L'envers du décor

J’aimerais vous dire que je me souviens très bien des premiers jours qui ont changé ma vie, mais ce n’est pas vrai. L’enchaînement des actes et des heures qui m’ont mené à ce que je suis , s’estompe à présent et je ne suis plus sûr de pouvoir en relever encore le tracé. Je sais juste qu’au début, je n’ai rien prévu. Il n’y a pas eu de choix, mais une succession subie d’événements.

À un moment, je suis passé d’un désagrément à une tragédie, puis une révélation, avant de réaliser que ce n’était ni l’un, ni l’autre, mais ma vie. Je m’en suis plutôt bien accommodé aujourd’hui et je pourrais vous dire que tout est une question de perspectives, qu’il faut savoir regarder au bon endroit, au bon moment, pour être sensible à la clarté des choses. Je suis toutefois conscient que si quelqu’un m’avait dit cela à certaines autres périodes de mon existence, je n’aurais pas très bien accueilli ce type de discours. Un temps j’en aurais ri, un autre, j’en aurais hurlé de rage. Mais je n’en suis plus là, heureusement, je me suis sorti tout ça de la tête. À votre regard, je vous vois venir, c’est toujours inscrit sur ma peau, n’est-ce pas?

Légèreté aérienne

Mais vous savez, c’est vous qui choisissez d’en faire un objet, qui l’investissez de quelque chose. Ce n’est pas mon sujet. Moi je vis avec, mais je ne suis pas réductible à cela, pas plus que vous ne l’êtes aux vêtements que vous portez, si ? Certes, difficile de voir quelqu’un d’autre porter la même chose que moi, de la même manière en tous cas, je n’ai encore rencontré aucun cas similaire. Je suis seul comme cela, mais si vous attendiez que je vous dise « seul de mon espèce », n’y comptez pas. Je suis en tous points conforme à vous en termes physiologiques, et mes pensées ne me différencient pas tant que cela des autres hommes.

J’ai la même palette d’émotions que vous, je peux ressentir, comme vous et identifier chez les autres, peur, colère, désir, tristesse, joie, amour, attachement, voire ce pitoyable dégoût, cette étrange fascination ou cette crainte que parfois j’inspire… J’ai les mêmes contraintes que n’importe quel humain. J’ai faim, j’ai soif, j’ai froid ou chaud, je me fatigue à l’effort, je vieillis chaque année, je ne suis pas immunisé contre les maladies.

Je ne comprends pas tout de l’univers, je ne parle pas vingt langues, je ne suis pas télépathe, je ne porte pas des poids de cent kilos, mais je ne mords pas, je ne bave pas, je n’agresse ni ne provoque jamais personne et je me suis toujours abstenu de toute violence, mais cela ne change rien au fait que je ne suis pas non plus un modèle de vertu ou de sagesse, en cela, il m’arrive seulement parfois d’avoir moins d’intelligence que mon voisin et parfois d’en avoir plus.

En suivant la voie lactée

Pourtant, je suis dans un cirque, et vous n’êtes apparemment pas venu pour m’interroger sur mon art. Croyez bien que ce n’est pas ma peau, quoique vous puissiez en penser, qui m’a donné le droit de me produire sous ce chapiteau.

Le niveau d’exigences ici est énorme, vous avez bien vu que nous ne sommes pas de simples bateleurs, pas plus qu’il ne s’agit d’un spectacle de forains exhibiteurs de « freaks ». Il n’y en a pas un seul parmi nous qui n’a pas dûment payé le prix du sang et de la sueur pour avoir le droit de s’escrimer à faire naître l’étincelle dans les yeux des spectateurs. C’est un pouvoir, celui d’émerveiller, d’ouvrir les portes des rêves, et nous sommes tous fiers ici de l’avoir. Mais c’est un pouvoir ardu qui se gagne difficilement et se perd vite, tant capter l’esprit blasé et les sens rassasiés de nos contemporains demande d’aller toujours plus loin dans l’ingéniosité et la capacité à étonner.

