Au pied de la lettre 8 : Ulysse 2020

L’ennui d’Ulysse

Voilà que bientôt nous pourrons sortir de chez nous. À l’inverse d’Ulysse aspirant à Ithaque et revoir les siens, nous souhaitons sortir du clos et faire un beau voyage. Mais des vents contraires pourraient repousser nos frêles espoirs d’horizons plus grands bien au-delà du terme promis.

Exilés dans nos propres maisons, nous nous plaignons de l’étroitesse de l’île de Calypso. Un endroit caché des Dieux et des faiseurs de gloire, où chaque jour se renouvelle identique, sans autre enjeu que de vivre l’instant qui s’écoule inutile et indolent. Ni le lieu, ni les bras de la nymphe, ne devaient être vraiment si désagréables pour que le célèbre errant si fixe si longtemps. Sept ans durant, il a partagé avec elle le nectar et l’ambroisie, jusqu’à sans doute qu’il aborde les rivages de l’ennui. Il n’a après tout eu besoin que d’un radeau pour s’en éloigner en quatre jours. Puisque les Dieux proposent…

L’ennui de Calypso

Vivre ainsi caché est au-delà de la force des hommes qui ont besoin du regard des autres. Ulysse ne veut pas de l’oubli de son nom. Il sait que la renommée est en train de cesser de le voir, que ses bouches se ferment. C’est en clamant n’être « Personne » qu’il a dupé le fils de Poséidon et la colère du Dieu le contraint à n’être plus que ce que sa ruse prétendait.

Ulysse est trop orgueilleux pour accepter cela. Tant de pièges ont été tendus à sa mémoire, les lotophages, les sirènes, Circé la magicienne… Elle était bien plus que cela, Déesse fille du soleil. Sans hermès pour lui donner le Moly, en quoi Ulysse aurait-il été changé ? Loup, lion, renard ou pourceau ? L’homme n’est ni ange ni bête et qui fait l’ange, fait la bête. Ulysse est trop prudent pour prétendre être sans tâche, et c’est du bout du glaive qu’il repousse la fille d’Helios.

Elle s’unira à lui et le protégera, un an durant, il restera dans sa demeure à savourer du vin et des viandes à foison, sans plus être menacé d’aucun filtre. Ce sont les compagnons d’Ulysse qui lui demandent de repartir. Lui n’est pas trop pressé, mais eux n’oublient pas en quoi ils ont été transformés. Il se peut qu’ils craignent quelques revers de fortune dans l’alliance avec un être qui les méprise et qui n’a rien de commun avec les femmes qu’ils ont méprisées et humiliées avant elle.

Le lotus d’Ulysse

Car porcs ils étaient bien avant d’en prendre l’apparence. Cette troupe imbécile et jalouse qui ouvrit l’outre d’Éole, n’est-ce pas leur chef qui les décrit comme « cédant à leur violence, emportés par trop de courage » ravageant les fertiles campagnes des Égyptiens, enlevant les enfants et les femmes pour les égorger ? Certes, il raconte cela de retour à Ithaque et déguisé en prétendant fournir le récit d’un autre, mais il entremêle le vrai au faux. Car sur l’île de Kikones, première étape du périple, ils ne se sont privés ni de piller, ni de tuer ceux qui s’opposaient à eux, ni de capturer et violer les femmes rencontrées.

Qu’étaient-ils ? Des violeurs, assassins et bandits stupides, des coléreux pillards qui ont profité de Troie pour s’en donner à cœur joie, ou juste ce que « voit » Homère des hommes de son temps ou ce qu’il transcrit des symboles de l’exil face à des vents contraires ? Et les héros grecs, que reste-t-il de leur légende ?

Ulysse, Achille, Patrocle, Ajax, Jason, Paris, Hector, Thésée, Enée, comme les textes — expurgés — de mon enfance, vous faisaient paraître grands à mes yeux.

Le chaudron des héros

À présent je vous vois avec les yeux d’une femme, petits dans vos honneurs qui ne sont que mesquineries, égoïstement avides de votre gloire. Je lis entre les lignes autrement, je ne prends plus les choses au pied de la lettre, épique ou pas. Des chants d’Homère naissent des images de vos exploits bien moins flatteuses que celles des livres pour enfants.

