Parfois, un être peut s’éloigner de sa propre identité. Perdre de vue momentanément, dans la confusion du monde, ce qui fait la moelle épinière de son ego.
Il ne s’agit pas de ne plus penser. On peut toujours penser dans le tumulte, mais les pensées se brouillent, perdent le fil, oublient de faire grandir.
On n’y pense plus. À ce qui avait tant d’importance que le cœur n’envisageait pas de battre sans. Cette soif et cette faim de connaissances qui vous avait fait briller les yeux dès l’enfance .
Il y avait alors l’envie de voir, de sentir, de comprendre, toujours plus de choses.
Face aux certitudes dont se drapaient tant de gens qui se croyaient plus grands qu’ils n’étaient, on cultivait le doute salutaire.
On regardait derrière les tréteaux, les décors, pour voir les mécanismes du grandiose ou de la médiocrité. On avait envie d’aller au-delà des mots, pour toucher l’âme du monde.
Pleurs de chandelles
On se croyait unique, devin, visionnaire. Puis il y a eu tous ces éteignoirs. Tous ces gens pour vous dire que vous étiez trop original, trop décalé, trop à vif.
Tous ces gens qui ne comprenaient pas que vous puissiez comprendre ou aimer tant de choses différentes. Toutes ces personnes pour vous sermonner d’avoir de la cohérence, pour expliquer qu’il ne fallait pas vous disperser. Un style, une voie, un profil.
Et si vous n’aviez pas envie d’être un profil, si vous vouliez faire face à vos propres contradictions ? Ça ne marche pas comme ça, vous dit-on. En réalité, vous n’en avez rien à faire de savoir comment ça marche. Vous voulez courir ou voler, pas marcher et surtout pas courbé.
Vous ne voulez pas suivre, vous vous moquez des modèles, vous n’avez pas besoin que l’on vous coache pour devenir plus ou moins quelque chose. Le fait d’être ou de ne pas être et de vous morfondre sur la question, c’est votre problème. Ce n’est pas à un autre de le résoudre.
Mais il faut vivre n’est-ce pas et quand on ne veut ni théâtraliser sa vie ni rentrer dans quelques cases, c’est un exercice de contorsionniste. Vous en voyez tant à s’agiter pour recopier de pâles répliques. Ils sont, à peu de choses près, semblables aux pauvres acteurs de Shakespeare. Ils répètent bruyamment et à l’envi les mots que d’autres ont écrits, avant de quitter la scène et rejoindre l’oubli.
Il y a aujourd’hui tant d’hommes vains dont les paroles sont des souffles éteints et froids. Le vide est à la mode. Plus c’est creux, plus cela rencontre d’échos.
Soyons soyeux!
Ne sois pas amère me dit-on, ne prête pas le flanc à l’aigreur. Si seulement j’avais cette hauteur. J’aimerais tant ne pas m’indigner de la petitesse. Cela ne sert à rien, me dit-on. Vous savez quoi ? Je le sais. Passer mon temps à pester contre des baudruches ne les fera pas se dégonfler, mais me fera perdre le souffle. À ce compte-là on peut très vite se déclarer adversaire du monde entier. C’est inutile.
À force de protester contre l’injustice et la bêtise, je devenais toile de jute rêche, chanvre brut, corde tressée. Visage serré de déceptions. Et puis quoi ? L’eau s’écoule, la pluie tombe, les nuages se délitent, la nuit et le jour dansent ensemble une fuite éternelle. Les heures ne sont riches qu’une fois enluminées. Je pose enfin le principe que le choix de ma liberté est dans la joie.
Joie d’être et de comprendre l’être, de partager le moment, d’accueillir la vie. Je veux redevenir une soie tissée de sourires, douceur de l’étoffe, brillance des couleurs, chatoiement des drapés moirés, pour enluminer le jour de ma joie d’exister et d’agir selon ma nature. Une soie durable et fragile à la fois, née du cocon de mes pensées et prête à se transformer en ailes de papillon.
En donnant mes sourires, j’ai reçu bien plus que tout ce dont m’avait privé la tristesse.
Je suis un être éphémère, tous les humains le sont. Je n’ai pas le temps de ne pas aimer la vie, c’est la seule dont je dispose. Redevenir soie, c’est vivre et se réjouir. Désirer être. Ainsi soit-il, soyons soyeux !