On ne naît pas être humain, seul

l'ombre
L’ombre

Dès septembre 2015 j’observais les corbeaux près de ma maison, près de la Seine et si près de Paris. Je n’en avais jamais vu autant ni d’aussi gras. Pour quelqu’un féru de mythologie, de légendes et d’histoires, grandes ou petites, ils ne pouvaient m’apparaitre que comme de mauvais présages. Quels messages d’un autre temps délivraient-ils, étaient-ils les émissaires des quatre cavaliers : famine, guerre, peste et mort ? On pourrait dire que ce qui a suivi a confirmé les présages, mais ceci n’est qu’une reconstruction volontaire, une interprétation biaisée de faits qu’on s’amuse à plier dans un sens, en ignorant toutes les autres directions qu’ils indiquent.

Parce que, pauvres oiseaux noirs, ce ne sont pas eux qu’il faut redouter. Ils ne sont pas cette ombre qui crie «jamais plus», prophète, être de malheur ou démon. Ce sont nos peurs et nos tourments qui en font les ombres de conscience qui ne nous laissent aucun répit. Nous voyons leur noirceur, mais leur noirceur n’est qu’apparence, comme ne sont parfois que vernis qui s’écaille au moindre vent, les qualités et l’intelligence supposées des êtres humains.

Les corbeaux sont souvent plus fidèles et plus courageux que la plupart des hommes. Pleins de vertus d’un autre temps, sociables avec les leurs, intelligents, joueurs, avisés et prudents, ils sont honnis de tous pour leurs cris inquiétants. Disons-le aussi, ils sont volontiers charognards. Mais sans doute pas tous, on ne parle ici que du grand corbeau, pas du freux qui s’approche près de nous. Puis quand même, il ne faut pas oublier que, comme le loup, ce sont nos guerres ou notre sens de la justice sommaire qui fit se balancer tant de corps à des gibets de misère, qui les ont engraissés! C’est parce que nous avons été fossoyeurs de nos propres chairs, qu’ils en ont été parfois nourris. Il n’est pire prédateur pour l’homme, que l’Homme.

Les corbeaux
Les corbeaux joueurs

Ainsi, voyant les corbeaux s’assembler, braver le danger de nos routes, venir se nourrir tant bien que mal de nos poubelles, de ce que nous ne voulions plus, je me suis demandée ce qu’on pouvait bien leur reprocher. J’ai eu à voir leur vol groupé dans le ciel et j’ai eu l’envie soudaine d’aller virevolter avec eux, jouer de la pesanteur, m’amuser d’’un nuage. Ils me semblaient solidaires des uns et des autres.

Puis je fus triste en me rendant compte que je voyais chez les loups et les corbeaux, plus de belles choses que je ne voyais chez mes frères humains. Comme si, à force d’entendre parler de leur noirceur, j’avais été encline à l’oublier. Mais la noirceur de l’âme humaine me pesait plus, en vérité. Je n’arrivais plus à supporter l’esclavage, les décapitations, lapidations, éviscérations, empalements, bûchers, viols collectifs, violence ordinaire conjugale, familiale, scènes de cannibalisme et de tortures atroces, aujourd’hui comme hier. J’en étais à me demander ce que pouvait bien vouloir dire « humanité ». Pourtant, je ne puis, au nom de l’horreur et de la bêtise que certains ont volontairement choisi, ignorer ce que d’autres m’ont donné. Si je concluais le journal d’une année en pleurant sur l’espèce humaine, je trahirais tous ceux qui m’ont fait ce que je suis et l’envie de vivre et de croire à un autre lendemain que j’ai, chevillée au corps et à l’âme.

la lectrice
La lectrice

Je n’ai jamais appris de prières, que des poèmes. J’ai la chance d’avoir dans la tête, beaucoup de mots, de phrases, de chansons, que j’emprunte parfois à d’autres au grès du vent, au grès du temps, au grès du moment et des sentiments. J’ai toujours pensé qu’il fallait dire avec ses propres mots ce que l’on ressentait, et que la communion avec d’autres s’opéraient ou dans le silence, ou dans l’échange, mais pas avec des paroles convenues. Ce qui ne m’empêche pas de reprendre parfois les mots que d’autres ont écrits, parce qu’il y a une chaîne d’humanité que je reconnais. Ces mots sont ma richesse par droit de naissance.

