Janvier 2019 … n’y changera rien

CE N’ÉTAIT PAS MIEUX AVANT, MAIS APRÈS? QUE NOUS RESTE-T-IL DE L’ESPOIR D’UN MONDE MEILLEUR ?

Plume morose

J’ai hésité à prendre la plume en ce mois de Janvier 2019. Je n’avais pas envie de refaire un bilan des années écoulées ni m’exclamer de fausse joie vis-à-vis d’une nouvelle année qui est juste un chiffre de plus au compteur. Qui plus est, avec un automatisme de convention pour souhaiter de bonnes choses à un moment donné. Non pas que je ne sois pas contente d’être arrivée là et que je n’aie rien à souhaiter à personne. D’abord, je souhaite à chaque instant de ma vie, à laquelle je tiens, beaucoup de joies à ceux que j’aime et pour le reste, que l’Humanité soit plus heureuse, dans ses conditions de vie, ses choix et son évolution. Mais je ne suis plus très sûre de ce que peut-être une « Humanité heureuse ». Ensuite, il y a un fait certain, « avant », c’est-à-dire il y a une cinquantaine d’années, je ne serais peut-être pas arrivée jusqu’en 2019. Donc je n’écrirai pas « c’était mieux avant » mais je crains que nous soyons nombreux aujourd’hui à nous dire : « ce ne sera pas mieux après ». C’est là où nous sommes soudain face à une réalité nouvelle. Si bon nombre d’écrivains célèbres ont pris la plume pour décrire, au 19e siècle, un avenir idéal, qu’en est-il maintenant ?

Les utopies ont laissé la place aux dystopies

Reconstruction utopique

Les premières dystopies nous avertissaient, dès le 20e siècle, du danger des « idéologies » et des grandes causes qui prétendaient apporter le bonheur au peuple. Elles avaient raison et par la suite, les premiers romans dystopiques sont devenus cultes, voire cités à tort et à travers. La novlangue est rentrée dans le langage de gens qui n’ont jamais lu Orwell. A présent, écrire des dystopies n’est plus un acte de courage ou de dénonciation, c’est un genre, plus commercial que littéraire, dans l’air du temps. Les utopies n’ont pas la côte, mais doit-on le regretter ? Les grandes causes idéologiques du 20e siècle se sont effondrées avec le fracas de millions de morts. On pourrait se dire que ce fracas mettait un terme aux utopies mensongères et que nous reviendrions à des sociétés moins prétendument parfaites mais plus libres. Après tous ces immondes gâchis en vies humaines, Winston Churchill avait peut-être raison de dire “La démocratie est un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes”. Oui « mais », le « mais » peut être remis en question. Un certain type d’idéologie a gagné nos sociétés démocratiques, qui fait aussi des millions de laissés pour compte, voire de morts, plus discrètement, insidieusement. La première brique de cette idéologie, le néolibéralisme, a été formalisée en 1971 sous la plume du président de la cour suprême aux Etats-Unis, Lewis F. Powell Jr, avec sa note « Attack on the American Free Enterprise System ». A noter aussi sa défense envers et contre tout de l’industrie du tabac contre les allégations de cancer qui ne pouvaient provenir que de médias biaisés. Aujourd’hui, le fait qu’il y ait 30 000 lobbyistes à Bruxelles (face à 30 000 fonctionnaires de la commission), dont les deux tiers défendent des intérêts industriels, montre sans appel que les intérêts économiques privés sont plus défendus que les intérêts des citoyens.

« Tous les animaux sont égaux mais il y en a DE plus égaux que d’autres »

Héros moderne

Pour reprendre la phrase célèbre d’Orwell, nous sommes dans un monde qui ne fait que prétendre à l’égalité des citoyens. Nous ne naissons plus égaux, l’héritage fait une grande différence. Quant à la liberté, on la confond avec celle de dépenser son argent. La fraternité ne s’exprime plus que dans les communautarismes. On voit apparaître, sous prétexte de luttes contre la discrimination, le refus des mélanges, les réunions non mixtes et les procès d’intention polémiques (comme ceux vis-à-vis d’Aurelia Mengin ou Ariane Mouchkine).

