ni chemise brune, noire, rouge, ou cagoule blanche
Il n’est jamais très prudent de dire à une foule en colère qu’elle se trompe de cible ou qu’elle charge comme un taureau blessé, surtout si sa colère vient du sentiment de ne pas être écoutée ou d’être humiliée. Essayer de raisonner une foule au moment où la charge émotionnelle est au plus fort, n’a jamais été très efficace… Par contre souffler sur les braises en disant « vous avez raison, vous devriez même être plus en colère que cela », donne à quelques personnages retors et maquignons l’honneur des avants scènes et des postures de tribun. A force de refuser toute logique de représentativité intermédiaire soucieuse des arbitrages afin de prioriser les demandes et formaliser au mieux les exigences – pour éviter les listes au père noël et la pensée magique de la solution miracle à tout, y compris les demandes contradictoires – les gilets jaunes ont obtenu d’être bien mal représentés par des personnages plus que douteux. Quelques leaders autoproclamés, cachant plus ou moins bien leurs ambitions personnelles, se sont mis en avant en prétendant ne représenter que le bien commun. Il suffit de creuser un peu leur parcours pour que le vernis se craquèle. Mais osez le dire et on vous taxera de complot pour faire taire la parole du peuple.
Mais quelle « parole » et quel « peuple »? Encore une fois, rien ne sort de bon des appels au « peuple » parce que ce concept est un fantasme. Nous ne sommes pas un peuple mais des citoyens d’une république, c’est en tant que citoyens que nous devons veiller à ce que les lois soient justes et le plus représentatives et équilibrées. Nous devons veiller donc à utiliser nos votes au mieux, voire nous engager dans la vie publique pour cela – si aucun représentant ne nous agrée – mais cela suppose d’être près à se mettre au service de tous et non de nos désirs immédiats, ce qui n’est pas évident pour beaucoup. Ne pas aller voter ou voter pour du clientélisme local à court terme, puis se plaindre des résultats, n’améliorera jamais les choses, pas plus que de croire que crier est raisonner. La colère est mauvaise conseillère et si elle est légitime elle ne légitime pas la violence, comme certains veulent le faire accroitre. Car une telle approche n’est rien d’autre que la loi du talion. Nous finirons tous aveuglés par cette colère aveugle.
« darkness cannot drive out darkness. Only light can do that. Hate cannot drive out hate. Only love can do that »
Martin Luther King
Que veulent les gilets jaunes? A titre individuel, j’imagine que chacun veut beaucoup de choses pour lui-même. A titre plus global, j’imagine que tous veulent plus de liberté, d’égalité et de fraternité, mais sans bien s’entendre sur les termes. A titre plus immédiat, ils disent vouloir augmenter leur « pouvoir d’achat » et certains affichent ce slogan « ma liberté, c’est mon pouvoir d’achat ». Slogan bien mal choisi s’il en est et qui montre le paradoxe terrible de ce mouvement. A l’heure où la consommation à outrance menace notre avenir, où la décroissance est devenue un impératif qu’on ne veut pas voir, à l’heure où il devient urgent de repenser notre rapport au monde, aux autres et au futur, les gilets jaunes afficheraient la croyance que leur seul pouvoir de penser et d’agir librement serait d’avoir les moyens d’acheter plus? C’est une caricature j’en conviens, mais il y a une vérité troublante derrière. Le rapport aux autres et au monde est de plus en plus guidé par l’argent et le superflu et tant de « coachs » apparaissent prônant le droit au bonheur à tout prix, le développement personnel, le « lâcher prise », le fait de cesser de culpabiliser parce que « nous le valons bien » et que nous devons ABSOLUMENT nous faire plaisir en achetant… le dernier modèle de portable? Des soins chez une esthéticienne?
