Distraction

Journal, 24 février 2022

Ce matin, il s’est passé quelque chose d’absurde. La situation m’a semblée tellement ridicule que je me suis décidée à la consigner dans ce petit carnet que je viens d’entamer.

Un fort joli carnet ma foi, qui m’a été gracieusement offert par une de mes proches pour écrire ou pour dessiner. C’est le deuxième cadeau de ce genre cette année …  Décidemment, on flatte à l’excès mes prétentions de peintre et d’écrivaine. Alors que je n’arrive plus à écrire ou dessiner quoi que ce soit.

Ce n’est pas par manque d’inspiration, ni même d’envie. Les histoires et les images sont dans ma tête, elles tournent, prennent forme, les mots et les couleurs s’enchâssent et se répondent. Puis mes mains agrippent un stylo, se posent sur un clavier et tout s’effiloche. Je perds la trame jusqu’alors claire et nette dans mon esprit, elle disparaît en un clin d’œil sans la moindre bribe de souvenirs, tel un rêve qui se retire. Il me reste l’impression fugace d’oublier une chose essentielle.

A ce propos, je ne me souviens plus d’aucun rêve et je perds la notion du temps. Je sais que nous sommes le 24 Février 2022 car la date était affichée sur le quotidien vendu à la boulangerie. Celle où je suis entrée ce matin, attirée par l’odeur des viennoiseries. Il devait être très tôt, cela sentait le croissant frais. Je salivais à l’idée d’une pâte feuilletée encore chaude enroulée autour de deux barres de chocolat. J’y associe des souvenirs d’enfance, d’aubes de vacances, d’été adolescent quand tous les soucis de la planète ne pèsent rien face à vos premiers émois. Un monde où on peut pleurer toutes les larmes de son corps parce que l’on ne vous regarde pas ainsi que souhaité. Si seulement c’était le seul mal à craindre !

On regrette toujours l’époque où ses propres espérances semblaient avoir une grande importance et que l’insouciance parait de vertus toutes les illusions, y compris celles d’apprendre à vivre. C’est quand on ne sait rien du monde, ni de soi, ni des autres, qu’on peut  exagérer chaque instant et croire viscéralement en un avenir épique. Ce sentiment finit par disparaître, quoi qu’il advienne de  nos vies. Ce qu’il y avait avant, au mieux, c’était la jeunesse. Pas une meilleure personne ou une meilleure époque.

L’odeur des croissants m’évoque des instants passés, insectes figés pris au piège de l’ambre  des souvenirs. On ne choisit pas ses madeleines.

Quand je suis entrée dans la boulangerie, la vendeuse et un client discutaient avec entrain. Ils semblaient tous deux très remontés, l’homme prétendant qu’une faute originelle remontait aux Autrichiens, ou aux Turcs, je ne sais plus, la femme hochant vigoureusement la tête. En me promettant de préserver encore un peu mon ignorance, je me demandais quel match d’importance j’avais encore ignoré. L’homme se tut à mon entrée tandis que la femme tournait vers moi son plus beau sourire.

Elle me demanda ce que je souhaitais ; j’osais demander au moins une chocolatine.

Il y eut une minute de silence glacial dépourvu de tout sourire. Puis le type grommela quelque chose sur les « béotiens ignares » et on me tendit d’un air pincé ma commande avec un sec : 

– alors ça sera 1 euro 20 le pain au chocolat.  Ce fût dit en détachant distinctement les trois derniers mots.

Je payais et battis en retraite avec la monnaie tandis qu’avortait sur mes lèvres l’exclamation « mais c’est un pléonasme! » suscitée par le grommellement. Un ectoplasme de froideur se matérialisait déjà pour tendre ses doigts diaphanes vers mon visage. L’ambiance n’était pas aux corrections grammaticales.

Je sortis en vitesse, mes souvenirs d’enfance vaguement ôtés et éparpillés sous l’effet d’un « bon vent » que je crus entendre mauvais. Dehors, il faisait frais, ou lourd, je ne sais plus. Au moins, la pâte et le chocolat étaient bons. Mais pourquoi en faire tout un plat ? Quel drôle de monde ! 

Il n’empêche.

Depuis ce matin, j’ai la sensation désagréable d’avoir oublié quelque chose d’important.

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