A côté de cela, nos sociétés démocratiques cultivent l’idéal de l’individu héroïque qui se lève chaque matin pour entreprendre (ou traverser la rue) et être profitable à la collectivité… Mais pour entreprendre quoi ? Quelque chose qui aurait de la valeur pour qui ? Ces notions de valeur et d’utilité sont désormais bien éloignées de la citoyenneté sociale, de la solidarité, de la fraternité, de la défense de l’environnement et de l’Humanité future rêvée par Victor Hugo (voir plus loin). L’individu doit être utile « au marché », pas au monde, encore moins à l’Humanité. La valeur n’est plus que monétaire et quantitative.

« Le vrai sujet de cette démocratie n’est pas le travailleur mais le consommateur. L’identification du citoyen à un consommateur qui doit pouvoir choisir librement le produit politique de son choix sur le marché électoral, marque le complet renversement des idéaux républicains qui avait présidé aux révolutions française ou américaine. Ils marquent aussi la capture de la démocratie par l’idéologie économique »

Alain Supiot

Alain Supiot, titulaire de la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités », analyse bien cette terrible bascule, dans ses cours au collège de France, qu’on peut écouter en podcast sur France culture, dont celui sur la « démocratie capturée par le marché » dans Figures juridiques de la démocratie (9/9). C’est une « aube livide de mâtinée pluvieuse » qui se lève à nos horizons, « grelottante et navrée », une aube de débâcle où la défaite est celle de nos esprits. Nous ne croyons pas assez en l’avenir pour le construire sans égoïsme, marqués que nous sommes par l’amertume des désillusions.

L’obscurantisme est revenu mais cette fois, nous avons affaire à des gens qui se recommandent de la raison. Là devant, on ne peut pas se taire.

Aube navrante
Aube navrante

D’un côté on confond libre arbitre et pouvoir d’achat, consommation et bonheur, de l’autre on veut construire des « aubes dorées » peintes des couleurs d’anciennes idéologies mortifères ou fustiger la « décadence des mœurs » en prétendant que l’ignorance est salvatrice et justifie l’obscurantisme. Pour ce dernier point, comment ne pas penser à l’état islamique (Daesh, Isis/Isil), Boko Haram, les talibans et d’autres sans doute, mais il n’est nul besoin de regarder du côté des groupes extrémistes pour pointer l’obscurantisme, et c’est malheureux.

Il y a déjà vingt ans de cela Pierre Bourdieu disait, dans une interview en 1999, ce qui suit.

« Je pense que la période 1989/2020 représentera un tournant historique au cours duquel, s’il n’y a pas de résistance, on détruira 2 à 3 siècles de progrès social, intellectuel et culturel. Regardez la politique économique de la culture qui devient une industrie comme une autre. Mais on touche aussi à la sécurité sociale, qui est une chose difficile, précieuse, qui a coûté des vies. L’obscurantisme est revenu mais cette fois, nous avons affaire à des gens qui se recommandent de la raison. Là devant, on ne peut pas se taire. »

Pierre Bourdieu

Je ne veux pas me taire mais ce que je dirai et écrirai ne changera rien. Il aurait fallu pour cela me mettre en avant-scène, et, le texte de la pièce à jouer me semblait trop mauvais pour y parvenir. Je ne me pose même pas la question de la légitimité, je devrais pourtant. Visiblement ce n’est plus un frein pour personne, tout le monde prétend avoir un avis sur tout. Nous apprenons ainsi, à l’appui d’une réaction sur un plateau (une émission culturelle? ha ha…) d’une secrétaire d’état, que Galilée a été condamné parce qu’il soutenait que la terre n’était pas plate… Cette personne ne doit pas connaître les mots géocentrisme, héliocentrisme et les noms d’Aristote et Ptolémée. Ou alors elle ne voulait pas s’embarrasser de subtilité dans le discours, allez savoir.

Ce qui est embarrassant c’est que l’obscurantisme et les simplifications à outrance apparaissent partout, y compris et surtout, dans le langage des hommes et femmes politiques. Voici la seule égalité de fait. Les serviteurs de la « res » publica, la chose publique, se sont fait un devoir de parler et penser populaire, pour s’adresser aux masses. Même si être pris pour un imbécile par des cons est un plaisir rare, cela devient fatiguant à la longue.