Quand nous n’avons pas les moyens de nous payer ce superflu pour « se faire plaisir » et qu’il est tout simplement difficile de boucler les fins de mois, se chauffer, se nourrir, s’éclairer, la frustration qui naît est terrible et ne génère plus qu’une chose. Ce n’est pas le désir de créer un monde plus juste, mais l’envie de faire payer aux « nantis » ce superflu qu’ils ont et qu’on croit désirer ou « mériter » à force d’injonctions publicitaires de toutes sortes (le parcours ou l’expérience client, la personnalisation, toute cette novlangue qui fait croire qu’acheter c’est exister!). L’impôt, les taxes paraissent dès lors injustes puisqu’ils nous privent – croit-on – alors qu’ils sont indispensables pour des services communs, on veut plus de social et de solidarité mais on ne veut pas changer notre rapport au monde et à la société de consommation. On attend de celle-ci qu’elle apporte des réponses aux maux qu’elle a créés et sinon on cassera tout pour obtenir plus. Et qui payera pour reconstruire? Les « nantis » ou les impôts des citoyens?
Il y aura toujours plus nantis que nous et nous serons toujours plus nantis que d’autres. Il va falloir décider de la frontière. Et qui remplacera les « nantis » désignés une fois ceux-ci détrônés? Des citoyens si soucieux du bien commun qu’ils n’ont pas hésités à casser des infrastructures appartenant à tous ou à dresser les uns contre les autres en faisant appel à l’envie et la haine des « représentants de l’ordre » ou des « riches » du « bourgeois » ou du « juif »? Pour eux, qui sont les « nantis »? Ceux qu’on désigne à l’ire populaire comme au vieux temps du « protocole de sion »? Car c’est ce qu’on voit apparaître aux côtés des gilets jaunes et j’ai du mal à croire en quelques dérapages anodins quant il n’y a pas une dénonciation unanime des faits et que certains osent encore brandir la thèse du « complot » qui viserait à les discréditer. C’est cette manie permanente du complot, une victimisation à outrance et la haine des médias qui sont utilisés autant que possible pour faire passer une parole « libérée » qui décrédibilise un mouvement qui aurait pu porter, et qui devrait porter, bien plus de paroles légitimes à écouter. La parole qu’on entend le plus s’exprimer me semble en effet parfois libérée de toute réflexion. Quant à bloquer un journal parce que la ligne éditoriale ne convient pas, à un moment donné – encore cette dictature de l’émotionnel instantané – cela rappelle les actes des partisans d’Erdogan. Un mouvement qui ne s’organise pas pour empêcher massivement les actes racistes, homophobes et antisémites ou les violences sporadiques en son sein ou à ses bords me pose problème. Un mouvement qui prétend que la parole d’une minorité qui crie est suffisante pour résoudre n’importe quel problème complexe à coup de référendum, avec moins de 0,1% de population qui s’exprimerait, me pose problème. On voit en direct, d’ailleurs, le mal qu’un très petit groupe ultra mobilisé et radicalisé peut faire, fut-il minoritaire dans un mouvement bien plus global, qu’il ne représente pas, à mon avis.
Je ne fais pas d’amalgame. Mais tous doivent prendre leur responsabilité et savoir dire non. Cela suffit d’en appeler à la violence et à en découdre. Il y a d’autres moyens. Pour ceux qui réclament un RIC comme pour ceux qui réclament l’insurrection, arrêtez de vouloir vous dire « apolitique ». Vous voulez revoir l’art et la manière de gouverner ce pays, vous voulez revoir l’organisation des pouvoirs? C’est de la politique. Arrêtez de dire que ce n’en est pas. Arrêtez de laisser les loups se déguiser en agneau. Organisez-vous pour faire émerger une meilleure délégation de pouvoirs que celle existante puisqu’elle ne vous convient pas. Vous trouvez que ce système est à bout de souffle, que le libéralisme décomplexé est d’une violence insoutenable? C’est totalement compréhensible, mais ne prétendez pas que cela justifie d’attiser la haine, cette dernière ne construira pas une société plus juste. Ce n’est pas la violence qui assoit la légitimité, c’est la représentativité des acteurs. Aujourd’hui c’est un système de vote qui assure cette représentativité. Il a ses défauts mais il n’est utile que si on l’utilise et qu’on le fait évoluer au mieux des intérêts de tous et d’une gouvernance transparente. Le refuser ou le réfuter, sans proposer d’alternative sérieuse, n’est pas une solution. Quel que soit le modèle choisi, cela ne sera jamais qu’un modèle d’organisation pour faire émerger du rassemblement de personnes, d’entités morales, l’objectif commun du mieux vivre ensemble, qui doit forcément passer par des règles de vie en société. Ce modèle ne sera jamais qu’un équilibre, insatisfaisant pour ceux qui ont chevillées au corps leurs certitudes, entre des enjeux, des aspirations et des désirs différents. Parce que le bonheur des uns n’est pas forcément celui des autres, comme il en est des croyances. Parce que s’il n’y a pas de logique de bien commun, il n’y a que des égoïsmes mais aussi parce que la logique du bien commun poussée à outrance conduit au totalitarisme quand une minorité s’octroie la direction d’un soi-disant « peuple ». Il faut une délégation de pouvoirs mais il faut qu’elle soit encadrée et qu’il y ait des corps intermédiaires et des contre pouvoirs. Malheureusement, ceux qui existaient ont été désavoués ou privés de réels pouvoirs.
