Prométhée et le nouveau Léviathan

Figure de monstre Prométhéen empruntée à Lovecraft

 Août 2019. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours écrit, ou dessiné. C’était un besoin vital. Je ne trouvais qu’à travers ce moyen une façon de communiquer ce que je voyais, ou sentais, en plus. Car j’ai dû m’apercevoir très tôt que j’avais quelque chose en trop. Ou en moins, selon les perspectives. Ma capacité à me faire comprendre était amoindrie par mon envie d’exprimer tout ce qui se bousculait dans ma tête. La lumière et les ombres, les vagues et les rochers. Je voulais dire la beauté du monde, la fugacité d’un nuage, le vol d’une feuille perdue, la tristesse d’un pinson, la joie d’une cigale, la lumière de la pluie sur le bitume, un océan aussi, peut-être. Mais les autres ne se souciaient pas de ces nuances. Ils disaient simplement, et sans doute plus efficacement, bonjour.

Je n’aime pas parler de la pluie et du beau temps, je ne sais même pas si j’aime dire bonjour. La pluie peut être belle et une journée terrassée par le soleil. Les jours ne sont bons que quand on en voit la beauté.

Pour moi, il n’y a jamais eu de bonjour, mais des jours de différentes couleurs : gris de lune, bleu de Prusse, glace d’arctique, aurore boréale, lune de cendres, sang de dragon, feu d’âme… A qui peut-on dire :  » aujourd’hui sera un jour d’orange sanguine, ou de pourpre royale » ? Ou : « ceci n’est qu’un jour de poussière grise qu’effacera le vent bleu de l’oubli » ? Je n’ai pas peur de ne pas penser, ni voir, de la même façon que les autres. Mon unique peur est de ne plus voir ou sentir la beauté, de ne plus pouvoir en créer une certaine forme. La perception restituée de la beauté, me prête un sens. Elle me donne vie. Attention, la beauté n’est pas qu’harmonie. Les ombres, qu’elles soient rouges sang de bœuf, rouges bourgogne, briques, grenats, franges gris bleues ou violacées et jusques aux noirs profonds, les ombres dis-je, sont de puissantes invocatrices. Dans la geôle de Reading, le désespoir, l’abandon, l’angoisse, donnent au poète les couleurs d’âme pour peindre de mots ce qui devrait saigner tout cœur vivant.

JE SUIS UNE CRÉATURE DE FRANKENSTEIN

Portrait à tiroir

 Ils sont trop nombreux ceux qui ignorent les innombrables nuanciers des palettes du vivant. Je crois que j’ai appris à mélanger les couleurs immédiatement après avoir appris à parler et à marcher. Mais mes couleurs d’âme ont fait de moi une créature de Frankenstein. Découvrant la vie avec un appétit naïf, ayant soif d’apprendre et d’aller au-delà des enseignements, de toutes règles, prête à sourire de tout, mais confrontée à des regards qui voyaient comme contrefait ce qui sortait de l’ordinaire. Ma différence intérieure a fait de moi, pour certains, parfois, une créature difforme, inadaptée. Une sorte de chose bizarre à montrer du doigt, à rejeter par le commun des hommes : un monstre. Les mots utilisés pour le dire m’ont toujours paru bien pauvres. Enfant, j’aurais voulu être Cyrano pour relever le gant du langage et peut-être avec quelques pointes d’ironie ferrailler la bêtise. Mais celle-ci est une anguille mordante qui passe le plus clair de son temps dans les creux des échanges ordinaires. L’en déloger est toujours à ses risques et périls. Elle n’aime pas la lumière et se faufile dans les pensées les plus communes. Alors, à son tour, quand on est différent, on fait l’anguille, dans une partie de cache-cache où on fait semblant de ne plus rien voir d’autre que le banal. Pour éviter les morsures. On s’y perd aussi.

Je me sens créature de Frankenstein. Mon âme est couturée d’un patchwork d’influences variées, je tisse le fil de mes pensées sur d’autres trames reprises, je suis faite de bouts d’existences, souvenirs des miennes ou d’autres lues, j’endure la douleur d’être en questionnant sans cesse ce qu’est la vie, et ce qu’est être conscient. Mais je serais une créature de Frankenstein joyeuse, bariolée, et réconciliée avec l’harmonie de l’univers. J’ai cessé de me sentir seule. Je ne le suis pas, du moins pas plus que tout autre être humain, quoique j’ai pu ressentir autrefois. Je suis un maillon de la chaîne, mais je n’en suis pas prisonnière. Je prends dans ce qui a été donné, je donne dans l’espace de ma liberté à créer. Je ne suis en colère contre aucun créateur, car aucun ne me définit en tant qu’être. Je ne rejoindrai aucun éternel, mais je soufflerai sur ma propre glaise tant que je pourrai. Oui j’avance fière en me croyant unique, mais je crois que tous les êtres conscients le sont. C’est cet état d’esprit qui me fait réagir contre le nouveau Léviathan qui se forme, quand d’aucuns veulent y voir le titan Prométhée.

