista pas, tiraillée entre deux sentiments contraires, d’une part la curiosité d’en savoir plus sur la nature de cet oubli providentiel, de l’autre, le soulagement de ne plus se sentir coupable, en l’absence de tout souvenir du délit. À bien y réfléchir, elle pouvait effectivement avoir pris un rêve pour une réalité.

Le lit de cléopâtre

La deuxième expérience eut lieu dans sa septième année, avec une cousine de son âge, chez laquelle elle résidait en vacances. Un après-midi, en cachette, les deux fillettes avaient coupé de nombreuses roses du jardin. Elles avaient rassemblé les pétales des fleurs les plus odorantes dans un grand tissu aux fils d’or, car elles voulaient dormir sur un lit de rose, ayant lu dans un livre de légendes qu’ainsi dormait Cléopâtre.

Elles prirent de grandes précautions pour exécuter leur plan sans que les adultes ne s’en aperçoivent. Trop occupés à discuter autour d’un de leurs repas interminables, ils ne remarquèrent pas avant le lendemain que le jardin avait été dépouillé de ses plus belles fleurs. Le soir venu elles purent emporter leur butin dans leur chambre discrètement et organiser leur matelas de princesses à l’abri des regards.

La nuit, Amy se réveilla incommodée par les chatouillis des pétales. Ses yeux à demi ouverts s’agrandirent de surprise en voyant sa cousine endormie, la tête nimbée de ses cheveux blonds reflétant la lumière rose de milliers de fils d’or intriqués entre ceux de la couverture et ceux d’un réseau de branches fines et scintillantes au milieu desquelles brillaient des globes lumineux couleur de rubis. La scène qu’elle avait vue dans la chambre de ses parents se répétait avec néanmoins des pulsations de lumière différentes et des fruits à la fois moins nombreux et plus brillants. Elle en cueillit un à portée de sa main et l’avala. Il avait la chaleur de l’après-midi passé au soleil, un parfum de roses et d’attente joyeuse, de secret partagé et des meringues qu’elles avaient pris au goûter. Elle se rendormit.

               Le réveil fut bruyant et triste. Les adultes avaient découvert le jardin ravagé, la couverture irrémédiablement tâchée et elles se firent gronder en conséquence. L’affaire aurait été vite oubliée au milieu des rires si sa cousine n’avait cessé de répéter qu’Amy était la seule responsable et qu’elle-même n’avait touché aucune rose. Nul ne l’avait cru, car les faits démontraient le contraire et la fillette en conçut un ressentiment tel qu’elle exigea de dormir dans une chambre séparée. Elle n’obtint pas gain de cause, mais les jours suivants, elles ne partagèrent aucun jeu.

Chaque nuit, Amy sentit sa cousine lutter pour ne pas s’endormir la première. Elle la voyait l’épier sous ses couvertures relevées jusqu’au nez lui jetant ce regard que réservent les enfants aux araignées recluses dans les coins sombres. Alors qu’elles avaient l’habitude de parler de tout et de rien avant de s’endormir, un silence tendu régnait désormais dans la chambre en fin de soirée, l’une comme l’autre cherchant de toutes ses forces à garder les yeux ouverts le plus longtemps possible. Après une semaine de ce régime, elles finirent par s’endormir ensemble comme des masses.

Cauchemar

Une nuit pourtant Amy s’éveilla la première. Elle vit le spectacle attendu, l’arbre à rêve – c’était le seul mot qui lui venait à l’esprit pour désigner l’entrelac de fils tels des vaisseaux sanguins qui jaillissaient des têtes des dormeurs – et ses fruits. Certains étaient moins colorés qu’avant. Amy s’aperçut qu’en effleurant du bout des doigts un des fruits malades, elle ressentait un souvenir partagé avec sa cousine. Précautionneusement, à tâtons, craignant de réveiller la dormeuse et empirer son ressentiment à son égard, elle chercha le souvenir qui avait cassé leur relation en suivant les fils qui partaient des globes les moins lumineux. Elle le trouva au centre d’une toile arachnéenne de veinules noires, où il pulsait d’une lueur violette envoyant des rais de lumière sombre tacher d’ombres les fruits voisins.

Elle sut qu’elle devait détacher cette moisissure infâme proliférant aux dépens de leur amitié, tout en sachant également qu’elle n’aimerait pas le faire. Résolument elle saisit le petit globe pour le porter à sa bouche. Il se détacha des veinules avec un bruit spongieux– entre ses doigts il pulsait toujours, déclenchant des picotements désagréables et des sensations de décharge électrique ; progressivement son bras s’engourdissait tandis qu’elle portait le globe devenu pratiquement noir à ses lèvres. Elle l’avala en réprimant un haut-le-cœur à ses relents d’œufs pourris. Involontairement, les larmes coulaient sur ses joues tant elle se sentit soudain abandonnée, seule et trahie, en colère contre une injustice qu’elle ne comprenait pas.