Cela pose de nombreuses questions, y compris celles aussi du désengagement de beaucoup vis à vis de la chose publique et du désir de vivre ensemble avec nos différences.
Vous voulez un autre monde? Commencez à agir de façon constructive pour ce changement. Toute cette belle énergie que vous trouvez soudain pour brûler des pneus ou pour crier après d’autres qui, pour certains, ne sont pas mieux lotis que vous, trouvez la plutôt pour cultiver des jardins, planter des graines, des arbres ou tendre la main et, pourquoi pas, construire un autre avenir. Sans haine ou exploitation de l’autre, sans la croyance absurde que la satisfaction des désirs immédiats de tous, puisse être l’aboutissement d’une société sereine et apaisée. Ne cherchez pas forcément dans le système tel qu’il est, ou dans une opposition totale à ce système, les réponses à votre désarroi, vous ne ferez que reproduire les schémas de pensées qui vous conduisent à la révolte face au sentiment d’une impasse. Oui, notre monde est de plus en plus injuste et les états semblent impuissants devant les grandes menaces et questions humaines de notre temps, tandis que des multi-nationales s’enrichissent sans éthique et en prétendant pouvoir façonner l’avenir de tous. Oui il y a un besoin croissant en plus de justice et de solidarité. Oui, les gouvernements ont perdu, parfois à raison, la confiance de ceux qu’ils gouvernent à vouloir décider en circuit fermé et par manque de transparence. Oui, nous devons restaurer la confiance en la possibilité d’un meilleur modèle qui incarnerait vraiment l’équilibre « liberté- fraternité-égalité ». Non ce n’est pas la violence qui nous y conduira, pas plus que des individus providentiels. Mais non, nous ne pouvons pas laisser tout le monde décider de tout, tout le temps, sauf à bloquer tout arbitrage et ne pas agir sur les priorités et les enjeux les plus partagés. Il est donc urgent de mener une réflexion politique liée aux moyens d’organiser une société plus juste, plus à l’écoute de tous ses citoyens, mais de façon équilibrée, sans violence (la violence étant toujours le prélude à l’aveuglement), en utilisant ce qui existe déjà, ce qui marche et ce qui peut être amélioré et en explorant d’autres voies. Et ne pas prétendre que c’est apolitique et absolument pas lié à la manière de gouverner un état ou de réfléchir à la manière de mieux s’organiser ensemble, et pas seulement au niveau local. Les gilets jaunes sont un symptôme d’une maladie qui n’annonce pas sa couleur mais qui est contagieuse et dont les séquelles sont dangereuses.
Les raisins de la colère sont toujours verts et difficiles à avaler, comme les couleuvres. Je ne suis pas gilet jaune, parce que je ne vois pas la couleur d’une approche constructive derrière le mouvement et que je vois trop de chemises brunes quand certains tombent la veste. Je n’attends et n’espère qu’une chose : qu’on me prouve le contraire.