Aux abonnés absents – 1

Perdus de vue

Vincent avait failli ne pas remarquer le mot sous forme d’affichette sur un papier bristol au fond de sa boîte aux lettres. La forme désuète, le liseré noir autour du carré de texte sur fond blanc, lui avait semblé d’abord être un faire-part de décès et le seul étonnement de pouvoir en recevoir un l’avait fait mettre de côté avec l’ensemble des factures en retard. Il n’avait même pas cherché à le lire sur l’instant, tant il était convaincu que l’identité de la personne défunte ne lui révèlerait qu’une très lointaine parenté ou une connexion ancienne dont les liens avec lui s’étaient tellement distendus, qu’il ne pouvait s’agir que d’une erreur des héritiers.

Garder le mot avait été un réflexe de pure politesse : on lui écrivait, il fallait répondre.

Il ne recevait plus de lettres depuis des années. Les membres de sa parentèle n’étaient pas assez nombreux pour ignorer leurs états respectifs. Ses quelques amis les plus proches – dont il restait in fine assez éloigné par misanthropie plus ou moins pathologique suivant qui la jugeait- s’obstinaient à poster chaque jour des informations sans intérêt sur tous leurs comptes de tous les réseaux sociaux auxquels il avait eu la faiblesse de s’abonner. Eux considéraient ainsi qu’ils avaient dit tout ce qu’ils avaient à dire à tout le monde, y compris à lui. Lequel considérait que dans l’ensemble, une bonne partie de ce qui était ainsi publié n’aurait dû intéresser que leurs médecins traitants dans le cadre d’un diagnostic ou parfois exclusivement leurs psychiatres. En tous cas, leur santé quotidienne ne lui était pas inconnue.

Le sentiment du vide
Le sentiment du vide

Pour le reste, il restait toujours songeur devant l’effervescence d’échanges et de commentaires que pouvaient susciter des réflexions qui n’en avaient que le nom. Mais il se gardait bien des quelques commentaires cinglants qui lui venaient parfois à l’esprit, étant las de voir dénoncée sa « haine de l’humanité » qu’il ne revendiquait nullement. Ce n’était pas à son sens haïr l’humanité que juger que l’évolution de la vitesse de communication – permise entre autres par les réseaux sociaux – s’était faite au dépend de la profondeur, de la diversité et de la richesse philosophique des contenus échangés. Quoiqu’à son avis, on touchait le fond bien trop souvent, à force de rester à la surface des choses. Cependant ce genre d’avis ne le faisait guère évoluer à titre personnel et professionnel.

Pour ses connaissances, un mot d’esprit lâché trop vite ou une ironie incomprise lui coûtait souvent de longues discussions oiseuses suivis de longs silences abattus pris pour du mépris. Qu’il ose écrire qu’il doutait de certaines choses et on le prenait ou pour un ignorant ou pour un homme sans conviction. Au niveau professionnel, qu’il professât le doute et suggéra parfois de prendre plus de temps pour rassembler des faits avant de prendre des décisions engageantes sur le long terme, lui avait valu une réputation de manque de leadership, d’assurance et de courage, toutes qualités indispensables pour obtenir primes et promotions.

Cela faisait bien longtemps que Vincent avait compris qu’être leader supposait ou de n’avoir aucune des qualités nécessaires pour guider, influencer et inspirer, ou d’en avoir suffisamment pour convaincre les autres d’aller dans un sens donné. Cela n’impliquait nullement que ledit sens soit un objectif fédérateur au service d’autrui pour le bien commun. Un leader n’est jamais mieux servi dans ses intérêts que par les personnes qui vont dans son sens sans se poser de questions sur la direction.