Elle retourna se pelotonner au fond de son lit.

En se réveillant, elle avait un goût saumâtre dans la bouche et une fatigue excessive. Pourtant, elle aurait dû se réjouir. Sa cousine était redevenue joyeuse et amicale, s’il y avait eu mésentente, tout était pardonné, tout était oublié. Elles jouèrent à nouveau ensemble comme si aucune dispute n’avait jamais existé. Mais la nuit Amy ne voulait pas ouvrir les yeux, car elle craignait trop de voir apparaître, dans un coin de la pièce, le noyau sombre d’un ventre d’araignée pulser sa noirceur au milieu d’une toile de fils dégoulinants d’un goudron épais et gluant. Elle savait qu’en avalant le globe, elle avait laissé entrer quelque chose de froid dans sa vie et quoiqu’il arrive, il y resterait désormais.

rêves intriqués - 1

        Trois années passèrent où l’oubli tint lieu de soin et l’ombre cachée ne fut pas même un souvenir. La croyance qu’Amy avait eue en son pouvoir rejoignit les amis imaginaires de l’enfance dans leur disparition brutale et absolue. Enfant unique, elle dormait seule dans sa chambre ; enfant lunaire qui vivait « dans son monde », selon les adultes – en réalité enfant trop sage, non de comportement, mais de connaissance, trop curieuse ou trop imaginative – elle n’était pas non plus invitée à dormir chez les autres. Ainsi n’était-elle plus confrontée aux arbres des rêves.

Puis il y eut ce triste séjour de classe de neige. N’ayant pas d’amies avec qui partager de chambre, elle se retrouva dans un grand dortoir de huit enfants. À l’ennui des jours sans chaleur vint se rajouter l’effroi des nuits sans sommeil. Car Amy se réveillait à la lueur violette des cauchemars des autres enfants. Inlassablement, bien qu’effrayée elle-même, poussée par un sentiment d’empathie ou de justice peut-être, elle essayait d’extraire des réseaux et entrelacs de rêves, les globes les plus abîmés.

               Ceux-là, elle ne les mangeait plus. Ils avaient des relents d’urine et de sueur acide, ils sentaient la peur et l’abandon. Mais elle ne pouvait les garder, car si elle relâchait la pression de ses doigts, ils flottaient dans l’air pour rejoindre leur place d’origine. Elle apprit progressivement à s’en débarrasser. Il ne fallait pas les faire exploser en les comprimant trop fort entre deux doigts, car le contenu du songe expulsé brusquement du globe devenait un gaz qui, aspiré, plongeait son esprit dans l’effroi. Elle faillit abandonner après deux tentatives malheureuses. Il n’y a rien de bon à connaître les désarrois intimes des autres.

Toutefois la façon de procéder s’imposa au troisième essai : il fallait frotter le globe entre ses deux paumes en le malaxant lentement tout en pensant à la chaleur d’un jour doré. Amy imaginait toujours une plage immense et le scintillement du soleil sur la mer à perte de vue, ses orteils enfouis sous le sable chaud. Au bout de quelques minutes, il ne restait que des poussières sèches qui disparaissaient avec un léger sifflement, presque inaudible.

               Amy en observant les résultats de ses pratiques comprit aussi qu’il y avait, aussi bizarre que cela puisse paraître, des cauchemars salutaires : les rêveurs devaient les vivre. Certains permettaient d’apprendre la culpabilité et la limite entre le bien et le mal, d’autres servaient à se renforcer contre l’adversité. Encore fallait-il dominer ces derniers. Parfois, en infléchissant légèrement la course d’un fil, en diminuant la tension d’une membrane, en déplaçant un peu une arborescence, elle facilitait la tâche du dormeur.

rêves intriqués - 2

Elle avait appris à suivre les fils entrelacés, à effleurer les jonctions, à lire les réseaux des rêves comme on lit un livre en braille, en sentant du bout des doigts la vibration des globes se répercuter à la pulpe sous son épiderme. En décryptant cette pulsion, elle distinguait les noyaux de réalités sous les images fantasmagoriques. Elle soignait les âmes malades de souvenirs malheureux en réparant les blessures de leurs arbres-rêves.