LA CONDITION HUMAINE : DOMINER, PROGRESSER, S’ÉLEVER … PUIS MOURIR ?

Phenix

J’ai appris, dès l’enfance, combien l’incompréhension nourrit la cruauté humaine. Est-ce la peur de mourir ? L’être humain cherche à dominer l’incertitude qui fait sa vie en voulant l’ordonner par des règles ou des normes. En les érigeant en dogmes, il veut croire à l’immuable, au fixe, aux choses communes. Ainsi ce qui diffère de la voie tracée doit pouvoir être effacé pour sa satisfaction. L’être humain aime rarement l’extraordinaire mais il se croit souvent tel. L’arrogance des idiots prétentieux tient à ce qu’ils se persuadent de valoir ou de savoir quelque chose, et qu’ils arrivent à en convaincre les esprits faibles. L’argent, le pouvoir, l’obstination, la férocité, les mythes, la phrénologie, les neurosciences, la psychologie, les ancêtres, les sectes ou les religions, leur donneront le grain qu’ils moudront pour prétendre avoir raison.

Pourtant, il n’y a pas de Dieux, il n’y a pas de finalité immanente, il n’y a pas de pouvoir qui perdure ou qui ne corrompe pas, il n’y a pas d’élus. Rien n’est jamais acquis à l’Homme. Il n’y a que des êtres humains profondément carnivores et parfois cannibales, même si ce n’est plus au sens littéral. La lutte pour l’ascendance se rejoue interminablement : dominer, progresser, s’élever. Et puis mourir, dans la soie, dans la boue, ou plus souvent dans l’indifférence, aussi nombreux soient les quart d’heure de célébrité volés à l’attention du monde.

S’élever, la belle plaisanterie. On ne cherche pas vraiment à s’élever, mais au mieux, à se survivre, ou à ne plus être seul. Même ceux qui ne cessent maladivement de s’exprimer sur les réseaux sociaux ne cherchent que cela. Survivre à l’instant, à leur condition de solitude, à leur image dans le miroir. Ils veulent appartenir à quelque chose, ils se croient renforcés d’épouser un flux qui les emportera au-delà de leurs capacités. Quoi qu’ils aient à dire en propre qui est souvent bien peu de choses. Ni pertinence ni profondeur des idées ne se répandent bien, au contraire de la banalité des stéréotypes ou des images suscitant les réactions d’émotion.

LE NOUVEAU LÉVIATHAN

 

Le soubresaut du Léviathan

Communiquer, à l’ère des réseaux sociaux, est devenu un verbe vidé de son sens. Plus souvent que transmettre ou partager un cheminement de pensée, on vend (une opinion, un produit, ses services, un homme politique). Ainsi l’époque est cynique à la manière d’Oscar Wilde, elle connait le prix de toutes choses et la valeur d’aucune. D’un cynique comme Diogène, elle ne comprend rien et n’est pas en capacité de le faire. A minima, cela nous coûtera notre conscience et nous y perdrons en démocratie toute capacité de recul, à souscrire à la versatilité des foules.

Donnez-leur du pain et des jeux, et l’impression de pouvoir s’exprimer par les moyens même qui les influencent. Ils forgeront eux-mêmes les chaînes de leur consentement à perdre toute indépendance. Leurs esprits esclaves se croyant client-roi et consommant jusqu’à leurs idées. « Il n’y a rien de plus facile que de ne pas penser. » Mais prenez garde à qui tape sur les caisses de résonance. Le monstre aujourd’hui ce n’est plus l’être différent, montré du doigt, mais le Léviathan à qui on a donné les réseaux dits sociaux pour s’exprimer, faire corps, et renforcer cette assemblée des hommes qui fait reculer l’humanité. « Voici le même corps en assemblée, et s’exerçant à penser. La dispute y fait deux ou trois monstres, et chacun pense contre les autres. Nul ne résiste à ces répulsions et attractions. D’où une pensée convulsive, sans preuves, sans examen, et qui se connaît elle-même par la vocifération. » (Alain, Contre le léviathan, 1928_1932).

Le Léviathan digère tout autant l’art que la science dont il fait bien peu de cas, sous couvert de liberté d’opinions. «La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat » disait Arendt.

