Cher Léonard Da Vinci,
Cela fait des mois que je ressasse cette lettre, ces lettres devrais-je dire, dans ma tête. Je me décide enfin à en écrire la genèse. Non pas que cela fasse une grosse différence pour toi, que je m’y prenne tôt ou tard. Tu es mort. Alors avant ou après, au fil de l’éternité, on ne sait pas trop par quel bout le prendre. Pourquoi est-ce que je t’écris, et plus encore, comment puis-je me permettre de te tutoyer ? Pour la seconde question, la réponse est très simple. L’œuvre de fiction me permet de tutoyer n’importe quelle personnalité des siècles précédents. C’est la grande égalité de l’esprit, on peut s’imaginer tutoyer les étoiles ou les microbes, l’écriture n’a d’autres limites que nos pensées et les mots pour les formuler. Mais toi, Léonard, tu étais un homme. Un être humain, comme moi. Tout en étant une sorte de figure tutélaire, un modèle, un grand manitou aux capacités surhumaines que j’ai appris, au fil du temps, à rendre humain en prenant conscience des mythes et de la réalité.
Tu étais comme moi une créature disparate, faite d’ambitions, de désirs, de rêves avortés, de talents, de faiblesses, de quelques réussites, d’œuvres inachevées et d’échecs. Une créature qui avait du mal à trouver sa place, mais qui croyait en mériter une plus grande que celle qu’on voulait bien lui donner. De ton vivant, tu n’as pas suscité cet engouement d’aujourd’hui, mais tu étais déjà reconnu. Tu étais artiste et ingénieur, tu questionnais sans cesse ce que tu voyais, comment le reproduire ou l’améliorer. Tu étais sans doute meilleur artiste qu’ingénieur, mais tu as habilement occulté cet aspect que les générations futures ont simplifié. Le mythe du génie universel étant tellement plus séduisant. C’est ce que tu étais, séduisant et intelligent, sans conteste. L’imagerie populaire ne voit plus que le vieillard chenu, mais tu étais très beau dans ta jeunesse. Ce que cela t’a valu comme facilités et ennuis, je ne saurais en faire l’exact inventaire. Mais cela t’a peut-être guidé dans ta recherche d’un idéal non factice, non statique. Tu as voulu une beauté qui ne haïssait pas le « mouvement qui déplace les lignes ». Tu voulais que la lumière et les ombres jouent à recréer la vie en se fondant ensemble.
Rien n’est jamais si clair qu’on puisse dire « cela est vrai sans l’ombre d’un doute ». Rien n’est jamais si sombre qu’on ne puisse se dire « il y aura un jour une nouvelle aube ». Ainsi vont les vies, la tienne, la mienne et toutes ces autres dont nous ne saurons jamais rien. Tu n’as jamais rien su de moi. Aurais-je vécu à ton époque que nos destins n’auraient, le plus probablement, pu se croiser. Tout ce que je sais de toi est partiellement biaisé. Tu es devenu une légende. Parce que ceux qui ont écrit sur toi n’étaient déjà plus tes pairs ni de tes amis proches et que chacun avait ses propres intérêts à abonder au mythe de l’homme universel.
Quant à tes amis, lesquels étaient vraiment proches de toi ? La controverse sur tes amants m’importe peu. Ils n’ont pas laissé d’autres traces dans l’histoire que celle de tes pas. J’aimerais savoir cependant, à qui confiais-tu tes projets, tes idées, tes doutes et tes volontés, à part à tes carnets ? Laurent de Médicis ? Ludovic Sforza ? César Borgia ? Isabelle d’Este ? François 1er ? Je doute que tu n’aies jamais parlé de tes hésitations à tes mécènes, voire que tu les apprécias tous réellement. Il se pourrait aussi que tu aies méprisé leur conviction de supériorité. D’ailleurs, que pouvais-tu bien partager avec eux ? À lire entre les lignes et à comprendre tes retards de livraison, parfois, il devait être difficile d’accepter que la médiocrité puisse te commander. Tu n’hésitais pas à exagérer un peu aussi tes capacités. Mais tout reproche serait de l’hypocrisie. Il n’y a pas d’époques où il ne faille pas exagérer le paraître pour être … engagé. Au moins, tu étais vraiment talentueux et tu devais te montrer solide et savant à leurs yeux. Alors les lettres que tu leur as adressées ne recèlent d’autres informations que l’urgence de plaire et de convaincre, pas celle de dire tes émotions, tes croyances ou tes pensées.
