Etre ou paraître, telle est l’éternelle question, même en fin de vie. Vincent Lambert parait vivant. Mais il ne dispose d’aucune des libertés d’une individualité consciente, il ne dispose d’aucun moyen minimum de faire part de son autonomie de pensée, et il n’a aucune autonomie d’actions. Ceux privés d’actions, gravement handicapés, ont au moins une certaine autonomie pour exprimer une pensée construite ou une émotion. Est-ce qu’être privé de tous moyens d’agir ou d’interagir, physiquement ou mentalement, peut s’appeler décemment « vivre » de façon humaine? Il y a dans son cas quelque chose de profondément obscène. Cette obscénité, c’est la façon dont des personnes se saisissent du drame intime, personnel, d’un être humain et de ses très proches, pour en faire la bannière d’une idéologie à laquelle l’être lui-même, en son âme et conscience, ne peut ni adhérer ni s’opposer, privé de toutes capacités d’expression formelle – non sujette à interprétation abusive – donc de libre arbitre.
Vincent Lambert paraît vivant, mais il ne VIT pas. Il subit une vie qui est, ou une forme de non-sens, ou une forme de torture. La logique et l’empathie conduisent au même résultat : on doit laisser le corps de Vincent Lambert partir. Car ou on croit que ce corps n’a plus la moindre conscience et, si tant est qu’il en existe une, l’âme, ce qui fait l’être en tant qu’être, n’est plus. Dès lors, garder cette enveloppe revient à soigner ce qui ne peut l’être et se prendre pour un démiurge dans une hybris démesurée. Ou on croit que ce corps abrite encore une conscience, auquel cas elle est emmurée d’une manière si définitive et horrible, que cela ne peut que faire frémir toute personne douée d’un tant soit peu d’empathie. Accepter que ce corps ait une conscience revient à admettre que la pire des prisons existe. On sait que l’isolement dans les prisons est une torture psychologique. Parce qu’on ne peut pas parler, on ne peut pas échanger. Vincent Lambert n’échange pas. La privation sensorielle est aussi, à un certain degré, une torture. Elle a été utilisée en tant que telle à Guantanamo et d’autres camps d’incarcération. Cela rend fou. Vincent Lambert subit depuis dix ans une privation sensorielle de la pire espèce. S’il lui reste un tant soit peu de conscience d’être, il ne peut que souhaiter que cette torture s’arrête. Il ne peut plus entrer en relation avec les autres, ni avec le monde et ne peut rien faire. Et s’il n’a pas de conscience et plus d’humanité, qu’est-ce qu’on est en train de maintenir en vie ?
Il est dès lors profondément choquant de le « mettre en scène », de le filmer. Si vous êtes de ceux qui croient que Vincent Lambert a encore un bout de conscience dans son corps, alors vous devez comprendre que ceci EST UN VIOL de son libre arbitre. Vous ne lui laissez aucun choix, ni n’admettez la possibilité qu’il ne soit pas d’accord. Vous instrumentalisez son corps sur la place publique. Vous le livrez aux regards des foules. C’est obscène et c’est encore plus obscène de prétendre que c’est pour une bonne cause, sauver un innocent d’un « assassinat ». Le terme est d’une violence terrible et d’une insoutenable légèreté envers ceux qui ont eu le courage, malgré tout leur amour, d’accepter la réalité de cette torture, et de vouloir y mettre fin. Visiblement, oui, Vincent Lambert est un innocent à qui on refuse deux possibilités de libre arbitre. La première, c’est celle de s’être déjà exprimé sur sa situation actuelle – et selon plusieurs témoignages de ceux qui ont réellement partagé sa vie d’homme avant l’accident, il l’aurait fait et n’aurait pas voulu, EN TOUTE CONSCIENCE et CONNAISSANCE DE CAUSE, subir une telle situation dont il connaissait la nature en tant qu’infirmier. La seconde, c’est de n’être pas d’accord avec son instrumentalisation. Puisqu’il ne peut s’y opposer, allons-y ! Prétendons même qu’il nous demande de l’aide ! L’hypocrisie est odieuse et abjecte.