Extraire les globes n’était pas la meilleure solution, elle laissait toujours des traces pour le dormeur et présentait des risques pour l’attrapeuse de rêves, ainsi qu’elle en était venue à se nommer. Parfois il le fallait, car les arbres à rêves se soignaient comme des jardins qu’une mauvaise herbe peut envahir et étouffer.

               Une nuit, lassée des cauchemars, en manque d’affection après avoir porté l’angoisse de tous ses compagnons de dortoir, elle se hasarda dans une chambre que partageaient deux jumelles. Elle enviait leur complicité et la tranquille assurance d’être toujours à leur place qui émanait d’elles. Les deux dormeuses respiraient doucement, tranquilles, leurs poitrines se soulevant à l’unisson.

Au-dessus d’elles des ramifications multiples s’enchevêtraient et des globes rouges et dorés illuminaient la pièce d’une couleur chaude. Cela faisait plusieurs jours qu’Amy veillait au milieu d’un réseau triste de lueurs blafardes vibrant de rejets, de déceptions, d’angoisses et de peurs enfantines. Là il y avait des rires et des jeux comme autant de gouttes de feu parsemées sur une toile de joie. L’envie d’un peu de chaleur lui fit tendre les doigts. Mais les dormeuses se réveillèrent en sursaut et crièrent à la voir debout en pleine nuit dans leur chambre, avec un sourire niais à regarder un je ne sais quoi au-dessus d’elles. Des surveillants alertés intervinrent, Amy prétendit qu’elle était atteinte de crise de somnambulisme. On feint de la croire, mais les jumelles la firent passer pour folle et nul n’osait plus dormir auprès d’elle.

               Le reste du séjour fut triste et sans chaleur. Amy ne chercha plus à réparer quoi que ce soit et ceux qui la rejetèrent eurent plus de cauchemars. Ils la tinrent pour responsable, car c’était une folle, disaient-ils, et cela leur faisait peur. Amy savait bien qu’au fond, ce qui leur faisait peur ce n’était pas une fillette soi-disant somnambule et à l’air étrange, mais des adultes ou des enfants ordinaires. Des gens que personne n’aurait désignés comme fous, mais qui dans leur normalité étaient d’une cruauté impitoyable et sans remords. Elle avait lu leurs rêves, elle en savait plus sur le bien ou le mal que tout ce qu’elle avait alors pu lire dans les livres et plus que ce qu’elle en lirait par la suite.

À dix ans, il lui semblait, dans son orgueil enfantin, que rien de ce qui était humain ne lui était étranger. Bien qu’elle en sût sans doute déjà trop, l’avenir lui apprit sans ménagement son erreur. Elle aurait encore à entrevoir, dans la trame de leurs rêves, la complexité des hommes et des choses qu’elle aurait sans doute, à maintes reprises, voulu ignorer. Mais qu’aurait-elle voulu, elle, doté de ce pouvoir si spécial qu’elle savait devoir garder caché ? Une chose simple, une chose à la portée de tous : rêver.

Quand tout le monde la traitait de rêveuse et la disait dans la lune, quand on louait – louanges parfois proches du sarcasme – son pouvoir d’imagination, Amy se désolait de ne pouvoir rêver. Car non, Amy ne rêvait pas en dormant, quel que soit l’heure ou l’endroit.

La nuit, elle s’inventait des histoires qui la berçaient jusqu’à l’endormissement, c’est tout. Elle n’était pas emportée dans des songes surprenants, désirés ou non, c’était elle qui concevait la trame qui peu à peu s’effilochait dans l’attente que le sommeil arrive. Et il arrivait, sous la forme d’une ombre noire qui emportait le fil de ses pensées dans l’interruption brutale de toute conscience.

« L'interprétation du rêve est la via regia menant à la connaissance de l'inconscient dans la vie d'âme

À treize ans, Amy eut une révélation en lisant Freud. «  L’interprétation du rêve est la via regia menant à la connaissance de l’inconscient dans la vie d’âme » fut cette phrase qui lui ouvrit la voie de l’avenir. Elle était une interprète et à ce titre, un guide des âmes. Sa vocation de psychiatre était née. A dix-sept ans, elle entama sa première année de médecine et d’autres premières fois. Elle eut ainsi comme premier petit ami un autre étudiant rencontré sur les bancs de la faculté, ainsi que sa première déception amoureuse.

Néanmoins, l’aventure eut de bons côtés. Partager le lit d’un garçon lui permit dans un premier temps d’améliorer sa capacité de lire entre les rêves, d’en extraire à la fois les souvenirs et les sentiments. Amoureuse, sans doute souhaitait-elle éviter à l’étudiant les cauchemars, effacer les conflits, les ressentiments, les humiliations.