Tu as aimé ton maître Verrocchio comme on peut aimer profondément un bon professeur. Était-ce pour autant un confident ? Que dire des autres savants, artistes, philosophes ou lettrés de ton temps et leurs relations avec toi ? On sait que Michel Ange te portait peu d’estime et que vous étiez rivaux, pas amis. Tant de choses vous opposaient pour vous imaginer un seul instant correspondre sans faux semblants. Et Machiavel ? Aucune source n’étaye le fait que tu aies eu une profonde connivence avec lui, comme d’autres l’ont prétendu. Cela me plairait d’y croire, mais il n’y a pas de faits, ou un seul contre ceux qui racontent des sornettes. Il n’y a pas de traces. Aucune trace dans tes codex du nom de Machiavel, pas de traces de lettres que tu lui aurais écrites, ni portrait, toile ou dessin. N’importe quel amateur d’art, même piètre connaisseur de l’œuvre de Léonard, ne pourrait pas croire une seconde qu’un prétendu portrait de Machiavel découvert au château de Valençay puisse être de la main du De Vinci.
Léonard, as-tu eu des amis ou tous t’ont-ils déçu ? Pour qu’il y ait amitié, ne faut-il pas pouvoir partager des goûts et des pensées similaires, au moins pouvoir débattre de sujets honnêtement, se comprendre même sans s’accorder et pouvoir se laisser aller à la confidence et à la confiance ? Partager des bons moments, ou des souvenirs, ne suffit pas pour faire des amis. Certains de tes goûts n’étaient pas de ceux qui se disent, tandis que tes pensées, peu les comprenaient. On te prête ces mots : « l’expérience prouve que celui qui n’a jamais confiance en personne ne sera jamais déçu ». Si tu croyais cela, en vérité, c’est que tu devais déjà être bien déçu, car tu disais que « la sagesse est fille de l’expérience ». Je te crois, Léonard.
Du coup, on t’invente des amitiés et des correspondances. Je n’ai rien contre imaginer les choses, mais je n’aime pas qu’on prétende vrais des faux flagrants. J’aime les constructions intellectuelles habiles, pas les maquillages outranciers, réels ou irréels. Il me semble que tu devais être un peu pareil – ce qui explique pourquoi tu aurais tant rechigné à faire le portrait d’Isabelle d’Este, mais est-ce vraiment le cas ?
Donc, quitte à imaginer, j’annonce d’emblée l’impossible, une correspondance entre toi et moi. Toi qui ne t’es jamais confié à personne – ou du moins n’en a pas laissé de traces, malgré l’abondance de toutes tes notes et dessins, je vais te confier mes pensées et mes émotions, en prétendant partir des tiennes. N’as-tu pas dit « toute connaissance commence par les sentiments ? »
Mais comment pourrais-je connaître les tiens ? Et comment vais-je formuler les miens ? J’avoue tout de suite la forfanterie. Je vais te copier Léonard, je vais te copier. Je vais chercher dans ton geste le sentiment, je vais guetter dans le mouvement imprimé aux choses, la pensée qui te guidait. Non je ne vais pas copier besogneusement la Joconde. Je vais faire autrement, chercher le dessin, la note, le gribouillis, l’esquisse et le détail qui me livreront un peu de toi et je te répondrai en cherchant à reprendre le mouvement, à comprendre le sentiment.
Je ne ferai ni éloge ni blâme. J’essaierai de décrypter ton mouvement comme tu disséquais les corps, sans commentaire. Car « tu fais mal, si tu fais l’éloge de quelque chose que tu ne comprends pas bien ; et si tu blâmes, tu fais plus mal encore ». Je vais te lire, Léonard, je vais t’écrire, en dessinant. En reprenant tes drapés, tes esquisses, tes volutes, je dirai mes sentiments en cherchant à comprendre les tiens. Je ne cherche pas là à faire œuvre utile, c’était ta route à toi, pas la mienne. Mais je cherche à te connaître et mieux aimer, à travers tes yeux et le mouvement de ma main, la beauté du monde.
Et quand bien même je me tromperai, j’apprendrai.
Parce que mes lettres à Léonard, du moins tous ces dessins que j’appellerai mes lettres, in fine, c’est pour poser toujours la même question, celle de l’être, dans son rapport au monde, au temps, à l’espace, à soi et à l’autre. Et je sais qu’il n’y aura pas d’autre réponse que le geste qui me fera comprendre la justesse du mouvement.