Le bus du bout du monde

Solitude urbaine - 1

C’était une journée lasse, grise et lourde. Les gens portaient des masques et marchaient vite. Les vitrines, les voitures, les trottoirs, les nuages poussifs et poussiéreux dans le ciel plombé, tout me semblait sale et sans relief.

Jusqu’à mon reflet entraperçu sur les fenêtres des voitures. À me demander ce que j’avais pu faire au diable ou à ses serviteurs pour endurer un tel purgatoire d’ennui. Ni bien ni mal, j’imagine, en tout cas pas assez pour que des flots de lumière m’arrosent ou que les démons me jettent des braises.

Il est difficile d’avoir envie de conjurer des orages quand l’univers entier vous semble d’une affligeante banalité. Les grandes passions ont besoin pour se nourrir de quelques étincelles : un peu de beauté, une légère asymétrie éveillant l’intérêt, un semblant de désir, des éclats d’amour, de joie, de rires. Mais le terne, sérieusement, cela ne se marie pas avec l’inspiration.

Un rêve d'autres rivages

Je traînais sans conviction un inesthétique panier à roulette – qui hébergeait dans une promiscuité contrainte quelques pauvres fruits et légumes pas plus frais que moi– en même temps qu’un bon début de neurasthénie.

Je ne souhaitais pas particulièrement que les ténèbres se déversent sur la terre, que tout prenne feu sous la lave incandescente du jugement dernier, ou que les étoiles tombent en scintillant dans des gouffres sans fond qui se seraient ouverts sous mes pieds. Je ne sais même pas si cela aurait pu secouer l’écrasante sensation d’inanité qui me saisissait.

Cependant, de façon irraisonnée, j’aspirais à ce que quelque chose se passe. L’air que je respirais irritait mes sens et noyait mes pensées dans des flots d’agacement envers le monde et ses habitants. Je voulais partir, vite et loin, mais où ? Aucune idée. Quelque part où la pesanteur pourrait ne plus poursuivre mon ombre portée et mes perspectives. Je caressais l’illusion qu’un autre jour sous un ciel et un soleil différent puisse me sortir de mon manque d’enthousiasme pour à peu près tout.

C’est ainsi que j’avançais, en anachorète frustré exilé de son ermitage et de toute foi, portant mon désert intérieur sur le chemin de croix de l’indifférence urbaine. Vint le moment où je trébuchais écrasée par le vide. Plus vraisemblablement, je fus trahie par un caillou ignoré. Ma cheville douloureuse me conduisit à m’asseoir sur le banc d’un arrêt de bus pour la masser. L’abri était fort heureusement vide et sur une vitre de plexiglas un affichage vieilli présentait des horaires à moitié effacés et un plan des trajets possibles. Je n’avais jamais pris le bus à cet endroit, mais de toute façon je n’étais plus une usagère régulière des transports publics depuis longtemps. C’est donc avec un étonnement amusé que j’ai découvert le nom du terminus : le bout du monde.

Voilà qui était alléchant. Puisque je voulais quelque chose de nouveau, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout du monde pour le trouver ? En temps ordinaire, je n’aurais pas poussé plus loin, me contentant de grappiller quelques références croisées entre la réalité et l’irréel. Mais là, l’occasion était trop belle. Je me résolus immédiatement à prendre le premier bus qui partirait dans cette direction. Au fond, j’allais simplement attendre quelques minutes et renoncer au moindre prétexte. L’état de l’abribus et de ses affichettes jaunies laissait présager que ma toquade pour les terminus improbables serait vraiment très passagère. Je profitais juste du banc pour me laisser aller à quelques rêvasseries en massant ma cheville endolorie.

La ville fantôme

J’aperçus par hasard la petite pièce sous le banc. Elle était tout abîmée, grise comme du bronze avec les bords rongés, un profil mal dessiné sur une face et une chouette gravée sur l’autre. J’imagine que personne n’avait osé la ramasser, craignant d’être contaminé par le virus en circulation. Quant à moi, héroïne des temps modernes, je me sentais protégée par le gel hydroalcoolique glissé le matin même dans mon sac.

