Au pied de la lettre 4: mascarade

ça va et ça va aller

Mon petit bout de paradis (reproduction d’un détail du jardin des délices de Jérôme Bosch)

Voulez-vous savoir comment je vais ?

ça va et ça va aller. Je ne suis pas sous une tente, pas sous les bombes, pas sous un pont, pas dans un camp, pas dans un stade, pas dans un bidonville, pas dans une barre d’immeuble, pas dans une chambre sans fenêtre, pas sur le front, pas dans la ligne de mire, pas sur les routes, pas sur un lit d’hôpital. Je vois le ciel et les arbres, j’ai de la lumière en abondance, des livres, de la peinture, de la musique, de la tendresse et de la chaleur autour de moi. Je ne suis pas seule, pas assoiffée, pas affamée, pas opprimée.

Ça va et ça va aller. Je suis juste confinée. Chez moi. Avec dans ma demeure, tous les lieux imaginaires. Ordre et beauté, luxe calme et volupté. Presque.

Pourtant, au milieu de tout cela, il y a quelque chose de dissonant. Quelque chose qui s’est insinué en moi a rampé sous la porte, ou alors, elle est entrée par une fenêtre. Une de celles que je laisse ouvertes sur le monde et mes rêves. Maintenant, la chose m’épie. Maintenant, je me réveille dans le noir.

Spleen

Spleen

À présent, je me réveille dans le noir et je suis désolée. Je suis désolée pour les plus démunis, impuissante contre toutes les injustices, effrayée pour ceux que j’aime. Désolée et impuissante. Je me sens désarmée. Condamnée à ne pouvoir qu’espérer. Alors les mots prennent un autre sens, je commence à me sentir enfermée, coupable. Et ça pourrait ne plus aller. En ce moment précis, je relis le livre éponyme de Buzzati et chaque phrase est un fleuret qui touche. Je ne sais pas parer : « C’était la guerre. Le jour où cette maudite affaire sera terminée, quand les ultimes brasiers seront éteints, les haines un peu apaisées, le souvenir endormi, et que les choses endurées commenceront à sembler lointaines (mais quand, quand ?), alors nous nous apercevrons que nous avons déjà parcouru la plus grande partie de la vie, que ce qui était bon est presque épuisé et qu’il ne reste seulement que la place pour la conclusion ».

Mes idées sont devenues des papillons de nuit affolés sous mon crâne et s’égarent à battre des ailes sans pouvoir s’arrêter. Non, je ne suis pas anxieuse. Pourquoi le serais-je ? Il n’y a rien ici de plus que la vie qui s’écoule paisiblement. Rien. « Derrière une terreur il y en a une autre, exactement comme une feuille sous une autre feuille, et on a beau les arracher, toujours nous en trouvons une nouvelle dessous, et la dernière s’appelle la mort ». Non, ce ne sont pas mes idées. En tirant les fils que suit la destinée, les Parques se sont emmêlées les fuseaux horaires, elles se sont trompées d’histoire, la mienne est étrangère à une telle crainte. Non. Peut-être. Je ne sais pas. Mais je ne veux pas gâcher ma chance. Ça va et ça va aller.

Jeu de dupes

erreur de fuseau

Ça va et ça va aller. Je resterai confinée. C’est une contrainte passagère librement consentie. Librement ? Oui. Parce qu’à la réflexion, il n’y a pas, pour l’heure, d’autre choix. Je n’en connais pas d’autre dans ce coin de terre, pourtant plus privilégié que d’autres. Parce que pour les autres solutions, nous n’avons pas assez de tests, pas assez de lits en réanimation, pas assez de respirateurs, pas assez de masques, pas assez de gants, pas assez de combinaisons. Et surtout, nous n’avons pas assez de sagesse pour nous tenir à distance les un des autres. Il ne nous reste plus qu’à nous éloigner, nous retirer, nous écarter. En restant chez nous. Dans cette course pour échapper au virus, certains se laisseront distancer, parce qu’ils n’ont pas les moyens de supporter le retrait qui est permis à d’autres. Il y a aussi les insouciants, pas ceux qui sont plaisants, vraiment ceux qui ne se soucient pas des autres.