Au nom de quoi peut-on justifier les tortures psychologiques interminables d’un innocent ? Au nom de la rédemption ? Mais pour quels crimes ? Et comment pouvez-vous affirmer connaître la bonne décision pour Vincent, quand sa vie d’homme adulte est une inconnue pour vous et que vous n’avez aucune expertise médicale ? Pour ma part, j’estime ne pas connaître la bonne décision dans son cas. Mais je suis convaincue que sa femme la connait. Je ne crois pas par contre en la légitimité de la flopée de vautours intégristes religieux qui s’est abattue sur ce pauvre corps privé de parole pour en arracher les cordes vocales et en imiter la voix. L’inquisition brûlait autrefois les personnes hérétiques, jugées telles pour ne pas prendre le dogme « au pied de la lettre », ou dénoncées comme telles par mauvaise … foi. Ces personnes n’avaient aucun moyen de se défendre et face à des tortures abominables finissaient par avouer des sottises pour en finir. Aujourd’hui, les intégristes catholiques condamnent à la «non-vie», au nom de leur dogme de « pro vie », quelqu’un qui n’a toujours aucun moyen de se défendre. Et qui – peut-être – s’il avait la moindre conscience, souhaiterait en finir.
Mais comment le savoir, justement ? Sauf à s’arroger au nom d’une idéologie, le droit de vie ou de mort sur un être vivant et sur ses pensées, ce qui est quand même un peu contraire aux droits de l’homme… L’ironie est de taille, elle pourrait pousser à rire, en d’autres circonstances. Malheureusement, cette affaire n’a rien d’amusant, elle est plus triste qu’autre chose. Passe encore que les parents estiment avoir un droit de regard. Ils sont réellement parties-prenantes même s’ils ne sont certainement pas les tenants de la « seule » vérité et que leurs actions paraissent bien plus guidées par le dogmatisme que par l’amour. Ce qui m’atterrent, ce sont les scènes de liesse dans la sphère publique pour chaque victoire dans la bataille engagée par la mère de Vincent pour prolonger la « non-vie » de son fils. Elles sont d’une insoutenable légèreté. Car elles montrent à quel point cela ne gêne absolument pas ceux qui s’y livrent, de décider de la vie ou de la mort d’autrui, sans tenir compte le moins du monde d’un quelconque libre arbitre. Sans même avoir la capacité d’envisager ce qu’endurent et Vincent et ceux qui l’ont aimé pour ce qu’il était vraiment et non l’image projetée qui sert une propagande. Mais en quoi ces gens qui ne le connaissaient pas, sont-ils légitimes pour s’exprimer « au nom de Vincent » ? Savent-ils qu’ils pratiquent une forme de violence et de déni de droit ? J’imagine que non et que leur conviction est qu’ils servent une « juste » cause.
C’est le problème des justes causes. Elles peuvent paraître profondément injustes à ceux qui ne sont pas aveuglés par leur lumière. Et dans ce qui désormais s’appelle « l’affaire Lambert », comme il y a eu une « affaire Dreyfus », il y a beaucoup de fractures et d’aveuglements et ceci renvoie malheureusement l’humain concerné, voire l’humanité du sujet, dans l’ombre.
Ma conviction intime est que dans un tel cas, je voudrais que ceux qui m’aiment aient le courage de me laisser partir, bien que j’aie conscience du poids qu’ils auront à porter. Je ne prétends absolument pas détenir LA vérité. C’est le résultat d’une réflexion personnelle et une décision privée. Aussi privée qu’aurait due le rester l’affaire Lambert. Mais ce que cette dernière prouve, c’est qu’une telle décision privée, ressortant d’une stricte volonté individuelle, doit désormais être publique pour avoir une chance d’être respectée.