Victor Hugo n’a jamais restreint son vocabulaire pour être lu. Pourtant, à sa mort, un million de Parisiens ont suivi son cercueil, et nous devons tous, sans doute, connaître l’un de ses romans ou au moins nous souvenir d’un vers de ses recueils. Je ne crois pas qu’on se souviendra longtemps de tous les secrétaires d’état et des ministres de la Ve république.

Les gilets jaunes, catalyseurs d’une apocalypsis (révélation)

Plus on simplifie les choses, moins on incite au dialogue et à la réflexion, et on laisse la place au nihilisme et aux pensées réductrices. Oui, il faut entrer en résistance face aux simplifications à outrance, mais ne sommes-nous pas déjà dans une société qui écarte les temps de lecture, d’écoute, de réflexion et d’échanges constructifs?

Les gilets jaunes, en cela, sont révélateurs de beaucoup de choses. Ils sont l’aboutissement d’un processus logique, qui devait conduire à l’explosion des individus et du tissu social face au « marché roi » qui finit par dominer la sphère politique. La démocratie a été vidée de son sens social, le peuple des « citoyens » n’est plus.

L’intérêt public n’est plus distingué des intérêts privés, les citoyens sont désormais séparés par de trop grandes inégalités de fortunes, voire asservis les uns aux autres. Enfin « l’éthique de la vérité » est réduite à dire ce qu’on ressent – au mieux en ayant le courage de le dire à visage découvert, au pire en tant que troll anonyme – mais pas forcément à se confronter aux pensées des autres dans des assemblées de parole visant à «s’accorder sur ce qui est et sur ce qui doit être».

Alain Supiot, dans son cours, rappelle également ce qu’est cette éthique de la vérité chez Foucault, c’est-à-dire la bonne Parrêsia, le dire vrai : « La bonne Parrêsia [selon Foucault] se définit par opposition à la mauvaise, celle qui en prend l’apparence pour mieux tromper le public, c’est le parler cru des démagogues mais c’est aussi cet abus de la parole, dénoncé par Giambattista Vico comme barbarie de la réflexion et calomnie de la vérité, c’est-à-dire le parler faux des sophistes animés, non du souci de la vérité, mais du souci de séduire les masses par des discours capsules. Ce qu’on a récemment désigné lors de la récente campagne électorale américaine par un mot consacré par le oxford dictionnary world of the year pour 2016, qui est le post-truth politics ».

Les gilets jaunes sont pris dans les filets de la mauvaise Parrêsia, séduits et dégoûtés par elle, tandis qu’ils véhiculent aussi la colère née de la frustration que génèrent des injonctions contradictoires et/ou irréalisables de la société de consommation : satisfaction de désirs et achat de produit, bonheur dans l’assouvissement immédiat de tous les désirs, responsabilité sociétale des entreprises et croissance économique, capture de la régulation et démocratie, expression instantanée et réflexion, identité personnelle et identité sociale ou identité économique, différenciation et reconnaissance sociale, réduction des dépenses et réduction de la pollution…

La critique existe, l’esprit, pas toujours

La cigarette miraculeuse de monsieur Bernays
La cigarette miraculeuse de Bernays

Des générations de publicitaires ont suivi l’influence d’Edward Bernays pour arriver à cela, le passage du citoyen au consommateur, afin de Dompter cette grande bête hagarde qui s’appelle le peuple ; qui ne veut ni ne peut se mêler des affaires publiques et à laquelle il faut fournir une illusion. Les gilets jaunes sont la morsure de ce « peuple dompté » mécontent de n’avoir obtenu aucune miette de la théorie du ruissellement, jamais prouvée, et qui aurait inspiré le gouvernement dans sa suppression de l’ISF.

Ils ruent dans les brancards des illusions déçues, mais ils apportent pour l’heure peu de réponses, juste des illusions de consommateurs en plus, comme celle de pouvoir se passer de représentants, dans une parodie de « personnalisation » de la démocratie, ou chacun pourrait choisir à la carte, sans se déplacer pour aller voter. Nombreux aussi sont les sophistes qui s’attellent à vouloir séduire la masse des mécontents aux réveils difficiles (après tout il fallait lire le programme du candidat Macron, la suppression de l’ISF y figurait).