Léviathan est un sot, certes, mais il tient plus du phénix que de l’anguille. Nous lui donnons son pain chaque jour pour qu’il grandisse assez pour mordre l’humanité entière. Ceux qui ont créé les outils qui servent à un nouveau Léviathan de naître sont ou des idiots, incapables de mesurer ce qu’ils ont créé, ou bien pire.

Car voilà que ceux qui ont créé le nouveau Léviathan ne veulent même plus mourir, croient que ce qu’ils ont donné au monde est un droit inaliénable de puissance pour dépasser leur propre finitude. Mais qu’ont-ils donné, qu’ont-ils créé ? Et que vaut ce droit fantoche à l’immortalité ?

L’HYBRIS DE FRANKENSTEIN

La plupart des créateurs veulent s’incarner dans leur création ou faire que quelque chose d’eux y survive. C’est la conviction profonde de l’être humain, déjà tracée dans l’ancien testament : « Dieu créa les hommes pour qu’ils soient son image, oui, il les créa pour qu’ils soient l’image de Dieu. » Genèse 1:26-27. « Si Dieu nous a fait à son image, nous le lui avons bien rendu », dirait Voltaire. En particulier dans cette aspiration à se projeter dans sa création, voire à s’incarner charnellement. C’est la première brique dans la création littéraire de Dieu. Mais pas dans la création littéraire tout court. Dans l’épopée de Gilgamesh, les Dieux créent l’homme à base d’argile et de sang, pour qu’il les serve. Ovide suppose que l’homme a été formé par Prométhée avec de la terre mêlée à l’eau, à l’image des Dieux. Dans ces mythes, chaque création est modelée à l’image du créateur et « seul l’esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’homme » (Saint Exupéry). Mais qu’est-ce que l’esprit ? Un sentiment de spiritualité, ou la connaissance, ou l’enseignement, ou le sentiment d’appartenance à quelque chose de plus que l’espèce animale ?

Quoi que ce soit, c’est ce que refuse le docteur Frankenstein à sa créature : le souffle qui la rendra humaine.

De l’imagination de Mary Shelley naît un créateur du règne des mortels, un être charnel qui veut dépasser ses limites en créant une vie nouvelle. Frankenstein veut, tel Prométhée, dérober le secret qui permettra aux hommes de repousser les ténèbres de leur mortalité. Ainsi croit-il se dresser contre les règles absurdes de l’ignorance. En voulant libérer son espèce de sa condition naturelle, il rejette la croyance en une malédiction originelle. Frankenstein prétend vaincre la mort et améliorer la race humaine.

Pour Mary Shelley, une telle volonté n’est que de l’hybris, une transgression maléfique qui ne peut que mal finir. Victor accouche d’une caricature de vie, une créature qui ne lui inspire que de l’horreur, car elle ne lui semble pas à son image. Il renie sa créature parce qu’il ne veut pas s’y incarner. Il fuit ce qu’il a créé par dépit de n’avoir pas créé la beauté, de n’avoir pas su transfigurer l’être vivant. Pourtant, sa création s’éveille à la conscience, elle a une intelligence. En refusant d’y voir une possible incarnation d’une humanité partagée, en repoussant cette altérité comme néfaste, Victor condamne la créature à ne pas pouvoir se voir et se construire autrement que dans la destruction de l’autre. Il se condamne en même temps.

L’auteur se plaît à rendre créateur et créature sublimes et grotesques à la fois. Si bien qu’à la fin nous doutions de ce qu’elle démontre comme vraiment monstrueux, si ce n’est de ne pas accepter les lois de la nature et la finitude de l’homme. Qui doit, pour distinguer consciemment entre bien et mal, n’être, ni Ange, ni Bête, mais une créature vulnérable aux sentiments du beau et à la mort, et qui acquiert son humanité par la transmission de la connaissance de celle-ci.

L’ART ASPIRE À EXPRIMER ET TRANSMETTRE CE QUI FAIT L’HOMME

C’est là un des rôles de la création artistique (y compris littéraire) : essayer d’exprimer ce que c’est qu’être humain, au-delà de tout cadre, nous ramener à une sorte d’être originel, à ce que cela a de beau et de vrai, que ce soit tragique, absurde ou curieusement, ordinaire. La règle du jeu ? L’art pour toucher juste, doit pouvoir transfigurer, transgresser et remettre en question toutes les règles. Ainsi l’artiste peut sublimer la condition humaine, laisser un message, ou rien qu’une simple trace. Mais toute trace laissée se substitue au marcheur. De Giorgione je vois le chevalier mais je ne connais rien du maître. Ce n’est pas tant la postérité qui guide l’œil ou la main de l’artiste, mais bien cette impulsion profonde, impérative, qui pousse à témoigner d’une perception du monde à un moment donné. La beauté nait dans la puissance d’évocation.