Toutes ces merveilles de souplesse, d’acrobatie, toutes ces inventions visuelles, auditives, olfactives, pour vous ravir, nous y ployons nos corps et y saignons nos âmes. Cela forge nos caractères, monsieur, nous sommes d’humbles serviteurs de la magie, nous savons que pour en faire naître un peu, il faut beaucoup pleurer ou beaucoup souffrir parfois, et sans cesse recommencer jusqu’à ce que nos gestes contraints et forcés deviennent légers et élégants et nous irons toujours plus loin dans l’espoir de les rendre féériques. Car nous devons enchanter chacun, monsieur, pour réveiller chez l’homme, ne serait-ce qu’un court instant, cet étonnement qu’il devrait avoir chaque jour devant la beauté du monde. Nos pauvres tours de bateleurs ne servent qu’à cela, vous réapprendre à regarder les choses avec des yeux d’enfants, rouvrir vos esprits à toutes les couleurs de tous les matins du monde. Je vous vois tressaillir à propos de couleur, mais avez-vous seulement la moindre idée de tous les efforts qu’il m’a fallu pour mettre au point mon numéro de jonglage ?

Toujours plus loin

Voyez-vous, monsieur, j’ai mis beaucoup de moi-même dans ce numéro, bien au-delà de la couche épidermique. Je me considère comme un vrai artiste, j’ai étudié Enrico Rastelli, ses travaux au Bauhaus avec Oscar Schlemmer, j’ai voyagé en Italie, aux États-Unis, en Chine, au Japon, en Afrique, en Australie, pour rencontrer les plus grands et les supplier de me prendre en apprentissage avant de rôder mes propres tours. Je me suis blessé plus d’une fois aux éclats de mes miroirs et cristaux avant d’arriver à jongler avec et je me suis brûlé bien souvent avant de maîtriser mes sculptures de feu.

Il m’a fallu une obstination sans faille pour y arriver et j’ai tenu davantage grâce à ma volonté plutôt que grâce à mon physique, car si je suis plutôt athlétique, j’ai quand même eu beaucoup de mal à effectuer les exercices au début. Je me suis souvent trouvé bien trop malhabile et j’ai eu de quoi m’en mordre les doigts. J’ai encore des traces de blessures, voyez, regardez là où mes couleurs se ternissent, où cela ne bouge plus. Tiens, je vois que j’éveille davantage votre intérêt.

Vous brûlez d’envie de toucher ma peau, de la pincer, de vérifier que ce n’est pas qu’un simple artifice de maquillage. Vous n’arrivez pas à croire qu’elle puisse être vraiment comme cela au naturel. Ce sont les mouvements qui dérangent, je le sais, c’est déstabilisant de voir ces serpents de couleur se mouvoir, se mélanger, passer comme des flammes fluides sur mon torse et mon visage ou créer des vagues ou des remous quand je tends les muscles. Ça hypnotise ou ça fait peur. Pourquoi ne m’interrogez-vous pas sur le spectacle, plutôt ? On a eu de très bonnes critiques. Nous avons prévu de faire une tournée pour le montrer sur toute l’Europe pour les deux prochaines années. Non, vous préférez parler de mes couleurs ?

A jamais, la tête dans les étoiles et le regard de l'enfance

Vous vous demandez comment cela m’est arrivé. Je vois bien qu’il faut que j’en passe par là, pour que vous parliez de nous dans votre journal. Le plus drôle, c’est que je ne peux pas vous répondre. Je peux juste vous dire quand, mais je ne sais ni pourquoi ni comment et je ne connais personne qui le sait, cela fait un moment que je me suis soustrait aux tests des médecins qui n’ont rien résolu. Désormais, je refuse d’être un cobaye pour que la curiosité de quelques-uns soit satisfaite, alors que ces questions n’ont plus la moindre importance pour moi. Je donnerai sans doute mon corps à la science à ma mort, mais je préfère ne pas les tenter tout de suite.

En attendant, j’ai bien l’intention de vivre la vie qui m’a été donnée, j’oserais même dire, révélée. Si vous ne l’avez pas encore compris, je vous le répète, j’ai accepté ce qui m’est arrivé. Au début, je l’ai sans doute mal vécu, je croyais être forcé de renoncer à des choses qui m’étaient dues et ça me mettait en rogne. Le paradoxe c’est que toutes ces choses perdues, je ne les avais jamais vraiment recherchées. Je n’en voulais que par convention sociale, pour me convaincre de mon importance et pour cela il fallait le bon salaire avec le bon titre de responsabilités, derrière, j’étais assez capable pour faire le travail attendu et assez buté pour accepter de n’y avoir aucun plaisir, même si je me convainquais que produire en temps et en heure ce qu’on me demandait était déjà une satisfaction, comme recevoir plus d’argent que d’autres une preuve de ma meilleure valeur. Sur le marché du travail, peut-être.