C’est vrai que l’injonction est terrible et paradoxale : si vous vous souciez des autres, n’allez pas les voir, ne les touchez pas, mais ne vous cachez pas. Donc, restez en contact … à distance. Et puis il y a le doute, était-ce la bonne solution ? Mais ce doute pour l’heure n’est pas permis. Parce que les règles du jeu sont strictes pour pouvoir gagner le pari et il nous faudra du temps pour gagner la partie. On pourra me rétorquer qu’il ne s’agit pas d’un jeu. Oui ce n’est pas un jeu, ou alors c’est la roulette russe. Mais ce n’est pas non plus une guerre. C’est quelque chose qui a un vrai nom : une pandémie. On dit ce qu’on peut après ou ce qu’on veut, et parfois n’importe quoi. Le tout, c’est de comprendre qu’il faut rester chez soi. Enfin, tant qu’on n’a pas d’anticorps ou qu’on risque d’être contagieux.

Les masques de l'humanité

« L’Intrigue », 1890 James Ensor Huile sur toile – Dimensions : 90 x 149 Collection du Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers

Alors je reste chez moi. Je rumine un peu, aussi, comme d’habitude, et ça s’exprime dans ma chronique de l’absurdité ordinaire, mais ça va et ça va aller. Je pense aux masques à présent, à notre rapport aux masques, qu’ils soient de théâtre, de carnaval, ou ceux qu’on porte sur nos visages et nos attitudes pour se plier aux règles implicites qui régissent nos sociétés.

L’humanité manque de masques. La belle affaire ! Cela ressemble à une gigantesque plaisanterie. L’Humain a toujours porté des masques, depuis le paléolithique peut-être. Les masques ne tombent en aucune saison, pas en automne et certainement pas en avril, décidément, mais je ne vais pas reprendre le titre d’un article déjà écrit, hors pandémie.

J’ai en tête des histoires de masques en ce moment. Les masques de l’antiquité, du culte dionysiaque, en disent long sur le signifiant et le signifié. Il n’y avait « personne » derrière le masque (persona). Dans le théâtre grec et romain, l’acteur se dévêtait de sa personne et revêtait des peaux d’autrui, l’individu s’effaçait derrière chaque rôle endossé. Il n’y avait pas d’acteur vedette. Le spectateur identifiait au masque, le personnage. Le masque était pour partie le récit, l’incarnation d’un archétype. L’Onomastikon de Julius Pollux dresse ainsi une liste de 76 masques : 44 modèles comiques, 28 modèles tragiques et 4 modèles de drame satyrique.

Le masque de l'autre

Masque antique

Anne-Sophie Noel Maîtresse de conférence en littérature grecque a écrit il y a un an environ, dans une tribune du journal Le Monde revenant sur cette stupide incompréhension autour d’une représentation d’Eschyle : « Le masque du théâtre grec était un outil pour porter sur soi et faire advenir en soi la différence d’autrui ».

Peut-on aujourd’hui reconstituer dans une mise en scène actuelle l’espace et la portée des exigences dramaturgiques grecques ? Je laisse Patricia Vasseur-Legangneux répondre dans son livre « les tragédies grecques sur la scène moderne », sous-titré explicitement « une utopie théâtrale ». « La rupture introduite par la philologie et la mise en scène, le retour à un théâtre antique “authentique” pose la question de la reconstitution. ». Évoquant trois attitudes des metteurs en scène se confrontant aux spectacles antiques, elle écrit : « chacune de ces attitudes implique un rapport différent à la tragédie : tantôt la mise en scène souligne et même accentue la distance qui nous sépare de l’Antiquité, tantôt elle la réduit ».

Roland Barthes a écrit un texte en 1955 sur « comment représenter l’antique » où il évoque l’altérité flagrante du théâtre grec. Il évoque également, à propos de la mise en scène de l’Orestie de Barrault, la tentative de « Transformer la tragédie grecque en fête nègre ». Il suffirait du peu des deux derniers mots à des imbéciles pour déclencher une nouvelle querelle d’interprétation. La polémique de l’année dernière autour de la pièce d’Eschyle montrait suffisamment bien les limites de notre compréhension actuelle d’un autre espace-temps de représentation. Les idées incarnées par les masques grecs ne peuvent être facilement interprétées si on y projette nos perspectives et « imagos » actuels. Là aussi il faut introduire de la distance culturelle, essayer de comprendre un contexte différent, ne pas prendre le masque au pied de la lettre … des grilles de lecture de notre temps.

