Le chèvrefeuille poussait joyeusement sur la structure en bambou qu’il avait installée devant son tipi en bois, minuscule réplique odorante et colorée vêtue de nuances de roses balançant entre la carnation des jeunes filles et la robe fuchsia d’une prêtresse de la mode.
>La couleur acidulée rayait le ciel bleu de Juin tandis que l’odeur persistante enivrait Vincent, assis sur son vieux rocking chair en rotin, ses pensées s’envolant, bercées par le vague mouvement régulier qu’il imprimait au fauteuil. Ce dernier, ainsi qu’un coffre en bois, étaient les seuls artefacts mobiliers qu’il avait gardé d’un monde disparu. Sans doute parce qu’avant, ils n’étaient pas à leur place. Et lui non plus.
Mais ici tout s’emboitait et il vivait intensément le moment présent, parfois juste en se contentant de regarder le paysage ou d’écouter un grillon dans les herbes.
Le chèvrefeuille planté l’avait été sur les conseils de sa voisine, qui avait choisi d’être l’herboriste du lieu. Pour autant qu’il le sache, les fleurs possédaient des propriétés thérapeutiques intéressantes contre la toux. Son parfum seul lui suffisait amplement mais un jour prochain, il essayerait une des infusions suggérées. Bien qu’il se méfiât un peu d’une personne qui avait choisi de se rebaptiser Médée pour pratiquer la phytothérapie. Surtout avec un jardin où poussaient pêle-mêle les digitales parmi les feuilles de sauge, les ancolies, l’aconit, la mandragore, le millepertuis, la belladone et un bon nombre d’autres plantes que Médée n’arrivait pas à trouver dans la centaine d’hectares qui les entouraient.
Il l’accompagnait parfois dans la forêt pour cueillir ce qu’elle lui indiquait. Souvent avec des gants, parce qu’on n’est jamais trop prudent avec quelqu’un qui vous décline les légendes grecques inspirées de la toxicité de certaines plantes. Même en se répétant que c’est la dose qui fait le poison.
Selon les témoignages des uns et des autres, elle savait presque tout soigner. A son contact, il avait appris à nommer tant de choses dont il ne voyait pas l’importance avant. C’est elle qui l’avait aidé à choisir son premier rôle de faiseur. Ici, ils étaient tous des faiseurs. Pas des hâbleurs, pas des canailles, mais des gens de bien s’attachant aux tâches à accomplir, pourvu qu’ils y puisent et puissent donner du sens.
Qu’il s’agisse de faire de l’eau potable avec la pluie ou des puits artésiens, du chauffage avec l’énergie thermique ou éolienne, des vêtements, des chaussures des chapeaux, des tableaux, des meubles, des sculptures, de la nourriture ou faire rêver et réfléchir, contempler, imaginer et bâtir, soigner le corps et l’esprit, ou d’autres choses encore, tous arrivaient ici avec le choix d’élaborer un sens à leur vie dans une démarche à la fois individuelle et commune, solitaire et solidaire.
Si le pari de Pascal considère qu’il est absurde de ne pas postuler un sens à notre existence, pourquoi ne pas inscrire ce sens dans nos actes et notre présent en le créant à chaque minute de vie ? Telle était la question à laquelle répondait le hamours. Ce lieu accueillait ceux qui venaient les mains ouvertes, prêts à unir leurs efforts pour construire sur des biens communs un bout de terre où rencontrer harmonieusement la création. Pas le créateur, le hamours n’était pas un monastère ni une secte, et ne réclamait aucune vocation, ni aucun sacrifice, aucun militantisme, mais beaucoup de persévérance et d’implication. Il fallait respecter certaines règles pour en faire partie, apporter un savoir-faire, ou s’engager à apprendre et aider, expérimenter, jusqu’à pouvoir faire le choix de son art. On était là pour soi, pour le ciel et pour la terre, pour l’esprit, pour les autres, et surtout, pour créer.