Pour le reste, monsieur, j’étais perdu à la magie du monde et je n’étais même plus capable de ressentir qu’elle me manquait.

La circassienne

Vous pensez que j’ai eu la chance de trouver une voie où les gens m’acceptent tel que je suis à présent ? Je ne vois pas les choses comme cela.

J’estime avoir mérité ma place ici et ma chance est d’avoir compris que je pouvais l’avoir. La transformation qui est arrivée à ma peau m’a sauvé de l’ennui d’un travail dans lequel je n’ai pas eu un seul jour d’émerveillement pendant des années, en me donnant la possibilité de faire un choix que je n’aurais jamais envisagé de faire sinon.

Ensuite, j’ai travaillé dur, j’ai rêvé fort et il y a eu des gens pour croire en moi. Ce n’est pas qu’une affaire de chance et de couleurs de peau. Quand je suis venu ici la première fois, vous croyez qu’ils m’ont accueilli à bras ouverts ? En tant qu’humain, oui, en tant qu’artiste, non. Je ne savais rien faire ! Un des fondateurs de la troupe m’a expliqué gentiment que ma peau était impressionnante, certainement unique, que c’était même beau, mais qu’ils étaient des saltimbanques, des artistes itinérants de tous les pays et que les peaux, ils en avaient de toutes les couleurs en stock. La peau, ce n’était pas ce qui faisait l’artiste, les circassiens changent de peau à chaque spectacle par la magie des costumes.

Alors oui, la mienne était lave, océan, vents et marées, nuages et forêts, nuits et aurore boréale, mais il fallait que j’apprenne qui j’étais dessous et que je revienne en sachant jongler avec mon histoire.

Ils m’ont quand même soutenu fourni des recommandations, des adresses, des idées et surtout ils m’ont traité en frère d’âme. C’est pour ça monsieur que je suis ici, maintenant, après avoir fait le tour du monde pour nourrir mon spectacle et de le donner à vous, à tous les spectateurs, mais aussi à eux comme ils m’ont donné l’envie de vivre à nouveau, de traverser les saisons, les frontières, les tristesses et les joies, l’ordinaire et le merveilleux, ému grâce à eux pour toujours d’avoir conscience de vivre et de pouvoir partager.

Ivresse Nocturne

Car c’est ça, monsieur, que j’ai trouvé ici. Mais vous voulez revenir à l’origine de mes couleurs, comme si c’était là l’origine du monde. Vous n’avez pas tout à fait tort, elles sont à l’origine de mon Nouveau Monde, elles m’ont aidé à le créer. Cependant, l’histoire que j’ai à raconter n’a rien d’extraordinaire, ce n’est pas le « big bang » qui a changé ma vie, vous allez être déçu.

Vous savez, ce fut vraiment un matin ordinaire, celui où j’ai remarqué quelque chose pour la première fois, il y a près de dix ans déjà. Un jour où je m’étais levé comme à mon habitude en renâclant et en me traînant vers la salle de bain pour ma douche quotidienne, indispensable à mon réveil.

C’est en jetant un rapide coup d’œil au miroir que j’ai vu la première tâche bleue sur ma peau. Elle est apparue au-dessous de la clavicule, une petite zone de la taille d’une pièce de 5 centimes. Je crus d’abord à une tache d’encre. Bien que cela n’ait guère de sens, car je n’utilisais pas de stylo et ne connaissais pratiquement plus personne qui en utilisait.

Mon premier mouvement a été de la frotter avec de l’eau et du savon pour la faire disparaître. Sans le moindre succès. Je fus contrarié un bref instant avant de décider que cela partirait probablement à la prochaine douche.

Voltige avec les ombres

Puis je n’y ai plus pensé de la journée, vous savez, j’avais beaucoup de travail à cette période et franchement, il n’y avait pas de quoi en faire un plat. À minuit, je me suis endormi sur un dernier rapport à rendre. Le lendemain, je travaillais à distance, je n’avais aucune réunion de prévue et je n’ai pas pris beaucoup de temps pour me doucher et m’habiller, je pensais d’abord à finir mon rapport, je n’ai même pas vérifié la présence de la tâche. Elle s’est rappelée à mon bon souvenir le surlendemain, je me lavais les dents après le petit déjeuner et je l’ai aperçue dans le miroir de la salle de bain. Elle dépassait du tee-shirt enfilé à la hâte et j’ai bien vu qu’il y avait quelque chose d’anormal.