Edward Bernays, l’auteur de « Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie » a eu une influence indéniable sur notre époque. Il a créé les « messages ciblés », pour faire croire à la rationalité de choses non démontrées. Sa méthode surexploitée a fini par faire croire que tous les messages, publiquement relayés, même rationnels, ne sont ni plus ni moins que des « fake news ». Certes, comme le souligne Julie Timmernan, avec sa pièce sur le personnage, « un Démocrate », il est temps de faire éclore l’esprit critique des citoyens d’aujourd’hui » et le « théâtre est sans doute la meilleure façon de donner à penser. Malheureusement, Julie, si la critique existe à présent, l’esprit n’y est pas toujours présent. Si le « peuple », celui en gilet jaune ou en foulard rouge ou autre, veut se mêler des affaires publiques, tant mieux ! Ouvrons alors un espace public de libre discussion, débattons, échangeons, que cela soit avec raison et non en utilisant faussement la raison pour justifier l’obscurantisme ou l’injustifiable. Analysons pour justifier, ne nous contentons pas d’affirmer, optons pour la « bonne Parrêsia ». Construisons ensemble, en collectant et en pondérant différentes perspectives, prenons le temps de tous nous écouter, ce serait formidable. Est-ce cela à quoi tend le mouvement des gilets jaunes ?

Facebook : écouter la voix des émotions ce n’est pas cerner une pensée

Cerner la pensée facebook
Cerner la pensée Facebook (source image : Internet Archive Book images)

Peut-être que le journal « Le Monde » pourrait me répondre. Puisque les décodeurs n’hésitent pas, au 30 janvier 2019, à plonger au cœur du Facebook des « gilets jaunes » pour cerner la « pensée jaune ». Il me semble naïvement à moi que nous sommes déjà dans la contradiction en accolant « Facebook » et « Pensée ». En plus, utiliser ce pronom singulier, « La » pensée, voudrait dire qu’elle serait unique pour un mouvement sans cesse qualifié de « protéiforme »? Facebook serait un canal de communication représentatif (Facebook : combien de divisions ?) pour cerner des pensées? Mais lisons l’article, je ne veux pas commencer à faire un procès d’intention. Après tout, pour être lu, il faut des titres courts, forcément réducteurs. Sauf qu’à la première ligne, je m’interroge déjà. Les gilets jaunes, C’est une France qui ne manifeste pas spécialement de pensée raciste, homophobe ou antisémite . Elle ne manifeste pas spécialement contre non plus. Car cette phrase me rappelle un titre de journal « les gilets jaunes contre le racisme » qui mentionnait une manifestation de deux cent personnes. Sur les 80 000 et plus sur l’ensemble de la France, l’opposition au racisme, à l’antisémitisme et à l’homophobie ne m’avait pas alors semblé très active. On va me dire, ce n’est pas le sujet. Donc, poursuivons la lecture, pour découvrir « Le » sujet.

Des outils de comptage, pour mesurer les « idées marchandises »

compter les idées
Compter les idées … (source Internet Archive book images)

Très vite, ma lecture s’arrête, la fin de l’article est réservée aux abonnés. J’hésite à m’abonner pour lire « un » article. D’autant que si je comprends bien la « méthodologie », les journalistes ont utilisé CrowdTangle pour « analyser » les publications les plus partagées pour appréhender les idées qui font consensus dans le mouvement. Là aussi, je tique. CrowdTangle, c’est un outil pour mesurer le Buzz, racheté par Facebook pour faire ressortir les histoires qui comptent, mesurer leur performance sociale et identifier les influenceurs. Ce n’est pas un outil d’analyse, mais de comptage, où les « idées » et davantage encore les émotions (les histoires qui comptent), sont assimilées à des marchandises.

