Rimbaud et le silence de l’arbre

Le silence de l'arbre

Le silence de l’arbre

Ces derniers temps je n’arrête pas de penser à Rimbaud. J’ai revu son visage ébouriffé à un coin de table, à l’occasion d’une visite à Berthe Morisot, il y a quelques mois. Il a toujours son regard tourné vers l’ailleurs et cette jeunesse insolente qui me défie d’avoir perdu la mienne. Il m’est venu alors l’idée d’écrire sur son silence, de mettre des mots sur une disparition volontaire.

Mais je ne pouvais pas. Comment écrire sur le silence de l’autre quand il vous renvoie à l’envie de celui qui sommeille en vous ? Un silence meublé de tant de choses à dire, que je suis dans la frustration de ne pouvoir traduire. 

Il m’est impossible de voler à mon compte le silence de Rimbaud. Il lui appartient. Son cœur supplicié n’apprécierait pas l’emprunt. Il se pourrait même que ce silence ne soit pas tout à fait la tour d’ivoire que l’on se plaît à croire. D’autres ont voulu occuper cet espace, y placer leurs miroirs, chaises, bureaux et peintures et entreprendre d’y écrire leur langage poétique. Je ne méprise pas leur entreprise, mais je ne peux pas, quant à moi, porter les voyelles du voyant en sautoir.

Les voyelles

Bien qu’en fait, j’ai le sentiment plaisant d’avoir trouvé une nouvelle correspondance, que j’ignorais jusque-là, entre les lignes. Loin de moi l’envie de parader comme décryptologue attitré. C’est juste une association d’idées. Alors que Rimbaud occupait mes pensées, je lisais un dictionnaire sur « la France de la renaissance ». J’y ai découvert le cantichordum, sorte de « clavecin sommaire dont les cinq notes correspondent aux cinq voyelles, chacune évoquant un mouvement de l’âme en prière : A, la joie, E, l’espérance, I, la compassion, O, la crainte, U, la souffrance. Ainsi l’esprit guidé par ces images et ces moyens mnémotechniques, évite l’écueil qui menace toute oraison mentale, la dissipation dans une rêverie confuse ». 

Est-ce que le poète connaissait ces associations de lettres, de notes et de sentiments ? Dans ce cas, son poème prend le contre-pied de l’âme en prière et tourne la joie en dérision en l’associant à celle des mouches qui font bombance, associe l’espérance à la candeur, la compassion à la colère des ivresses pénitentes, la souffrance à la paix et enfin, la crainte (de Dieu ?), au clairon des anges qui déchire les sphères célestes pleines d’un silence habité.

En entreprenant ces comparaisons, je pourrais aussi bien jeter des dés avec des mots et des couleurs et jouer à la littérature combinatoire de Raymond Queneau. Je ne sais pas si Rimbaud connaissait le cantichordum, mais il avait tout à fait conscience des correspondances qui peuplent ce monde. Les voyelles sont des archétypes, des structures vides que nous colorons selon nos cultures et nos images héritées. Un silence peuplé de rêveries confuses ou de prières qui traversent l’espace et le temps.

Le silence de l’arbre

Arbre à Tokyo
Arbre à Tokyo

Ainsi ai-je entendu ces voyelles évoquant des mouvements d’âmes en posant ma main, instinctivement, sur le tronc d’un arbre à la croisée de deux rues, au Japon, à Tokyo. Leurs murmures venaient de mes propres profondeurs et montaient de mes racines intérieures, mais c’est l’arbre qui leur donnait corps.

Plus tard, j’ai vu un vieil homme passer et poser sa paume après moi. Il semblait murmurer une prière avant de s’éloigner rapidement. Je ne sais pour lui si l’arbre était sacré, un yorishiro ou déjà un shintai hébergeant un Kami, ou toute autre terminologie et si toucher l’arbre était destiné à obtenir des faveurs. J’ignore cela, mais pour ma part, j’ai ressenti quelque chose au contact de ma peau sur l’écorce. Cela m’a procuré joie et apaisement, jusqu’à atteindre un état de profonde quiétude.

J’ai vécu une expérience similaire et approché à nouveau cette paix dans le jardin d’un temple, à Kyoto, au cours du même voyage. En m’éloignant des voies prises par les promeneurs et en m’égarant vers des escaliers qui ne s’empruntaient pas. C’était un sentiment de plénitude totale, où la solitude n’avait aucune place.

À vouloir l’exprimer, je renoue avec l’inquiétude de ne pas trouver les sons, les couleurs et les images, que mes mots soient trop pauvres ou trop peu compris, ou tout simplement de ne pas savoir me libérer du signifiant pour atteindre aux fulgurances qui n’ont pas besoin d’être expliquées. Ça ne veut pas rien dire ! Pourrais-je aussi m’écrier sans oser aller au bout de mes correspondances.

Le silence de l’arbre seul me délivre de telles angoisses.

Chemin interdit dans le jardin d'un temple, à Kyoto

Le langage du monde

Le monde n’a pas besoin de mes mots, il y en a tant qui se culbutent, se mordillent se contredisent se pavanent s’étalent et bavent, autant de bubons d’une lèpre terrible où vanités, bêtises, médiocrités se chamaillent une petite part d’éternité perdue. On ne la retrouvera pas de sitôt.

Le monde n’a pas besoin de mes mots, mais moi, si. J’ai toujours ce besoin enfantin de donner des couleurs à mes voyelles et de les trouver par moi-même. Je tâtonne à la recherche de cet espace de liberté et de partage entre l’idée et le langage. Mais ce ne sera pas en essayant de meubler le silence de Rimbaud de mes propres rêveries. Je sais très bien qu’il n’a pas été éternellement jeune, assis au coin d’une table avec l’O bleu de ses yeux ouverts sur les Silences traversés des Mondes et des Anges. Il fallait gagner sa pitance dans des endroits sans une goutte d’eau bonne.

Il a parcouru le désert et l’ennui, découvert qu’au plus loin qu’on aille, les hommes sont les mêmes et les intentions ne suffisent pas pour transformer le monde. Alors il faut fuir, toujours, pour chercher l’ailleurs où imprimer vraiment ses pas. Jusqu’à ce que vos jambes se dérobent et vous fassent faux bond. Dans cette fuite de Rimbaud, il y en a eu beaucoup pour vouloir pister ses traces ou brouiller les pistes. Ce n’est pas la peine d’aller à mon tour y piétiner et marcher sur sa tombe.

Ce que je cherche encore, c’est retranscrire les paroles du silence. Pas vraiment celui de Rimbaud, ni même celui de l’Arbre, mais celui qui semble cheminer dans les racines du monde, dans la sève des plantes, dans le vol des oiseaux, et jusque dans nos veines.

Un silence habité que nous ignorons trop souvent, occupés que nous sommes à gagner notre pitance dans un monde d’apparences, de babillages oiseux et de logorrhées digitales, où l’insignifiance desséchée et égoïste des esprits désertiques triomphe.

Il nous faut réapprendre à apprivoiser l’espace entre le visible et l’invisible.

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