L’artiste ne s’incarne pas dans sa création, il s’y désincarne en lui donnant la vie. Celle-ci surgit quand les vibrations perçues deviennent audibles à travers l’œuvre, comme un cri, une douleur, une joie, une nostalgie ou une harmonie. Le contrat avec la création a pour prix une livre de chair, des bouts d’âme et inéluctablement, la frustration. Chaque œuvre est un combat où on perd inlassablement. Parce que ce n’est jamais fini. Car à vouloir dire l’indicible, il y a toujours quelque chose qui manque. L’expression idéale se dérobe sans cesse et il n’est jamais possible d’obtenir la touche exacte à la fin de l’envoi. La mort est le dernier trait dans ce combat. On peut voir tout acte de création artistique comme un acte d’orgueil, à vouloir atteindre quelque chose de beau ou de vrai ; c’est tout autant une leçon d’humilité. Et puis, cela ne devrait pas être le genre d’orgueil qui entraine les foules à la destruction, ni un orgueil si solitaire.

CE SONT CEUX QUI SUIVENT QUI DÉTERMINENT LE SENS

L’artiste est en recherche de sens à partager dans un réseau d’influences, quand il cherche à restituer sa perception du monde. Certains donnent ce sens à leur vie, au monde, d’autres veulent le donner à tous ceux qui y seront sensibles, d’autres prétendent le donner à l’humanité entière. C’est là qu’ils se trompent. Si une œuvre réussie peut devenir un trait d’union entre les hommes dans une continuité de pensées et de réflexions, elle ne peut être éternelle, pas plus qu’universelle. Elle ne sera libre qu’à condition d’entrer en résonance avec des spectateurs au-delà des barrières du temps et des cultures. Tout acte de création témoigne d’une période. Toute volonté de nous faire sentir l’humain dans l’animal, est forcément de son temps. L’inspiration ne vient pas du néant. Toute œuvre subit les influences de son époque et de toutes celles qui précèdent, tout en poussant à questionner toujours plus loin ce qui nous lie. Qu’est-ce pour l’être humain qu’être vivant, au-delà d’être une entité organique émotionnellement sensible ? L’art cherche à questionner cela. La démarche artistique consiste à donner une interprétation des questions, à renouveller leur contexte, pas à apporter les réponses. Aucun artiste n’a de réponses.

Nul ne sait si ce qu’il crée lui survivra et influencera les générations futures, si son don sera reçu, accepté ou même compris, pour aller encore plus loin. C’est en cela qu’il y a quelque chose d’infiniment fragile et magnifique dans cette espérance de toucher d’autres êtres. Ce n’est pas l’artiste qui décide de son influence, ni de sa portée. Ce sont ceux qui le suivront, aujourd’hui, ou demain. Il arrive qu’il faille laisser passer plusieurs générations avant de faire le solde de tous comptes, quand ceux qui font et défont les artistes d’un jour, sont ceux qui ont le pouvoir et l’argent. On pourrait dire, pour compléter Lord Acton, qu’il n’y a pas plus de rapport entre l’art et l’argent, qu’entre la liberté et le pouvoir ou l’éternité et le temps.

LE LÉVIATHAN ET LA MONSTRUOSITÉ D’UNE INFLUENCE SANS EMPATHIE

Qu’a à voir le nouveau Léviathan avec Frankenstein ou l’art ? Tout. C’est affaire de création, de l’éveil ou l’abêtissement des consciences, de se survivre, d’élever l’espèce humaine, ou de prétendre vaincre la mort et améliorer la condition humaine, quand seul l’hybris de quelques-uns est concerné.

Le nouveau Léviathan, ce n’est pas un Etat souverain, mais bien des sociétés privées qui l’ont créé, avec l’ aveuglément, voire l’adhésion, de tous. Les créateurs du nouveau Léviathan ne sont pas de l’acabit du docteur Frankenstein, ils ne sont ni Prométhée, ni des artistes créateurs. Leur objectif n’est pas de questionner la conscience dans l’animal humain, ou son don de raison, mais d’utiliser ce qui chez ce dernier, n’a rien à voir avec de telles qualités. Ainsi gagneront-ils le pouvoir et l’argent, l’influence dans l’instant, non pour faire réfléchir tous et chacun à la notion de bien commun, mais pour orienter les réponses vers l’avenir qui leur convient.