J’étais perdue depuis quelques minutes dans la contemplation de la piécette, m’interrogeant sur son âge et son origine. C’est pourquoi je fus prise au dépourvu quand ce vieux bus vintage sorti de nulle part – ou alors des années 70s – s’arrêta avec force grincements devant l’arrêt pour ouvrir ses portes. Comment avais-je fait pour ne pas l’entendre arriver ? Je me redressais hésitante, glissais la pièce dans ma poche et restais debout les bras ballants. La voix bourrue, grave et rocailleuse, du chauffeur m’interpella : alors, z’allez au bout du monde, ou pas ?

Sans lui répondre, je détaillais interloquée cette chose brinquebalante avec sa plate-forme arrière ouverte en m’interrogeant sur le nom que pouvait prendre ce vert jaune sombre et un peu passé – vert de chrome, vert épinard, vert vessie ? Le chauffeur grommela à nouveau quelque chose, apparemment de mauvaise humeur. Il allait probablement refermer ses portes. Prise d’une impulsion, je m’engouffrais sans plus hésiter dans l’engin, faisant – non sans quelques difficultés – cahoter sur les marches mon cabas qui ne se résolvait pas à devenir chariot de courses de compétition.

A l'heure dite

Le bus était désert. Deux panneaux surplombaient le chauffeur, l’un signalait de ne pas lui parler, l’autre de faire l’appoint. Je m’aperçus avec gêne que je n’avais pas de ticket et pas non plus de monnaie et j’avais oublié mon portable le matin même, au cas où il y ait eu un moyen de payer par sms. J’allais m’excuser quand mes doigts, en fouillant mes poches, se refermèrent sur la pièce, chaude au toucher. Sans y croire, je déposais mon obole sur l’espace « à l’ancienne » prévu pour. Le conducteur la prit du bout de doigts gantés de noir et me remit en échange une pièce de cuivre aux dessins presque effacés, avec une minerve au bouclier debout sur une face. Mes sourcils durent se hausser de façon comique, car il lâcha laconiquement « pour le retour », d’un ton un peu étouffé par le masque sur son visage. J’allais le questionner, mais il démarrait déjà, une main posée sur le volant, l’autre me désignant la signalétique « défense de parler au chauffeur ».

La pièce dans une poche – pour observation ultérieure – j’allais m’asseoir avec appréhension sur un des fauteuils en skaï dont la couleur n’arrivait pas à trancher entre l’orange et le marron. Il était bien plus confortable que prévu et j’avais de l’espace pour caler mon cabas. Je commençais déjà à regretter ma lubie, songeant que je n’avais aucune idée du temps de trajet aller et retour.

En outre, ce bus était conduit par un chauffeur sans visage, ce qui était légèrement déstabilisant. Je n’en avais en effet rien aperçu de personnel entre les lunettes de soleil – à cet instant je m’aperçus de leur incongruité en cette journée grise – le masque qui cachait les deux tiers du visage, un cache-cou noir et une casquette sombre pour couronner le tout.

égarée au bout du chemin

Le soulagement de n’avoir personne d’autre dans le bus se mua en une inquiétude sourde. Mon gel hydroalcoolique et mes quelques fruits et légumes – est-ce que j’envisageais vraiment un lancer de choux ou de bananes ? -n’étaient pas réellement des protections efficaces contre l’agression humaine. Le passage du pont sur la seine changea du tout au tout le cours de mes préoccupations. Là où je m’attendais à voir surgir les silhouettes familières des immeubles en stalagmites vers le ciel, je vis un brouillard se lever et couvrir toutes les formes, laissant transparaître des voiles blanchâtres accrochés à des branches désincarnées. Ce n’étaient sans doute que des bâches plastiques mises sur des échafaudages et emportées par le vent, mais l’impression en était sinistre. L’air aussi semblait se modifier, passant d’une lourdeur chaude précédant un orage d’été aux frimas d’automne couvrant mes bras nus de chair de poule.