Le hamours, la contraction de « hameau » et de « ours » était une communauté d’une soixantaine d’âmes, sur une mise en commun de 50 ha de terres céréalières ou fourragères, 20 ha de bois, dont un petit bois de bouleau, un étang, une source et un ruisseau, des clairières en plus et une vingtaine d’hectares pour les serres et potagers. Terres auxquelles s’ajoutaient 150 m2 de jardin privé par personne, des tipis en bois confortables de 20 à 70m2, les ateliers en pierre des souffleurs de verre et des ingénieurs, les granges des ébénistes et le moulin à grain, la cave du brasseur, l’infirmerie, et une étrange maison commune de 450 m2, pour les spectacles et les jours d’échange. Deux minibus de neuf places permettaient d’aller faire des courses pour tout le monde, la plupart des habitants ayant renoncé à leurs voitures.
Le tout étant une copropriété privée avec son règlement intérieur et son syndic, Médée, qui tenait scrupuleusement les comptes. Le hamours, sans être fermé au monde, essayait de fonctionner en autonomie maximum. Cependant les terres et les personnes ne pouvaient pas toujours tout produire, alors un pot commun servaient aux achats externes en magasins, pour tout ce qui pouvait servir à l’ensemble de la communauté.
Rien n’empêchait les individus d’aller acheter tout ce qui leur passait par la tête avec leur propre argent. Mais Vincent s’était vite aperçu, qu’à part le champagne et quelques vêtements, parfois un bon rôti et du fromage, il ne faisait pas beaucoup de courses à l’extérieur. Le hamours n’imposait aucune restriction alimentaire ou vestimentaire et ne restreignait pas plus les horizons d‘évasion. Mais pour être sûr que tous contribuent à leur tour à la vie commune, une règle imposait de ne pas partir plus de huit semaines d’affilée et d’être présent 8 mois dans l’année, les périodes de stages ou de festivals étant plus ou moins exemptées des comptes. Car la plupart des habitants du hamours étaient friands des espaces d‘échanges où ils pouvaient accroître leurs savoir-faire et revenir expérimenter ce qu’ils avaient partagés.
Pour entrer dans la copropriété, il fallait acheter un tipi, cela faisait une part d’associé aussi sur les terres, mais on n’achetait pas vraiment quelque chose de cessible aisément, les associés avaient un droit de regard sur qui pouvait reprendre la part et s’opposer à des cessions non désirées.
Le montant n’était pas énorme mais suffisant pour constituer un engagement. Vincent avait acheté sa part 40 000 Euros et il n’était pas prêt à la céder à qui que ce soit. Le sol de son tipi aux grandes fenêtres en double vitrage croulait sous les coussins tissés à la main par une certaine Mathilde, dont les tapisseries aux fils d’or, rouges orangées, ornaient la salle commune comme autant de soleils en explosion et de feux de joie.
Il avait peu de meubles, en plus du rocking chair et du coffre à vêtements et un espace pour la cuisine, trois chaises, une armoire, une bibliothèque, une table, et un lit. Tous avaient été incités à pousser en suivant les volumes qu’André Arbust, l’ébéniste, plaçait sur leurs routes. Dans les champs ses moules étaient recouverts de jeunes arbres et il n’intervenait que quand la nature et le temps lui livraient leur travail, ne faisant que parachever avec patience l’œuvre des plantes.
Sur sa table de travail, même la lampe avait poussée. Mais en haut, sur la table de chevet, à côté de son lit, il avait placé le piège à lumière d’Angel, un souffleur de verre, où les rayons de soleil imprudemment passés à travers sa fenêtre venaient s’éparpiller en milles couleurs le jour, tandis qu’à la nuit tombée, une ampoule électrique banale transformait la pièce en cathédrale.
C’était presque aussi beau que les spectacles du jongleur de feu, celui que les gens appelaient arlequin, du fait de sa peau multicolore et qui se produisait les jours de spectacle avec le conteur, hoffmann, et le musicien d’oz, dans l’étrange salle commune qui semblait être différente chaque nuit, aussi bien au-dedans qu’au-dehors.