Que veulent vraiment dire les statistiques Facebook sur les messages « vus » ou « lus »? Le « buzz » c’est du bruit, pas forcément du fond. Ce n’est pas non plus parce qu’une publication est largement partagée qu’elle reflète un consensus, c’est plus compliqué. Facebook, c’est de l’émotionnel, pas de la réflexion. Mais d’après les journalistes, ils ont étudié les 200 publications les plus partagées par 204 groupes (combien d’individus actifs ?) et ils les ont ensuite consultées une par une, afin d’en étudier le fond comme la forme. Lorsque cela a été possible, [ils ont] évalué la véracité des faits qui y sont présentés. Bon je plonge, je suis curieuse, je m’abonne. Après tout, je sais bien qu’on ne peut pas vivre seulement avec des publications gratuites. L’analyse se mérite.

Sans surprise, les messages partagées le plus sont ceux qui ressortent de l’émotionnel. C’est-à-dire ceux qui revendiquent la fierté d’appartenir à un groupe (hum Facebook, ça sert à quoi au fait ?) et le sentiment que ce groupe est injustement conspué. Donc ce qui passe en premier plan c’est d’un côté : un très fort sentiment d’appartenance à la cause « jaune », qui se confond souvent avec une représentation idéalisée du peuple et de l’autre la dénonciation de la répression du mouvement, qu’elle s’appuie sur des faits avérés ou fantasmés. Dans ce contexte, le discours anti-élite et les revendications précises de la mouvance sont finalement relégués au second plan.

La mauvaise Parrêsia des réseaux sociaux

le peuple Léviathan
Le peuple Léviathan

Je ne suis pas sûre d’avoir appris quelque chose de neuf. Que Facebook serve à créer un sens de la communion, une appartenance à un groupe social, cela me semble à la base du réseau. La chose intéressante ici c’est que la voix de tous ces groupes converge vers le fantasme d’être les représentants du « peuple ». Cependant, il n’y avait pas vraiment besoin de CrowdTangle pour s’en apercevoir.

Ce peuple se sentirait martyrisé par le pouvoir, avec ses héros (christophe Detinnger, un héros vraiment?), et ses raisons d’en vouloir à ceux que les citoyens ont élus, forcément tous corrompus, avec un train de vie alimentant tous les fantasmes (et les « fake news »).

Ainsi le « peuple » des gilets jaunes, ou surtout les groupes Facebooks qui le constituent, serait constitué de résistants ou de révolutionnaires, face à une dictature monarchiste. L’article de Kamel Daoud, sur « ce qu’est vraiment un dictateur », redonne aux termes leurs sens. Les mots sont dévoyés dans cette mauvaise parrêsia des réseaux sociaux, où chacun dit et fait ce qu’il a envie de dire et de faire, ou bien dans laquelle seuls sont écoutés les orateurs qui flattent le peuple et ne lui disent que ce qu’il a envie d’entendre. Nul n’y prend un risque – en France – à y dire la vérité.

Pour parler vrai et librement, je suis déçue par l’article du Monde, soyons claire. Il fournit, et c’est déjà bien, une synthèse de ce qui provoque le plus d’émotions, une remise en place des faits – ainsi les gilets jaunes ne relayeraient pas les idées contre l’immigration, contre l’Europe, contre l’ivg, contre le mariage pour tous, ce ne sont pas leurs revendications et ils n’approuvent pas massivement la violence– mais il n’y a pas d’analyse.

Le peuple, une illusion qui nous infantilise

Pourtant il y a matière car la notion même de « peuple » se prête à l’analyse et éclaire le reste. Le « peuple » est mis en exergue face à l’individu jouisseur et égoïste du système néolibéral. On comprend le mécanisme qui aboutit à cela, sans pour autant s’en réjouir. C’est bien la capture de la démocratie par l’idéologie économique qui est, à juste titre, mise en cause. Le retour de l’ISF, la revalorisation du SMIC, la baisse de charges pour les « petits », retraités, artisans et commerçants, l’exigence de transparence, de présence et de représentativité des élus, le RIC, sont les reflets du rejet d’un système qui subsume la démocratie au marché.

Dans un communiqué publié le 21 janvier 2019, Oxfam International explique que 26 milliardaires détiennent désormais autant que les 3,8 milliards de personnes les plus pauvres de la planète. Par ailleurs, le rapport annuel de l’ONG fait état d’une diminution de 11% concernant la richesse de cette moitié la plus pauvre de la population mondiale.