J’observais la piécette de cuivre pour me donner une contenance. Derrière la face d’Athéna/minerve en armure, un beau profil d’apollon grec ou d’antinoüs romain souriait énigmatiquement, mi-femme, mi-homme. Dyonisus digonos puripais arrivais-je enfin à lire. L’effort que je mis à déchiffrer la légende au-dessus du buste me fit perdre la notion du temps, jusqu’à ce que je m’inquiète de ma destination.

Le bus roulait vite et semblait n’être arrêté par aucun feu de circulation ni aucun engorgement du trafic, ce qui, en région parisienne, n’était pas de nature à me rassurer. Je me levais pour appuyer sur un bouton d’arrêt au moment même où le véhicule se mit à ralentir.

Le temps d’atteindre en titubant l’avant du bus, celui-ci s’arrêta complètement.

Je demandais au chauffeur : où est-on ici?

-Au bout du monde. C’est le terminus, rajouta-t-il de sa voix grave partiellement étouffée par le masque.

-Et pour revenir en arrière, je fais comment ?

-Vous prenez l’arrêt à l’heure dite.

-Lequel, où et quand ? fis-je en regardant affolée par la grande vitre avant, se dessiner autour d’une route interminable un paysage de champs déserts bordés de forêts de pin à perte de vue.

– C’est en face, à l’heure dite.

l'île du bout du monde

De l’autre côté de la route, il y avait en effet un panneau maigrichon avec une pancarte d’arrêt de bus affichant plan et horaires sous l’écriteau « à l’heure dite ». Et derrière les portes qui s’ouvraient, du côté où je devais descendre, je voyais à présent une palissade de chantier se dresser de guingois au bord d’une route sans trottoir, plantée dans des mottes de terre. Un peu plus loin, entre deux panneaux de tôle penchés en arrière sous l’effet d’un vent invisible, une ouverture barrée d’une chaîne avec un gros cadenas se dessinait.

– Il y a quoi ici ?

– Le bout du monde est par là-bas, répondit le chauffeur en désignant l’entrée sommaire du chantier. Ce n’est pas là où vous vouliez aller ?

– Je …, ne sus que dire.

– Dépêchez-vous de descendre, reprit-il de sa voix bourrue, faut que je retourne au dépôt.

Je fus tentée brièvement par l’envie de repartir avec lui. Mais sa respiration dessinait trop bien, en tendant le tissu du masque, les os de sa mâchoire inférieure et les articulations sous la peau des joues. L’effet était parfaitement sinistre.

Je renonçais à insister, non sans formuler une dernière question :
les bus qui passent à l’heure dite, il y en a beaucoup ?

Son rire caverneux me poursuivit encore un moment après, une fois descendue du véhicule ainsi que son exclamation « mais ma p’tite dame, ici, ils passent toujours à l’heure dite ! »

L'heure bleue

Je restais donc stupidement seule devant la palissade, observant s’éloigner le bus brinquebalant à l’horizon de la route, vite subtilisé à mon regard par les fumées infernales s’échappant d’un vieux moteur diesel.

Deux corbeaux noirs de belle taille croassaient ironiquement de l’autre côté de la route. J’exprimais mon indifférence dédaigneuse d’un haussement d’épaules marqué à destination de ces deux Hugin et Munin pour me diriger ensuite vers l’ouverture aperçue du bus, traînant mon panier à roulette peu coopératif sur les mottes de terre. Au bout d’une centaine de mètres qui me parurent des kilomètres d’effort, j’étais devant une lourde chaîne d’acier rouillée fermée par un cadenas retenant entre elles deux tôles prêtes à s’affaisser. Un espacement d’au moins un mètre de vide séparait les deux panneaux.