L’expérience fut rapidement concluante et tout aussi désastreuse. Les rêves du garçon ne l’incluaient pas, tout en étant extrêmement prétentieux sur ses capacités de conquêtes féminines. Elle comprit n’être qu’un jouet de plus dans une collection hétéroclite de lots humains gagnés dans un jeu stérile. Ne reposant sur rien de plus qu’un pari unilatéral, sa relation était vouée à un échec rapide. Elle décida de l’écourter et pour faire bonne mesure, fit un léger écart à la conduite qu’elle s’était plus ou moins fixée : n’extraire et n’avaler des fruits des arbres-rêves qu’en cas de nécessité. Après tout, nul n’en serait témoin.

Ce fut une nuit où elle s’autorisa un petit festin de globes roses et doucereux, qui pulsaient d’une lumière chaude, certains sucrés, d‘autres un peu acides, qui lui en apprirent beaucoup sur l’expérience du voyeurisme et sur la sexualité de son partenaire.

Le lendemain, ce dernier ne se souvenait plus ni d’elle, partie à l’aube, avant son réveil, ni des autres. Elle ne chercha pas à le revoir. Elle avait décidé de l’oublier, sans laisser de traces, s’excusant d’avance de son comportement qu’elle avait calqué sur celui du garçon. Par la suite, seuls les vrais rêveurs, ceux dont l’imagination dépasse les souvenirs ou les désirs communs, purent la séduire. L’étudiant devint quant à lui très réservé et osait peu aborder les filles dans l’amphithéâtre. En d’autres temps, d’autres circonstances, Amy aurait pu se sentir coupable. Ayant choisi délibérément de ne plus rien ressentir à son sujet, il n’en fut pas question.

À vingt-trois ans, Amy suivait toujours ses études de médecine, était sortie (pour accélérer son apprentissage) avec un brillant interne – qui souffrit quelques temps d’oublis inexplicables – et se destinait à devenir psychiatre psychanalyste.

Soigner les rêves

À trente-cinq ans, réputée meilleure psychiatre pratiquant la psychanalyse lacanienne à Paris, Amy s’ennuyait un peu. Pourtant, elle ne souhaitait pas renoncer à son travail. Pourquoi ? Si quelqu’un lui avait posé la question, elle aurait répondu qu’il s’agissait d’un job alimentaire. C’était bien là l’ironie de la situation. Car, petit à petit, à force de côtoyer des choses tristes, elle s’était autorisé quelques incartades pour gober des globes brillants.

Bien sûr, elle veillait à ce que l’équilibre soit préservé et laisser toujours un arbre à rêves revigoré après son passage, malgré quelques fruits en moins. C’est ce qu’elle estimait être sa juste rétribution. Elle ne prenait d’ailleurs que certains types de songes, ceux difficiles à relier à des souvenirs et qui pour elle étaient les plus nourrissants : ils lui donnaient accès aux véritables aventures oniriques qu’elle n’avait pas.

Cependant, bien qu’elle veillât à ne jamais dépasser certaines limites, elle devait admettre à son corps défendant une forme d’addiction. Il lui fallait se nourrir régulièrement d’une dose de désirs imaginaires pour se sentir entière. Sinon, le manque la rendait douloureusement apathique, indifférente à tout.

Or les menus n’étaient plus à son goût : trop répétitifs. Chasser les mauvais rêves était sa spécialité et elle n’avait aucun doute qu’ainsi faisant elle réduisait aussi bien les risques de démence et de dépressions que les maladies neurologiques. Ceux qui venaient la voir souffraient de cauchemars et de phobies récurrents, qu’elle guérissait d’ailleurs très bien. Mais, outre le fait qu’ils ressassaient toujours les mêmes choses, ils étaient rarement de ceux à l’imaginaire joyeux. Tout du moins, tant qu’ils lui rendaient visite.

Heureusement, après qu’elle eut publié dans le Lancet Neurology plusieurs articles sur le lien entre les pathologies du sommeil et les maladies neurologiques dégénératives, elle fut approchée par l’institut du cerveau qui lui proposa de contribuer à leurs recherches sur ce sujet. Ce fût une période de sa vie passionnante où elle put se nourrir comme jamais auparavant. Les techniques d’imagerie lui semblaient bien pauvres en comparaison de ce qu’elle pouvait voir et faire, mais jamais elle ne révéla son secret.