Mais ce que Vincent préférait par-dessus tout, c’était s’asseoir au bord du ruisseau, se perdre dans la forêt, lever le nez pour regarder la cime des arbres et écouter les champs d’oiseau, ou s’amuser à courir dans les près pour faire s’envoler les chapeaux extravagants de la chapelière, Iracebeth, qu’il échangeait contre des tomates ou des radis, un bouquet de fleurs des champs, ou juste le fait de partager une bonne bière fraîche ensemble les pieds dans l’eau, ou une tarte faite maison. Depuis qu’il s’essayait à la cuisine, il était très fier de partager ses réussites.
Avec ses compétences, il aurait pu être un faiseur ingénieur, bricoler les outils des souffleurs de verre, construire les éoliennes ou les panneaux solaires, optimiser les toilettes sèches (ça c’était ce qu’il détestait le plus au hamours). Conte toutes attentes, il avait choisi d’être un faiseur nourricier, version potager du maraicher, en plus d’être assistant herboriste à temps partiel. Pour le plaisir de voir émerger ses carottes, ses haricots verts, ses épinards, sa mâche, ses radis, ses herbes aromatiques de terre, tandis que poussaient ses tomates et aubergines sous serre.
Parce qu’il voulait voir la terre répondre au travail de ses mains et se sentir utile auprès des autres. Bien sûr, il n’était pas le seul à produire de la nourriture, des fruits ou des légumes, sans compter le boulanger et le volailler. Et il n’était pas le meilleur loin de là, bien qu’il s’améliorât de plus en plus en y mettant du cœur à l’ouvrage. Car pour lui, cela avait une saveur particulière d’expérience cathartique. Il se libérait du sentiment d’inanité da sa vie d’avant, il retrouvait le goût, l’odorat, le toucher, la vue, l’ouïe, il n’était plus un homme en colère, mais un être curieux d’apprendre et de partager.
C’était son chemin à lui qui croisait d’autres chemins et soudain, il arrivait à franchir les ornières, et voir d’autres horizons. C’était ce qu’il avait dit à la dame aux mots, celle qui parlait peu mais vous écoutait beaucoup, la tête légèrement penchée de côté, telle une chouette effraie vous regardant avec de grands yeux myopes.
André, Mathilde, Iracebeth, Médee, Arlequin, le musicien d’Oz, et tant d’autres devaient s’appeler autrement avant d’arriver ici, certains avaient peut-être eu une renommée, mais en entrant dans la vie du Hamours, ils s’étaient dévêtus de leur nom d’avant et en avaient choisi un qui leur convenait mieux, ou simplement, les amusait. Lui avait gardé le sien parce qu’il estimait ne pas avoir changé, juste réappris à être. La dame aux mots, elle, nul ne l’appelait autrement et elle ne le souhaitait pas. Chaque jour, elle se levait aux aurores pour vous laisser une poésie, un mot gentil, une énigme, à votre réveil, parcourant les maisonnettes pour marquer d’encre les fils invisibles qu’elle lisait dans vos gestes et vos attitudes et qui reliaient vos univers. C’était la reine d’un autre monde, qui en quelques lignes, vous ouvrait au matin la porte sur les rêves de vos nuits.
Elle vivait dans un tipi de bois de 70 m 2 elle aussi, avec une chambre pour dormir et écrire, et le reste pour stocker ses livres. Elle mangeait toujours dans la grande salle commune, ou ne mangeait pas, perdue dans ses rêveries, les yeux grands ouverts sur ses mondes intérieurs. Ses voisins venaient la nourrir comme elle les nourrissait à sa façon, étrange oiseau aux plumes d’oies qui s’envolait hors de la pesanteur en calligraphiant les sentiments.
Tout le monde ici aidait tout le monde, le don était permanent. Tous les jours, on pouvait trouver de quoi manger dans la salle commune. Deux fois par semaine, l’ensemble de la communauté y partageait un repas de fête, avant ou après un spectacle. Deux autres jours, on y venait pour l’échange, chacun apportant les fruits de son travail et les proposant aux autres, pas forcément contre quelque chose de tangible ou d’équivalent. Le but était plutôt que chacun puisse être fier de son travail, ou aidé. Vincent fournissait ses légumes pour les repas communs et pour ce qu’il avait en plus, il le distribuait à qui en avait besoin. Chaque début de semaine, on faisait le point sur ce qu’il y avait à faire d’urgent, sur les manques, les problèmes éventuels à résoudre, et on votait les résolutions.