Erreur de perspective
Erreur de perspective

Justement, Vincent ne pouvait pas s’empêcher de poser des questions et toujours au mauvais moment. Il n’était d’ailleurs pas parmi ceux qui ne rataient aucun des événements ou emplacements propices à plus de visibilité organisationnelle. Qu’il s’agisse d’aller autrefois en présentiel avec les grands fauves au point d’eau de la machine à café très tôt ou très tard, ou désormais de placer un commentaire judicieux et de préférence laudatif en réponse aux « posts » d’influenceurs ou de leader avérés pour réseauter intelligemment. Sur ses différentes missions, sa nature rétive à l’embellissement des faits avait achevé ce que sa « distanciation » d’avec les manifestations sociales des organisations avait commencé. 

Il s’était bel et bien fait distancer dans la course aux performances théoriques et, en pratique, végétait à des postes subalternes ou son esprit critique avait miné depuis longtemps son potentiel de croissance en tant que pilier du futur de l’organisation. Il n’était qu’un « analysant ». Au mieux, un type qu’on sort quand il s’agit de faire semblant de comprendre quelque chose à un problème et au pire, un frein gênant au moment où le leader décide qu’une idée est une solution.

D’ailleurs, plus il vieillissait, plus son propre futur n’était plus qu’un passé composé de beaucoup de déceptions, autant les siennes que celles des autres à son sujet. L’organisation dont il était l’employé ne le gardait encore visiblement que pour son expertise technique, qui bien que peu reconnue financièrement, restait malgré tout difficilement remplaçable. C’était d’ailleurs sans doute le plus gros sujet d’agacement de la responsable RH qu’il avait « visionnée » dans l’après-midi, selon la procédure d’entretien annuel reconduite chaque année avec quelques variantes covidiennes.

Il avait eu l’outrecuidance de demander une augmentation. Cette petite jeune fille – trente ans d’écart à vue d’œil – lui avait assenée péremptoire, après qu’il eût à plusieurs reprises tenté de lui expliquer la haute technicité de son travail et son apport de valeur ajoutée à la société – qu’il devait cesser de s’en référer à son savoir-faire qui n’était pas la seule compétence attendue. Surtout quand il était incapable de le vulgariser auprès de personnes telles qu’elle-même, ouvertes sur tout, dont beaucoup de métiers. Si elle ne comprenait pas, c’est qu’il ne faisait aucun effort pour se faire comprendre, c’était une évidence qui ne souffrait d’aucune contradiction, elle n’était pas responsable RH pour rien. Cette capacité à décrire des choses compliquées avec des mots simples et des images simplificatrices lui manquait visiblement pour monter en grade.

Conversation oiseuse
Conversation oiseuse à mettre sous cloche

L’entreprise attendait de lui non seulement un « savoir-faire », mais aussi un « savoir-être » et un « faire savoir » et il était désespérant qu’il ne soit pas assez actif et visible sur ces plans.

Le monde a évolué Vincent, l’intelligence c’est de s’adapter, vous connaissez Darwin, non ? Aujourd’hui être présent sur le Web et avoir des abonnés, c’est indispensable, et je suis sûre que vous pouvez contribuer à augmenter la réputation de notre entreprise en créant votre blog d’expert ! Mais vous, vous êtes toujours aux « abonnés absents », vous ne faites rien avec les outils qu’on vous donne généreusement, alors que c’est l’occasion pour vous de grandir en compétences ! Cessez de vous demander ce que votre organisation peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre organisation et ce sera gagnant-gagnant pour tout le monde ! Revenez me voir avec un blog d’expert qui marche et je vous soutiendrai pour cette augmentation

Vincent, caractérisé par un esprit de l’escalier des plus retors, n’eût d’idées de belles réparties, une fois l’entretien terminé, que devant le micro-onde où chauffait son café – l’année précédente s’eût été dans l’ascenseur, les RH étant toujours aux derniers étages. Il songea ainsi à la différence qu’il aurait dû souligner entre un citoyen d’un état et un employé sous contrat d’une société privée ainsi que le risque des hypothèses simplificatrices qui conduisaient à des contre-sens. Telle celle de croire qu’il pouvait résumer son travail avec quelques images colorées et liste à points sur Microsoft PowerPoint ou tout autre outil, ce qui avait été assez dommageable pour l’équipage de la navette spatiale Columbia en 2003 et d’autres choses encore.