Vous avez peut-être déjà eu à observer un dessin de dendrites entourant des neurones ? Ça ressemblait à ça. Il y avait un noyau de couleur cyan à l’emplacement de la tâche initiale, entouré d’un halo émeraude d’où partaient en multiples ramifications de minuscules filaments de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, comme les racines d’un arbre.

Je me suis dit que j’avais probablement eu un choc, que c’était juste une contusion, mais ça ne ressemblait vraiment pas à un hématome ordinaire, c’était vraiment trop curieux dans la symétrie de la forme. Je palpais la zone qui avait sensiblement augmenté de surface. Elle n’était pas douloureuse, pas enflée, ni plus sèche ou plus chaude ou plus ou moins quoi que ce soit que le reste de mon corps. À part la couleur, il n’y avait rien d’anormal. J’ai massé la zone avec une crème à l’arnica et j’ai décidé de ne pas m’alarmer. Je n’allais pas courir aux urgences pour un bobo aux formes curieuses.

En perte de repères

Parfois, avant de disparaître, une ecchymose peut s’étendre. Je me suis dit que j’attendrais une semaine, et si ça ne s’arrangeait pas, je consulterais un médecin. Mais les choses se sont corsées assez rapidement. J’avais dans le courant de la semaine une visioconférence avec des clients. J’avais mis une chemise boutonnée jusqu’au col pour cacher la tâche qui s’étendait sur toute l’articulation de l’épaule, couvrant le deltoïde. Je ne voulais pas en parler, j’aurais été incapable de l’expliquer. Mais j’ai été tout autant incapable d’expliquer ce qui s’est produit.

Voyez-vous, monsieur, mes couleurs réagissent aux émotions, vous l’avez peut-être remarqué pendant le spectacle, elles ont pris vie sous vos yeux, parce que j’étais heureux d’être là, anxieux de réussir, et que je repensais à toutes ces belles journées à venir, à mes amis, à la joie des flammes qui jouaient avec moi. Vous avez vu le feu et les cristaux se refléter dans les miroirs d’âmes et sur ma peau. Ici, quand mes couleurs bougent et se mélangent, tout le monde les trouve belles.

Pourtant en ce jour lointain, elles n’ont suscité que répulsion quand les gens ont commencé à les voir. Je ne me souviens plus de qui a dit quoi et à quel sujet, mais je me souviens qu’à un moment, une remarque m’a énervé et que j’ai senti un déplacement sous ma chemise, comme le frôlement d’un insecte qui serait remonté sur mon cou. J’ai fait un geste pour le chasser et j’ai entendu les autres crier. En voyant mon image sur la vidéo, je me suis levé d’un bond pour aller me regarder dans une glace. Toute une partie de mon menton et de ma joue gauche était couverte de coulées rouges violacées qui avançaient vers mes yeux et ma bouche. C’était effrayant et j’étais sur le point de hurler d’autant que d’autres formes de toutes les couleurs apparaissaient sur ma peau, des rayures, des taches s’étendaient, se divisaient, se rejoignaient, se contournaient ou se mélangeaient comme des fluides liquides colorés.

Ombre en équilibre sur le fil de sa vie

Je me suis déshabillé devant le miroir et j’ai vu que ce qui se passait sur mon visage se produisait sur tout mon corps. Je vous jure que j’ai cru devenir fou. Il y a un moment où je me suis mis à rire, de façon nerveuse incontrôlée, parce que tout cela était insensé, ou parce que j’avais dépassé le stade de la peur, ou parce que je n’avais jamais eu que le rire pour contrer toutes mes angoisses, mais surtout parce que je venais de penser à quelqu’un qui m’avait traité de « drôle de zèbre » récemment.

Dans le salon mon portable sonnait frénétiquement et j’entendais les appels de mes interlocuteurs qui me suppliaient de leur expliquer ce qui se passait. Ils ont insisté de longues minutes, puis les voix et les sonneries se sont tues. Dans l’intervalle, j’étais devenu complètement multicolore.