On ne confie pas d’explorer scientifiquement la démence à quelqu’un qu’on peut soupçonner de cela. Au cours de ces travaux, elle fut amenée à recruter des personnes atteintes de maladie de Parkinson, d’Alzheimer ou de troubles apparentés, en tant que candidats à certaines expériences. Comme il s’agissait désormais d’associer les pratiques de la médecine conventionnelle et les pratiques complémentaires non médicamenteuses les plus pertinentes, personne ne s’étonnait de la voir effectuer certains gestes avec auprès de ses patients, pourvu qu’elle puisse documenter ses interventions et leurs résultats et que ces derniers soient favorables. Bien sûr, elle ne documentait que ce qui était visible de tous.

Rêve de vie

Auprès des personnes âgées, elle se sentait de plus en plus un guide des âmes, mais telle une déesse psychopompe exilée de son propre territoire des rêves, elle sentait douloureusement qu’il lui restait une frontière à franchir. Ce vide absolu de souvenirs en provenance de son propre cerveau en sommeil, que recelait-il ?

Qu’était-elle ? Elle avait passé plus de la moitié de sa vie à explorer les rêves des autres pour comprendre ce qu’ils étaient et comment les soigner, tout en n’ayant aucune idée des circonstances qui l’avait rendue si particulière. Sa position lui avait permis d’échanger avec de multiples spécialistes des neurosciences cognitives, des neuropsychologues cliniciens, des neurobiologistes, des artistes, des psychiatres, des neurochirurgiens, des neurophysiologues, des hypnothérapeutes, des philosophes des sciences, mais jamais l’un ou l’autre, dans aucune de leurs discussions ou discipline, n’évoqua quelque chose de semblable à sa propre expérience.

La soixantaine passée, elle se mit à visiter régulièrement une vieille dame très âgée qu’elle avait prise en affection. Cette dernière avait été une grande excentrique connue autrefois pour ses extravagances : une scientifique devenue muse de peintres, sculptrice et dessinatrice elle-même, écrivaine, danseuse, chanteuse et musicienne, inspirante et inspirée. Amy discutait longtemps avec elle et restait à ses côtés aux heures de la sieste, lui tenant la main, regardant se déployer l’arbre de rêves le plus majestueux qu’elle ait jamais vu, où des souvenirs rocambolesques côtoyaient les constructions chimériques de l’imagination la plus débridée qui soit.

Malgré la tentation de les ressentir en les avalant, elle se contentait d’observer par transparence, dans les noyaux des sphères lumineuses, des centaines de scènes qui l’emportaient dans une transe onirique. Il y avait dans tout ceci un mélange savoureux et étincelant d’une vie rêvée ou le rêve d’une vie, elle ne savait plus très bien, pour la première fois, percevoir le réel dans l’imaginaire. Ou était-ce l’inverse ? Cette fois, sa perception se perdait dans les illusions d’une vie théâtrale. Elle n’arrivait jamais à tout voir et revenait fascinée, contempler cette complexité magnifique qui la maintenait dans un rêve éveillé, au milieu d’une galaxie d’étoiles.

Malheureusement, son amie déclinait et progressivement en dépit de ses efforts à renouer des liens, solidifier des membranes, renforcer des tissus, les globes perdaient leur lumière. Certains s’éteignaient même définitivement. Elle n’arrivait plus à endiguer le mouvement et la perte des souvenirs.

Un soir qu’elle se tenait comme à l’ordinaire assise auprès du lit, gardienne du sommeil, elle s’aperçut que l’arbre à rêve avait rétréci jusqu’à un point de non-retour. Rien de ce qu’elle aurait pu faire ne servirait désormais à le soigner. Pour garder en elle un souvenir de la vieille dame avant que tout ne s’efface, elle fit la seule chose en son pouvoir : manger un fruit de l’arbre à rêve. Son choix se porta sur le dernier fruit le plus brillant de tous, un globe doré si scintillant que jamais elle n’avait pu percevoir ce qu’il contenait.

L’avaler fut la sensation la plus extraordinaire qu’elle ait jamais ressentie. Puis elle ne ressentit plus rien. Car en l’avalant, Amy eut enfin la réponse qu’elle recherchait depuis si longtemps.

Elle était son propre rêve.

Ceux qui trouvèrent Madame Annie Walker inerte sur son lit le lendemain matin purent dire « qu’elle était partie paisiblement dans son sommeil ». Jamais mots ne sonnèrent plus juste au vu du sourire rayonnant sur ce visage aux yeux clos.

 Amy avait enfin franchi la frontière.

La vie rêvée