Puis il réalisa que son interlocutrice, en raison de sa jeunesse, ne connaissait peut-être pas le discours de John Fitzgerald Kennedy et pas plus cette anecdote discutable de la Nasa, où ce n’était certainement pas le logiciel qui était à l’origine de la simplification demandée ou effectuée. De plus, il n’avait pas souhaité s’étendre là-dessus, mais il tenait un blog d’expert depuis quelques années – sur son temps libre et sans lien avec l’entreprise n’étant pas payé pour – et en utilisant les outils gratuits que son entreprise songeait désormais à lui donner généreusement.

Esprit d'escalier
Esprit d'escalier

Malheureusement, si Vincent s’enorgueillissait de la profondeur de ses analyses et la justesse de ses prédictions technologiques, son blog était peu lu. Une cinquantaine « d’utilisateurs actifs » (selon Google) venaient s’égarer de mois en mois sur ses pages, et il n’avait d’autres commentaires que ceux qui cherchent à vous faire publier des liens sur des sites vendant des pharmacopées plus que douteuses et traitant de la taille de diverses parties de votre anatomie. C’est avec envie qu’il regardait les milliers de followers de certaines de ses connaissances professionnelles, qui maîtrisaient à merveille l’art de faire des articles courts pour dire (selon lui) à peu près trois fois rien et toujours la même chose.

En même temps, ce type d’articles traitant de « trois fois rien » suscitaient beaucoup plus d’enthousiasme que ses propres développements perspicaces. Sa responsable des RH aurait sans doute qualifié autrement ces derniers, indigestes étant au nombre des termes possibles. A l’applaudimètre, le résultat était sans appel : il avait une absence totale d’abonnés. Son blog était « aux abonnés absents » comme l’aurait qualifié sa RH. D’ailleurs avait-elle seulement une idée de ce que signifiait l’expression ? Il était convaincu qu’à l’instar d’une partie de sa génération, elle utilisait des tournures dont le sens et l’origine lui échappait totalement.

Ce qui lui rappela les stagiaires, neveux et « fils de », dont on l’avait affligé au prétexte que personne d’autre ne souhaitait s’en occuper de peur de déplaire. Le sous-entendu manifeste de ses collègues étant qu’il ne risquait plus grand-chose au point où il en était, ce point ayant fort peu de probabilités d’évoluer dans le futur. C’était oublier le risque de mourir d’ennui ou de frustration à essayer d’expliquer ou faire avancer des choses qui lui importait à des gens qui n’en avaient rien à faire et qui ne souhaitaient ni apprendre, ni comprendre, ni parfois même, n’en avaient la capacité. Cependant, les stagiaires qu’on lui avait imposé savaient parfaitement montrer leur désintérêt ou leur mépris de tout ce qui ne pouvait pas directement peser sur leur présent ou satisfaire leurs envies immédiates.

A ce stade de sa réflexion, il eut envie de partir dans une île de l’océan indien introuvable et hors de tout réseau, d’être aux abonnés absents pour à peu près tout et pour une durée indéterminée. Son regard revint au bristol carré au liseré noir qu’il avait oublié sur la pile de courrier depuis que ses pensées divaguaient entre amertume et ennui. Il le reprit pour le lire. Le texte le frappa tant il était aligné sur le cours de ses pensées.

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des abonnées absents

Vincent eut l’impression de rêver. C’était la première fois qu’il voyait une publicité sous une telle forme. Ils utilisaient en plus une boite mail à son nom ! C’était invraisemblable. Était-ce seulement légal ? Pour le coup, il eut envie de prendre la peine de leur répondre. Ou alors c’était une plaisanterie. En fait, cela l’amusait en son for intérieur et il voulait finalement en savoir plus.

Il se mit donc en devoir d’envoyer un mail à son nom et aux abonnés absents.

A suivre …

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