L’incongruité du cadenas et des chaînes -pour empêcher quoi d’entrer ? – me parut de peu d’importance face au paysage que j’apercevais derrière la palissade. Je me glissais avec facilité sous les anneaux imposants, sans lâcher mon caddie qui me suivit en menaçant de se renverser.

Je négociais tant bien que mal le passage sur les rochers glissants pour arriver auprès du banc de sable, et m’assis en prenant soin de retirer mes chaussures. Devant moi, il y avait la mer à perte de vue. Le vent qui soufflait vers la terre transportait le sel marin et les embruns sur mes cheveux et dans mes poumons. J’avais retiré mon masque pour respirer à fond l’odeur du large et ce parfum d’un autre monde. Les vagues me léchaient les pieds par intervalle, elles me racontaient des histoires de voyageurs perdus.

Le dernier voyage

Je me sentais totalement étrangère et chez moi à la fois. Tranquille devant le vieil océan primordial, assistant au début et à la fin du monde connu. Des mouettes criaient haut dans le ciel. Un piaillement à mes côtés détourna mon attention de l’horizon.

Mon panier s’était renversé et les fraises du dessus roulaient sur les rochers tout en se transformant. Bientôt une nuée de petits oiseaux de la taille d’un moineau avec un corps écarlate tapissé de minuscules points blancs s’envola vers le ciel. Mon chou-fleur et mon brocoli se dandinèrent vers la plage avec des pattes de tortues. Des anguilles et des poissons-bananes argentés se tortillèrent dans tous les sens pour arriver aux vagues avant de filer s’enterrer sous la vase une fois l’eau atteinte. Des poissons et des coquillages de toutes les formes émergeaient de mes patates douces, de mes radis, poivrons ou oignons.

Puis toutes ces choses disparurent et je regardais la houle à l’assaut de récifs lointains, distinguant à peine les murs blancs d’une ancienne citadelle sur une île distante aux rivages bordés d’ifs. Le jour se mit à décliner et le ciel ainsi que la mer s’embrasèrent de tons jaunes, orangés, ocre, saumon et bleus sous les feux d’un soleil mourant que je savais prêt à renaître. Je pensais, bientôt ce sera l’heure bleue et je devrais partir avant de ne plus distinguer où mettre les pieds sur les rochers.

Ai-je dit cela tout haut ? Je me mis à entendre le mugissement d’une corne de brume dans le lointain. Un instant j’ai regretté de ne pas avoir d’appareil photo ou de quoi dessiner pour retenir ce que je voyais. La corne de brume se fit insistante tandis qu’elle se transformait en klaxon continu de bus.

Je me levais à regret, ramassais mon cabas désormais léger et repris le chemin inverse.

Le bus m’attendait bien à l’heure dite, ainsi que les deux corbeaux. Je vis que leurs ombres, qui commençaient à disparaître sous le ciel assombri d’un bleu profond à l’heure entre chien et loup, ne ressemblaient pas à celles d’oiseaux.

Frissonnante, je montais dans le véhicule et tendis ma piécette de cuivre au chauffeur muet tout habillé de noir, sans plus m’étonner de ses lunettes de soleil qui ne reflétaient rien.

Une heure plus tard, j’étais chez moi. Rien n’avait changé, mon voyage ne m’avait pas transformée. Mais j’avais juste le cœur plus léger d’être allée jusqu’au bout du monde, et il me restait un bouquet de varechs à l’odeur de dunes à respirer au fond de mon cabas.

Quand je voulus le retirer, une pièce d’argent roula sur mon parquet. Je la ramassais. Elle était noircie sur les bords mais on pouvait encore deviner une tête de méduse qui me tirait la langue.

Je la garde précieusement depuis. Un jour, à l’heure dite, elle me permettra peut-être d’aller au-delà du bout du monde.

1 commentaire pour “Le bus du bout du monde”

  1. Une nouvelle qui se lit à la façon d’un page turner, accompagnée de belles aquarelles oniriques, et qui laisse sur une note optimiste et poétique. Bravo !

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