Je ne suis pas née seule au monde, je ne suis pas née sans héritage. C’est celui de l’humanité entière que je revendique, de l’épopée de Gilgamesh aux textes d’aujourd’hui en passant par ceux de Villon ou d’Omar Khayyam ou de Garcia Lorca ou de Tagore et tant d’autres que je ne puis citer sans en faire un chapelet interminable. Enfant solitaire, je ne le fus pas grâce aux livres. De l’orient à l’occident, j’ai lu des milliers d’écrits, tracés sur des milliers d’années, comme autant de voix qui ont éclairé ma solitude.

Cet héritage a souvent des faiblesses, il est parfois plus épidermique que rationnel, mais qu’est-ce qu’un être humain, dites-moi, un concentré de logique ou un être vivant jeté aux quatre vents de ses émotions ? Ni l’un, ni l’autre. Il nous faut cependant apprendre à ne pas nous laisser guider par les seules émotions et les apparences, notre liberté de pensée en dépend. « Il ne suffit pas qu’une chose paraisse vraie pour qu’elle le soit », disait Epictète. Rien n’a changé sur ce point. Les apparences toujours dominent et toujours nous devons apprendre à les déjouer.

Pas seule
Pas seule

Je sais que je ne me suis pas construite en tant qu’être humain, seule. Quel qu’ait été mon cheminement personnel, il a été illuminé par des rencontres individuelles encore plus que les seules pages des livres reçues en héritage. En cette fin d’année où j’ai cru voir de noirs présages dans le ciel, je veux aussi garder, imprimé sur ma rétine, tracé dans la paume de ma main, lové dans ma mémoire, la lumière d’un sourire, d’une main tendue, d’un moment partagé. Ils sont nombreux, femmes et hommes, très proches et parfois très lointains, ceux que j’ai croisés quand j’avais du mal à tenir debout, ceux que j’ai vus entourés de lumière, qui ne jugeaient pas, ne blâmaient pas, mais vivaient chacun de leur pas en accord avec leur humanité profonde.

Je ne regrette pas d’avoir partagé ma tristesse avec eux quand j’étais triste, ris d’un rien avec eux quand j’étais gaie, reconstruit le monde quand nous étions en verve et je ne regrette même pas d’avoir quelquefois pleuré et plié le genou devant eux, parfois, sans d’autre raison que de celle de me sentir faible, incapable de relever le défi des heures perdues. Parce qu’ils ont accueilli ma tristesse sans jugement et qu’ils m’ont aidé à me relever. Vous tous qui étiez là, à un moment ou à un autre et à ceux qui sont toujours avec moi, ceux que je chéris dans mon cœur et dans mon esprit, quand le vent se lève, que l’orage gronde, que l’espèce humaine se mutile elle-même, je vous dis, au-delà des tous les coups de tonnerre, le seul mot qui vaille: merci.

Merci pour hier, pour aujourd’hui et pour tous les jours à venir, merci d’exister.

Merci d’être vous-même simplement, sans jamais chercher à blâmer d’autres pour vos infortunes ou vos faiblesses, sans colère ou sans amertume envers ce que vous ne maîtrisez pas. Merci d’essayer de construire votre route sans chercher à ressembler à quiconque et pour autant, écouter tous ceux que vous croisez avec une égale attention et une égale bienveillance. Merci pour chaque instant partagé, parce que la vie n’est qu’un instant et qu’on ne peut être heureux qu’entre deux battements de cils, non pas seul, mais avec d’autres.

Je ne suis forte que de l’amour qu’on me donne et qu’on m’a donné. Pas parce que j’étais ou que je suis semblable, mais parce que je suis ce que je suis, autre, différente, moi-même. Merci de m’avoir appris l’altérité, merci de m’avoir appris l’humanité. Merci de m’avoir appris qu’être humain, ce n’est pas être seul. Etre humain, c’est porter l’altérité comme condition première de l’existence et ne jamais s’arrêter à l’apparence des choses, parce que nous pouvons raisonner sur ce que nous voyons. Même si et surtout si, nous ne voyons pas tous la même chose, ni ne la nommons partout de la même façon. Ainsi le corbeau n’est pas qu’un noir symbole de désespoir, il est aussi le messager de la connaissance dans la mythologie nordique, le porteur d’espoir dans le lendemain des Romains, le chantre de l’amour familial au Japon, le rappel aussi, pour moi, ce jour, qu’être humain, ce n’est pas être seul et ce n’est pas nommer les choses d’une seule façon.

Ainsi j’écris, ainsi je dessine, pour tracer des liens entre les différentes lignes. Ainsi je renais chaque jour, en tant qu’être humain.

Transmission
Transmission

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