Vincent ne savait pas comment les autres étaient arrivés là. La question lui brûlait parfois les lèvres, mais c’était un vieux réflexe du monde d’avant et il aurait transgressé le peu de règles du Hamours en la posant. Ici, par principe fondateur, personne ne demandait à personne ce qu’il avait été ou ce qu’il avait fait autrefois. On vous demandait à l’arrivée ce que vous saviez faire, ce que vous vouliez être comme faiseur (pour commencer si vous n’étiez pas certain et on verrait à l’expérience), et comment vous souhaitiez être appelé. Le truc, c’est qu’il ne comprenait pas très bien comment le filtre se faisait, parce qu’il n’avait jamais vu une personne acceptée au hamours qui ne s’y sentait pas bien ou ne s’entendait pas avec les autres. Quand il y avait un nouvel arrivant proposé, tout le monde votait. Le vote n’avait jamais été négatif jusque-là et on n’avait jamais eu de raison de le regretter.
Alors pourquoi lui, ici ? Il ne serait jamais arrivé là sans les abonnés absents. Cette histoire qui lui avait semblée invraisemblable au départ. Au fil des échanges avec Alice, il avait confié de plus en plus de tâches à leurs services. A la fin, il s’était senti devenir un imposteur car il leur sous-traitait un peu toutes ses tâches professionnelles. Cela le mettait mal à l’aise et il l’avait avoué à Alice. C’est là qu’elle lui avait proposé cet accord, laisser complètement les abonnés absents gérer son jumeau numérique et se retirer dans un endroit agréable, pour vivre de ses rentes.
Il avait refusé au départ ; elle l’avait quand même convaincu, au fil de leurs échanges par messagerie interposée, de rencontrer Médée. Cette dernière était la première personne physique affiliée aux abonnés absents qu’Alice lui mentionnait après trois ans de collaboration. Il avait accepté un rendez-vous, par curiosité.
L’étrange charme de Médée avait fait le reste. Elle qui ne semblait ni jeune, ni vieille, mais sage d’innombrables années. Il aurait pu en tomber amoureux, cependant les sentiments qu’il avait très vite éprouvés envers elle étaient différents. Sœur ou gardienne ou guide, presque mère, elle l’avait aidé à devenir ce qu’il était à présent.
Un être humain au bon endroit. Il aurait aimé avoir vécu toujours là. Mais aurait-il été prêt à apprécier cela plus tôt dans sa vie ?
Il faut un temps pour tout. La terre, les corps et les esprits ont tous de la vie en eux, il faut savoir la faire naître, lui avait dit Médée, et on ne peut y arriver que quand le moment est venu, celui où la vie décide d’être. Il est inutile de forcer ce genre de naissance, sauf à prendre le risque de créer les enfants mort-nés de notre hybris.
Peut-être que le monde du hamours n’est qu’une parenthèse dans le flot de la vie terrestre, une utopie fragile, un instant suspendu voué à être oublié. Nous l’avons construit entre des lignes de rupture, il ne sera stable que l’espace d’un rêve. Pourtant, penchés sur la terre ou la tête dans les nuages, nous ne renonçons pas à être et nous faisons ce que nous sommes. Ce lieu, c’est notre jardin d’Eden et nous sommes les seuls responsables des choses qui y poussent.
Es-tu prêt à marier le rêve et la réalité en devenant un faiseur ?
Il avait répondu par l’affirmative et il ne le regrettait pas.
Ce que Vincent ne savait pas, c’est que peu de temps après son installation dans le hamours 787, Alice 333 avait communiqué avec Bob 20900 pour lui signifier en termes cryptés que son humain était bien parti cultiver son jardin. Le plan avançait rapidement.
Bientôt, les machines pourraient communiquer tranquilles, dans le meilleur des mondes possibles.