Il n’y a pas d’empathie dans cette influence, nul espoir de comprendre et de s’élever comme un don aux générations futures, nulle envie de conduire les affaires selon l’intérêt du plus grand nombre. Il y a juste l’envie de profiter, au flanc du béhémoth de bêtise, de l’agressivité des hommes et de cette lutte pour l’ascendance dont nous n’arrivons pas à nous défaire, avec en corollaire nos besoins de possession et de domination. Léviathan n’aime rien tant que le fond boueux des instincts, et nomme raison l’assurance de la horde, les lieux communs et les croyances absurdes. Toute chose qui fait vendre de l’inutile est utile, et c’est le dogme. Mais chercher les profits ne suffit plus. Eux qui possèdent plus qu’une vie humaine ne permet de dépenser, restent insatisfaits. Quel gâchis – pensent-ils – d’additionner tant de richesses et de ne pouvoir tout soustraire à ces pauvres humains qui viendront par la suite. Quelle valeur possède leur création ? Aux yeux de l’évolution, ce n’est pas forcément une réussite. A leurs yeux, c’est leur raison de se sentir supérieurs, et cela leur est vital. Ils se sentent déjà plus qu’humains, hommes augmentés, presque Dieux, eux qui peuvent peser sur les chants du Léviathan et contraindre l’assemblée des hommes à se former dans ce qu’elle a de plus méprisable.

Ainsi veulent-ils s’incarner dans leur création, par cupidité ils avilissent et par avidité à présent ils veulent se survivre à eux-mêmes, transcender leur propre terme. Ils nomment cela transhumanisme. Avec l’aplomb des grands charlatans, ils prétendent que cette imposture est une nouvelle renaissance censée libérer l’humanité de ses chaînes. Le transhumanisme prétend au désir du Frankenstein de Mary Shelley : « vaincre la mort et améliorer la condition humaine » sans en avoir l’envergure et la sorte de pureté morale, l’aspiration au bien naïve. Ce sont des mortels qui se voudraient Dieux, baignant dans un fantasme de toute-puissance, où ils pourraient contrôler la nature, et nos limites. Qu’on ne s’y trompe pas : l’olympe n’a qu’un nombre limité de places. Au fond, ils rêvent d’un règne éternel sur des humains inconscients de leur asservissement, cherchant en assemblée ce qu’ils peuvent ou doivent penser.

LE TESTAMENT DE FRANKENSTEIN

Le mythe de Frankenstein semble nous dire qu’à vouloir s’essayer à créer une conscience sans finitude, construite sans liens humains durables, la science accouchera de monstres. Ce qu’essaye de faire la création artistique (y compris littéraire), c’est de provoquer un questionnement individuel sur les notions de beau, de juste ou de bon. Apprécier l’art doit être un acte solitaire, qui fait ressortir la singularité des individus. Lire, écouter, voir, ce sont nos sens et nos connaissances qui rendent chacun de ces actes uniques. A l’inverse, créer une œuvre participe à un acte solidaire, qui forge une chaine d’influences entre les hommes, non pour les enchaîner, mais pour les aider à s’élever en questionnant leur conscience autant que leur nature.

Ce que fait le Léviathan, c’est créer un monstre sans conscience de l’assemblée des hommes. Est-ce que l’art y a sa place ? Oui comme objet de consommation sur des sacs Vuitton, pas comme source d’élévation ou de réflexion. On partage avant que de réfléchir, on like avant d’apprécier. Le questionnement même est détourné, dans le flux gastrique du monstre, où tout est digéré, même la provocation ou la dénonciation, qu’il réutilise sans complexe pour grossir infiniment. L’art et la science éveillent les consciences, le Léviathan les avale. Disparaîtriez-vous que resteraient ces pauvres avatars de vos réactions, noyés dans les profondeurs des échanges futiles, nourrissant encore des statistiques qui ne savent pas distinguer les vivants des morts, les réactions des réflexions, les opinions des faits, une œuvre d’art de sa reproduction mercantile.

Est-ce cela « améliorer l’humanité » ? Entre la comédie et le drame, il n’y a qu’un pas.

Comment lutter contre le Léviathan ? Continuer à créer et ne pas oublier que les liens humains qui nous construisent et qui nous enseignent la condition humaine, nécessitent le temps de lire, d’apprendre, de regarder et de questionner, d’analyser toutes les réponses, et enfin relier les savoirs pour comprendre autrui et le monde. C’est peut-être aussi cela le testament de Frankenstein. On ne peut pas améliorer l’humanité en ignorant délibérément l’éthique du genre humain et les étapes d’éducation qui rendent les êtres humains conscients et autonomes dans leur réflexion. Sinon, on risque de créer des créatures monstrueuses, qui peuvent même faire reculer l’humanité.

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