Sources : Oxfam, France Info, Citizen Post

Pourquoi ne faudrait-il pas se réjouir de cette réaction légitime de citoyens qui ne veulent plus être asservis aux grosses entreprises qui concentrent injustement des pouvoirs de pressions politiques, grâce à leur pouvoir économique? Cette prise de conscience pourrait être salutaire, en effet. Si toutefois elle ne conduisait pas à fantasmer un « peuple » aux commandes.

Parce que le « peuple » est parmi les illusions les plus dangereuses des idéologies. La notion de « peuple » c’est pour certains l’occasion de « mettre en commun les quelques raisons qu’ils possèdent de se juger meilleurs que les autres. » (Bernanos, les grands cimetières sous la Lune) Le Peuple, c’est une illusion qui nous infantilise, qui fait de nous l’enfant d’une grande famille rigide, et non un adulte capable de penser par lui-même et être en désaccord par la force de son esprit. Le « peuple », c’est le léviathan furieux à quoi font appel les démagogues, dans une mauvaise Parrêsia, pour obtenir l’opposition par la force du nombre et non celle des esprits éveillés. Les dictateurs du 20e et du 21e siècle ont usé et abusé du terme. Aurions-nous oublié «Ein volk, ein Reich, ein Führer » ?

Le nombre rend bête et méchant.

Je préfère le terme « citoyens » à la notion de «Peuple ». Le Peuple, c’est une masse d’émotions qu’on peut manipuler. Le citoyen, c’est quelqu’un qui peut choisir de ne pas se taire et avec d’autres citoyens, faire porter sa voix, légitimement.

Je suis citoyenne du Monde et je n’ai de genre que celui du genre humain.

Le passé du futur

synchrétisme
synchrétisme

Quand Victor Hugo imaginait le futur dans « L’avenir », il écrivait en amorce Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l’humanité Puis Victor Hugo de développer tout ce que cette nation ne serait plus, qui ne dépenserait plus pour l’effort de guerre, la barbarie de cette dernière lui étant inconnue, ni qui ne mettrait en prison un écrivain, ne comprenant pas plus cela que de mettre Galilée en prison. Une nation qui serait civilisation et dans laquelle l’unité (de langue, de monnaie, de mètre, de méridien, …) règnerait ; légalité sortant toute construite de l’instruction légale et obligatoire ; le châtiment remplacé par l’enseignement ; l’idée de domesticité purgé de l’idée de servitude ; aucune exploitation, ni des petits par les gros, ni des gros par les petits ; l’ignorance, qui est la suprême indigence, abolie. Victor Hugo rêve la lumière à l’horizon.

« l’émeute des intelligences vers l’Aurore. L’impatience du bien gourmandant les lenteurs et les timidités. Toute autre colère disparue. Un peuple fouillant les flancs de la nuit et opérant, au profit du genre humain, une immense extraction de clarté. Voilà quelle sera cette nation. Cette nation aura pour Capitale Paris et ne s’appellera point la France ; elle s’appellera l’Europe. Elle s’appellera l’Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité »

Victor Hugo

Me voici en te lisant, Victor, à penser Les aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer.

Ton dix-neuvième siècle était loin d’être rose pour tous, mais le vingtième siècle a été le premier crime du genre humain contre cette Humanité que tu appelais de tes vœux. Et le début du vingt et unième n’a guère été inspirant. Je sais que ce n’était pas mieux avant. Que j’aurais pu mourir maintes fois avant mon âge, de septicémie ou d’autres choses, et que ma liberté n’aurait pas été de celle que j’ai aujourd’hui. Alors, parce que ce n’était pas mieux avant, je ne veux pas renoncer à construire un après où il y aura cette immense extraction de clarté au profit du genre humain. Même si cet après ne viendra pas tout de suite. Car 2019 n’y changera rien, la colère est rarement juste et digne, elle est plus souvent aveugle… ou avec une gueule sanglante qui s’ouvre à l’horizon.

Mais peut-être, pour inverser les prophéties auto-réalisatrices, est-il largement temps de rêver à nouveau d’un monde meilleur, malgré toutes les dystopies qui s’obstinent à nous vouloir pessimistes et surtout, résignés.

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