Le phénomène ne m’avait causé aucune douleur, j’avais juste ressenti quelques tiraillements, plus désagréables que douloureux, entre des engourdissements et des fourmillements successifs sur tout le corps. J’avais déjà eu des dermatites et ce n’était pas comparable. En fait, voyez-vous, j’avais même l’impression que c’était la première fois depuis longtemps que je me sentais aussi bien dans ma peau ! Je n’avais aucune température, aucun vertige et si mes jambes flageolaient, c’est plus d’avoir été fauchées par la peur qui m’avait d’abord saisie que pour raisons médicales a priori. Alors quand mon cœur a cessé de battre frénétiquement, j’ai simplement téléphoné à mon médecin traitant pour un rendez-vous en urgence.

À partir de là, je pourrais vous raconter que je n’ai plus jamais pu marcher dans la rue sans qu’on me dévisage et qu’à de nombreuses occasions, les gens se sont écartés de moi comme si j’avais la peste, quand mes couleurs se mettaient à bouger. J’ai passé une batterie de tests incroyables sans qu’on me détecte le moindre ennui de santé, ADN, génotype, phénotype ont été scrutés dans tous les sens. J’ai perdu mon travail, parce qu’on ne voulait plus me mettre au contact des clients, puis, progressivement de qui que ce soit. En théorie, je n’étais pas contagieux, mais je n’avais rien de spécial non plus en théorie, selon les médecins. Pourtant, mes couleurs s’agitaient sous les yeux de tout le monde. On m’a mis en quarantaine, puis en cinquantaine, puis en soixantaine et faute de n’avoir rien trouvé, on m’a libéré. Je n’avais pas de fièvre et je n’étais coupable de rien.

Le joueur de feu

Pendant un an de purgatoire, j’ai partagé mon temps à servir de cobaye à des médecins impuissants et à lire dans mon appartement, dont je ne sortais plus sans cache-nez, cagoule et lunettes de soleil, pour éviter les remarques déplacées.

Je ne sais pas combien de temps j’aurais pu encore tenir quand je suis tombé sur l’affichette du cirque, et son spectacle le ‘jongleur d’arc-en-ciel ». Je n’espérais plus en rien et ma peau était plus colorée que mon avenir. J’avais un peu d’argent mis de côté, mais je ne me voyais pas de perspectives à court terme, à part finir cobaye et me faire payer pour chaque échantillon de peau, ou proposer une forme de viager à un taxidermiste.

Voyez-vous, monsieur, à cette époque, je ressentais ma peau comme un handicap dont il fallait me débarrasser et je n’arrivais pas à la penser autrement. Je me suis enfermé dedans tout seul. Mais maintenant je suis libre monsieur, libre comme jamais je ne l’ai été. Grâce à ce spectacle de cirque que j’ai été voir comme ça, sur un coup de tête ou parce que le spectacle parlait de couleurs, allez savoir. Émotion, poésie, beauté … j’y ai trouvé ce que je n’attendais plus, c’est pour cela que je les ai rejoints dans les coulisses, pour leur dire d’abord merci de m’avoir fait encore rêver et de m’avoir débarrassé de ma peau d’adulte triste.

Et soudain, la couleur

Ils m’ont accueilli comme un homme, un frère, un ami, ils m’ont regardé dans l’âme et ils ont accepté ma peau de drôle de zèbre, parce que voyez-vous, monsieur, dans leur univers, tout le monde porte des masques, tout le monde se revêt de costumes plus colorés les uns que les autres, alors, forcément, on regarde ce qu’il y a à l’intérieur, on ne se laisse pas impressionner par quelques millimètres de peau décorée, costumée, on peut aller au-delà, bien au-delà. Il ne faut pas s’arrêter aux apparences pour pouvoir traverser les frontières des esprits et voyager dans tous les univers.

La suite, vous le savez. Mon tour du monde, mon apprentissage et mon intégration dans la troupe, en tant que jongleur, et ce spectacle, opale de feu, que vous semblez avoir apprécié.

Parce qu’il me semble que je vous ai fait un peu rêver ce soir, n’est-ce pas monsieur ? Oui ? Alors tant mieux ! Parce que vous faites aussi partie du spectacle.

Non ? Mais bien sûr que si ! C’est le spectacle de la vie, et il ne tient qu’à vous qu’il soit très coloré !