Le beau masque

Les sortilèges de Venise

Le masque culturel, ou cultuel, favorise l’incarnation d’une idée abstraite pour les spectateurs. A contrario, le masque de carnaval a pour objectif de déjouer nos grilles de lectures sociétales, de prendre le contre-pied des apparences ordinaires, de transgresser les interdits, d’inverser les rôles.

Le masque devient mystère de l’individu et non plus du divin.

               Dans le carnaval de Venise, ce mystère est devenu séduction. Masquée et déformée aussi est l’interprétation : à la vérité, la séduction des masques de Venise est une mystification, une reconstruction littéraire, pas la réalité complète de la « bautta » : politique, morale, sociale, légale. Le masque à Venise est, aux premières époques, un système de droits et de contraintes, dans un espace temporel limité, et le cadre doit être suivi au pied de la lettre des consignes officielles. Les mémoires de Casanova brouillent les pistes, mais les précisent, aussi : « Venise est une ville où la politique du gouvernement tolère volontiers le libertinage comme esquisse de la liberté individuelle qui devrait y exister, mais que l’on trouve mille moyens de restreindre ».

Le masque qui abolit les différences ne risque-t-il pas aussi d’abolir l’individualité en prétendant incarner son mystère et son altérité ?

Nos peurs masquées

le masque de la mort rouge ou circée?

Les masques peuvent aussi faire peur et avoir cette intention. Du masque vénitien séducteur, on passe au masque du médecin de la peste de la comedia Dell arte, inspiré des costumes imaginés par des médecins du 17e siècle. Le carnaval tourne en dérision nos peurs, mais elles sont toujours là et resurgissent d’une autre manière, à travers la littérature. Quelle merveilleuse illustration Edgar Poe nous en livre avec le masque de la mort rouge. Le prince Pospero s’isole dans une abbaye avec ses courtisans, pour se protéger d’une épidémie, la mort rouge, qui ravage les rangs des pauvres gens, et se livre à des fêtes sans fin. Jusqu’à la funeste nuit d’un bal masqué. Par caprice il fait décorer sept pièces d’un thème de couleur.

La dernière, toute tendue de noir et éclairée de rouge, crée le malaise chez tous avec son horloge d’ébène qui sonne chaque heure comme une blessure. La dernière, pièce ou heure, verra l’affrontement final, mortel, avec un invité non désiré qui s’est immiscé dans la fête. Nouvelle gothique par excellence et nouvelle dans l’air du temps.

C’est curieux, malgré la description sinistre du masque de crâne sanguinolent, je ne peux m’empêcher de voir la mort rouge en femme drapée et séductrice.

La peur du Loup

Loup y es tu?

Vienne le temps, sonne l’heure, à la grande horloge de la chambre noire ou dans ma demeure ?

Ça va et ça va aller. Sous le soleil, en mangeant une pizza, j’écarte les souvenirs de romans et de nouvelles gothiques. J’ai lu Poe il y a plus de vingt ans, je peux réinventer les correspondances qui me satisfont à tout moment et en changer, aussi. Pour le moment, je cherche des masques dans mes armoires et mes tiroirs. Presque tous mes masques sont des loups … il y a un loup quelque part, forcément. Ça ne doit pas trop respecter les consignes de l’OMS et j’ai des doutes sur le « mieux que rien » en l’occurrence.

J’ai bien des maques couvrant, mais ils sont en plastique et ont des orifices pour respirer, c’est un pied de nez en termes de précaution pour un masque fait maison (même pas, ils viennent de Venise ou du cirque du soleil). Bon, pas de panique, en attendant le déconfinement, j’ai le temps de me préparer un masque de circonstance et le composer à propos. Il m’en faudra vraisemblablement plusieurs, tant je ne sais plus trop à quel moment nous sommes dans la comédie ou la tragédie. Nous ne sommes pas prêts à dire « bas les masques » à cette allure-là. Parce qu’encore faudrait-il les avoir.

Mais ça va et ça va aller. Personne ne m’a confisqué mes crayons de couleur et mes pinceaux, je peux encore imaginer un horizon doré, hors de la chambre noire. Dans ces chroniques, je ne revêts encore aucun masque.

Quoi que … « c’est toujours un bonheur de faire tomber les masques et de se rendre compte que les gens nous préfèrent déguisés«   in «Nous sommes cruels » de Camille de Peretti.

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