To do list

En vérité cela aurait pu porter sur n’importe quoi. Ses listes. Ce n’était qu’un rituel pour chasser l’angoisse. Elle mettait des mots sur des choses pour oublier cette autre chose qu’elle ne pouvait ni nommer ni contrer. Quand ça revenait, les listes étaient ses boucliers. Elles la ramenaient à la réalité, aussi insignifiante soit-elle. Aller chercher le pain. Poster une lettre. Réaliser un travail. Dresser la liste des peintres de la renaissance. Organiser ses courses. Peu importait. La tornade qui menaçait à chaque fois de déchirer chaque atome de son identité se dispersait devant la banalité des actions qu’elle s’assignait méthodiquement. Ces mots sagement ordonnés en file indienne sur la page devenaient le chapelet égrené par son stylo pour conjurer la peur du vide.

Toute à la tâche de s’en donner, elle oubliait ce qui rôdait dans un coin de sa conscience, et qui, sans prévenir, ouvrait la gueule aléatoirement pour tenter d’absorber toute lumière, toute joie. Cette bête affamée, jamais domestiquée, était une part d’elle vouée à la détruire. Même quand elle se croyait à l’abri de ses soubresauts, il y avait ce sentiment de ne pas mériter d’être en paix, de ne pas faire ce qu’il fallait, de ne pas être à sa place. Non pas qu’elle puisse croire avoir une place prédestinée. Chaque être prenait ce qu’il pouvait dans la grande farandole des illusions et toutes les ambitions étaient farcesques. L’ordre universel, in fine, cela se résumait toujours aux mêmes mots :

Memento mori.

Elle le savait, pas besoin de le lui rappeler, c’est justement ce qu’elle n’arrivait pas à oublier. Parce que derrière, il y avait toujours ce « à quoi bon » qui gâchait tout. Elle n’était pas de ceux prêts à entendre leurs propres mots tordus par des escrocs pour en faire des pièges à imbéciles, pas prête à voir se détruire l’œuvre d’une vie et recommencer patiemment, et cetera. Il aurait déjà fallu qu’elle la construise cette œuvre, plutôt que de la saborder à chaque tentative de lui donner corps. Il n’y avait pas d’insectes ravageurs pour anéantir ses cathédrales d’encre et de couleurs. Sa passivité et son autoapitoiement suffisaient pour qu’il n’y ait pas d’ouvrage à attaquer.

Il lui manquait la foi en l’avenir des bâtisseurs. L’incertitude était son royaume et le doute en édictait les lois. Avec cette impression qu’une vague était là à attendre pour tout engloutir, autant redoutée qu’espérée pour mettre un terme à l’attente. Elle résistait pourtant, ancrant ses pieds dans le sable des jours, sans sympathie excessive pour ceux qui se baignaient insoucieux dans le chaos du temps, pas plus que pour ceux qui en craignaient le néant. Les litanies du désespoir l’ennuyaient autant que les optimismes irréfléchis et naïfs. Oscillant entre les deux, il lui arrivait de se trouver ennuyeuse.

L’avantage de cette situation était double. Cela lui épargnait l’arrogance banale des idiots, se comptant parfois en leur nombre. En outre, cela l’immunisait face aux prêches de toute religion. Elle ne pouvait ni opter pour le tout merveilleux de la providence ni pour la plénitude incommensurable du vide. Frôlant parfois la croyance en l’un ou l’autre tout en cherchant à les éviter semblablement, elle ne se classait ni parmi les cyniques, ni parmi les mystiques, répugnant par scepticisme interne à cette prétention à la grandeur travestie de vertu.

Parfois pourtant elle enviait cette simplicité d’esprit qui fait avancer en continu sans trébucher sur le doute. Qu’il s’agisse de croire que l’action crée le but et les solutions, ou qu’il s’agisse de croire ne pas être là par hasard, les croyances simplistes paraissaient motrices de mouvement. Sans pouvoir y adhérer, elle avançait par révolution copernicienne, remettant en cause ses représentations du monde à chaque pas. Si être consistait vraiment en mouvement et action, elle était en dislocation perpétuelle de son propre être, tenu encore entier par l’idée d’identité.

Cette idée lui donnait sa substance, et les fils assemblés de souvenirs dorés en constituaient la trame. Elle s’effilochait un peu à chaque oubli de l’un d’eux. Elle veillait pourtant jalousement sur la mémoire de tous ces instants chaleureux volés temporairement au destin de tout univers. Car in fine, l’issue était connue : la mort thermique.

A un moment ou à un autre, il n’y aurait plus de mouvements, plus de vie. Cela la statufiait d’incrédulité, sans consentir à une suspension de celle-ci pour trouver une vraisemblance à ses actions. Le monde réel aussi bien que les mondes inventés se réduisaient toujours, pour être appréciés, au choix d’une certaine forme d’oubli et l’oubli l’anéantissait. C’était son paradoxe : se souvenir pour exister, oublier pour avancer, créer pour résister à l’oubli. Mais en refusant la proposition courte « avancer pour exister », elle avait généré une forme de tension conflictuelle dans son appréciation de la réalité et de ses propres choix.