Ulysse… Dix ans de guerre, dix ans d’errance. Et pas tant de raison que cela , celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra, voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d’usages, souffrant beaucoup d’angoisses dans son âme sur la mer

Car la raison d’Ulysse, l’inventif, l’exilé, est-elle derrière la ruse qui lui fait amener Iphigénie au sacrifice, celle qui lui fait recommander le meurtre d’Astyanax enfant, ou celle qui le conduit à massacrer tous les prétendants et pendre les servantes infidèles (pour certaines sans doute seulement coupables d’avoir été violées dans ses riches demeures) ? Ulysse revenu se méfie de Pénélope, ayant du mal à la croire pendant vingt ans fidèle, lui qui ne le fût pas. Quel sort aurait-elle connu si… ?

Allons Aède, chante la litanie des héros grecs et de leurs maux : Achille et sa colère qui le rend sans pitié, sauvage et cruel, mais aussi Achille pleurant Patrocle et sa propre mort, comme Gilgamesh pleure Enkidou. Ajax violeur de Cassandre et pauvre fou qui se suicide pour avoir massacré un troupeau dans sa fureur guerrière, Cassandre butin d’Agamemnon, Cassandre égorgée avec lui, car fautive d’être sa captive, Iphigénie et Polyxene sacrifiées, Andromaque esclave concubine dans la maison des meurtriers de son époux et de son fils, Pénélope pleurant sur sa couche et se sentant humiliée par ses prétendants… L’iliade et l’odyssée ne parlent que de rapts, d’absence, d’exil, souvent en esclavage, et de morts.

Terre infertile

Ce sont là des chants tragiques d’un monde où les hommes croyaient à l’essence divine et aux destins et où les femmes n’étaient que des butins, fussent-elles des reines, fussent-elles, selon le dit du Poète, des déesses mortelles. Mais elles sont l’identité des héros de l’Iliade et l’odyssée. Sans Hélène, Ménélas n’a plus de vengeance, sans Chryseis Agamemnon n’a pas le pouvoir, sans Briséis, Achille n’a plus de colère, sans Pénélope, Ulysse n’a plus de rivage à atteindre.

Dans la guerre de Troie, elles ne sont là que pour donner du sens à la violence des hommes, mais ni elles, ni les hommes, ne sont coupables. « Ce sont les dieux qui ont tout fait » ainsi que l’affirme Priam à Hélène.

À présent, nul besoin d’évoquer des dieux issus de la race des titans pour tisser une odyssée épique, un minuscule virus suffit à nous faire suer d’anxiété. Nul exil en terre lointaine, mais juste des plans de déconfinement qui nous mènent de Charybde en Scylla à peser les sacrifices.

Pas de héros bouillonnants qui frappent avec fureur, mais des femmes et des hommes devant la réalité de la vie et de la peur de la mort. Nul chant d’aède pour relayer la gloire des confinés, mais des concerts de klaxons à 20 h pour ceux qui soignent les plus contaminés et qui sont le plus en danger. D’ailleurs, dans les perspectives faussées du confinement, parfois je ne saurais dire s’il s’agit chez certains d’un rituel superstitieux, d’une façon d’être vu, ou d’un vrai remerciement.

Fin d’exil en temps suspendu

Car aujourd’hui encore il faudrait un poète pour chanter la gloire des hommes et rendre moins répugnante l’autre face de la tragédie, la médiocrité, la peur et la bassesse, qui se répandent dans les rues abandonnées, dans les lettres anonymes, dans les appartements verrouillés. Près de trois mille ans sont passés, les hommes sont plus éduqués. Néanmoins, les femmes et les enfants sont aussi toujours les plus en danger et le confinement exacerbe la violence des inégalités.

Vous qui me parlez du monde d’après, « après » seulement deux mois confinés, je vous demanderai : qu’avez-vous donc vu en ce laps de temps qui a changé, que voyez-vous donc qui pourrait vraiment changer ? Pensez-vous réellement que la guerre de Troie n’aura pas lieu ?

En tous cas, il nous sera plus difficile de dire :
« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestui-là qui conquit la toison,
Et puis et retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge ! »

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