Quand l’épidémie s’était déclarée, elle avait eu l’impression que soudain son monde était devenu normal, parce que d’autres pouvaient en comprendre l’absurdité. Le tsunami avait frappé et l’on pouvait passer à autre chose qu’à l’attendre : repenser le rapport au réel. Dans ce temps suspendu sous la vague, il y avait eu cette clameur partagée du vouloir être avec tout ce qui vit, ensemble et dignement.

Ce n’était qu’hypocrites confessions avant extinction.

Puis la vague s’était retirée, ainsi que toutes les aspirations à agir pour changer l’attitude vorace de l’humanité, chronos dévorant ses propres enfants. La vague en se retirant avait mis en relief les déchets de l’avidité humaine : plastique tuant les océans, feux incontrôlables, températures extrêmes, fonte des glaces, animaux sauvages par trop chassés y compris de leurs écosystèmes, réduits à n’être plus que des porteurs de virus avant disparition programmée. La violence exercée par l’Homme contre le vivant lui était apparue en plein jour. L’espèce cependant fit ce qu’elle savait faire de mieux : avancer pour exister, sans se souvenir que le mouvement en avant ne fait pas la direction.

Comme ils avaient été nombreux les contempteurs de l’ancien monde à se faire prophètes du monde d’après. Mais de la transformation tant promise rien n’était advenu, si ce n’est des programmes vides, aux échéances non tenues à peine émises, faute d’y avoir engagé réellement les moyens ou d’en avoir suffisamment évalué les buts. Même les protestations et les réflexions étaient devenues des mises en scènes : pour se dédouaner de ne rien changer, on montrait qu’on y pensait, avec les outils mêmes de la destruction.

Ainsi la vague n’avait été qu’une parenthèse et le flot destructeur avait repris le même sens : celui d’une fuite en avant, dans une absurde compétition de qui sauterait encore plus haut vers le vide pour mieux avancer vers le néant. L’humanité regardait vers les étoiles, mais sans lumière dans les yeux. Incapables de préserver leur planète de naissance, il y avait des êtres avides de leur propre gloire qui lorgnaient les mondes inhabitables pour en faire une nouvelle source de profit. Se faisant ils jetaient, tel un mouchoir usagé, un monde dont ils n’avaient jamais eu cure. Cela ne les freinait pas pour s’en autoproclamer grands timoniers ou grands guérisseurs, imaginant dans les drogues d’aujourd’hui les médicaments de demain, sans même être capables d’identifier ou la nature de l’addiction ou les symptômes de la maladie.

Elle n’arrivait pas à terminer la liste qu’elle avait commencée. Depuis une heure, le stylo en l’air, elle s’était mise à rêvasser sur les ferments des ambitions, son esprit errant sur les possibilités d’embrasser la totalité du réel et les passions humaines pour envisager le devenir de l’humanité. Entre le sublime et le grotesque, entre la vertu des stoïciens et les passions tristes dont la colère des imbéciles remplissait toujours le monde, que fallait-il faire pour s’éveiller et faire œuvre d’Homme ? Son stylo s’abaissant brusquement, elle écrivit en majuscule, sur la feuille blanche, au milieu d’une liste de courses inachevée, aux mots déjà biffés de ratures qui s’affichaient tels des petits barreaux : VIVRE.

Et alors ?

Elle biffa, réécrivit, recommença. Il manquait quelque chose. Le dernier mot la contemplait, lui renvoyant la stupidité de l’imaginer conscient.

Comment un seul mot pouvait contenir le monde et le savoir ?

Ce simple verbe ne pouvait être ni chair, ni souffle, ni principe directeur.

À moins que ?

Cette ligne incurvée et le point, une seule majuscule, voilà qui donnait un autre sens.

Vivre ?

Elle regarda la feuille, il n’y avait plus qu’une liste de mots barrés et au bout, survivant aux ratures, le verbe et son interrogation sur l’action. Un souffle épique passa, bruissant de clameurs de théâtre, elle imagina même un instant de lourdes tentures cramoisies venir balayer un sol de planches et de poussières.

Être ou ne pas être. Telle était donc la sempiternelle question. Et toujours inlassablement, l’homme lui chercherait des réponses, pour guider son existence, la contempler ou la justifier, dans ce vertige infini d’un choix en miroir qui n’était peut-être qu’une illusion générée à force de réflexions.

Elle biffa le mot et rajouta une liste ordinaire : acheter du vin blanc, une botte de carottes, des oignons, de la farine, des jarrets de veau, des champignons, du persil.

Ce ne serait pas encore sa dernière liste. Elle n’avait pas trouvé de réponses satisfaisantes.

Mais elle aimait l’osso bucco. Chacun arrange sa vie dans la mesure où il le peut.

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