Jardins de brumes et hybris

Promenade en ombres
Promenade en ombres

L’ombre voltige autour du tombeau, dit Ovide. Ainsi c’est ce que nous aimerions peut-être, laisser cette trace évanescente, ce phantasme que nos vies demeurent un peu. Ou du moins leur simulacre. Quand nous serons partis, l’ombre que nous laisserons n’aura de relief que si nous avons su partager un peu de lumière.

Nous ne choisissons pas de demeurer parmi les ombres. Ce sont elles qui s’invitent dans nos vies. L’ombre est multiple, tantôt elle s’amuse à créer des perspectives, tantôt elle noie nos regards d’obscurité, à d’autres moments elle nous apaise. J’aime jouer des ombres, celles des clairs obscurs, des trompes l’œil, celles qui donnent substance aux formes. Elles révèlent la lumière et s’y fondent. Il faut de la lumière pour ces jeux d’ombres. Les ténèbres les plus épaisses n’ont pas d’ombres avec qui jouer.

La chute

Orgueil des hommes qui se croient auréolés de gloire, quand le bruit et la fureur les accompagnent. Ils ne sont comme nous qu’animés d’un souffle, une ombre qui marche. Ce n’est pas la lumière qui les accompagne, mais les ténèbres de leurs passions. Elles ne sont que brumes dans le torrent des siècles. Leur souffle n’est pas plus puissant que n’importe quel autre, quand bien même ils essaieraient de faire taire les nôtres. Le terme est le même pour tous. Déjà leurs desseins, leurs destins, ce sont des dessins crayonnés qui s’effacent.

Nous assistons aujourd’hui à la parade de tant de mauvais acteurs mis au-devant de la scène. La fureur et la peur des imbéciles donnent aux dictateurs de tout bord leur force et l’instrument de leur grandeur.

L’Homme des foules est un animal plus cannibale que social. Les foules ne veulent ni douceur, ni bienveillance, ni capacités d’apprentissage au pouvoir. Les foules y placent les êtres les plus avides de gloire en espérant naïvement que cette avidité les servira. L’avidité d’un homme ne sert que lui-même et cannibalise tout ce qu’il peut entreprendre de bien. L’humanité n’a pas besoin de pères pour la guider. Au fronton de ses souvenirs, sous le nom «Père des peuples » ou « Grand Guide des peuples », il y a toujours eu l’image de Saturne dévorant ses fils.

brumes de glace
Brumes de glace

Aurions-nous la mémoire si courte ? L’époque est aux petits empereurs. L’un veut redonner vie à l’empire ottoman et se prend pour un sultan mais n’a rien de l’intelligence et de l’ouverture d’un Soliman. Au lieu de renouer avec les avancées du législateur, il fond l’espoir en plomb et ne laissera que traces de sang et d’obscurantisme. L’autre se veut Tsar de toutes les Russie et rêve de refonder un empire Byzantin, mais lui aussi promet le fer et la chape de plomb des kalachnikovs plutôt que l’aurore.

Et puis il y a les autres, tous les autres, du petit potentat d’un pays fantôme atteint de sinistrose (transnistrie à rebaptiser en trans-sinistrie, par exemple…) au milliardaire préoccupé uniquement de lui-même, arrivé on ne sait comment à devenir l’autocrate suprême à la tête d’un pays supposé défendre les démocraties (mais qui n’a jamais défendu autre chose que ses intérêts économiques et politiques). D’autres sont plus amoraux encore : les bras couverts de sang, portant cinquante ans de barbarie et les sanglots des ombres écartelées, les bouchers familiaux de Palmyre, Hama et Damas osent parler de légitimité et de rempart contre la terreur.

Devons-nous considérer comme moins amoraux ceux qui soutiennent le pire parce qu’ils n’ont pas de vision pour construire un autre avenir ? Ils prétendent que le chaos succèdera à la brutalité. C’est possible, si nous ne faisons rien et ne nous entendons pas pour donner un cap au navire et de la nourriture et des soins à l’équipage. Mais nous n’avons pas besoin d’une « compagnie des indes » pour cela, sauf à vouloir réduire en esclavage ceux que nous prétendrions sauver.

Mémoire obscure
Mémoire obscure

Il y a tant de murs entre les hommes, et quel que soit le côté du mur où nous nous trouvons, nous en sommes prisonniers physiquement ou mentalement. Quoique dans ce dernier cas nous pourrions encore nous en libérer, si nous n’avions si peur de ne plus appartenir à une communauté humaine. Ouvrez les yeux ! Le monde est immense, c’est un don offert à tous. Nous portons la responsabilité de ne pas savoir bien le partager. Nous savons et nous détournons le regard en prétendant ne pas voir, ou en feignant de croire qu’il n’y a pas d’autres solutions que les compromissions ou la soumission.

L’Europe, la vieille Europe, ne se porte pas bien. Ce siècle est jeune encore et sous le masque désormais étroit de nos rêves d’union, percent obstinés les fronts des futurs Napoléons.

Oublié dans les brumes
Oublié dans les brumes

Ce n’est pas la première fois. Nous pouvons dire non, nous l’avons toujours pu, nous le pouvons encore. Il est temps d’entrer en l’âge adulte. Nous devons cesser de voir les capitaines de nos soldats de plomb d’un œil enamouré. La gloire est un divin mensonge et c’est Cronos qui le fait. Guerres, violences et misères l’accompagnent.

En France, Napoléon est encore présenté dans les cours d’histoire, aux enfants du primaire, comme le sauveur des nations et un souverain éclairé qui fut un génial régulateur. Quid de la liberté d’expression muselée? Quid des républiques transformées en royaumes? Quid du pouvoir absolu et héréditaire? Quid des femmes infantilisées dans le droit? Quid du rétablissement de l’esclavage? Quid de la dette colossale de 1815 et la France ruinée? Quid de la vente de la Louisiane pour financer les guerres? Et quid surtout des trois millions de morts?

Je ne comprends pas cette fascination pour la destruction. Les tableaux de David, l’or du couronnement, les tableaux pillés par le petit caporal, tout cela ne construit qu’une légende.

jardin d'éternité
jardin d’éternité

La gloire est stérile. On oublie souvent les champs dévastés, les destructions, l’oubli de ce qui aurait pu se bâtir sur la vision de tous et qui a été détourné pour l’ego d’un seul ou de quelques-uns. Les nouvelles idoles des GAFAM ne dérogent pas à la règle. En quoi la révolution numérique si admirée a-t-elle amélioré les conditions de vie de l’humanité, le respect des droits de l’Homme et la notion de partage des richesses?

Après l’horreur qui nous a fait reconnaître qu’on pouvait être criminel contre l’humanité, combien de fois avons-nous dit « plus jamais ça », quand cela se passait sous nos yeux : le Grand bond en avant, le Cambodge, l’Argentine, Srebrenica, le Darfour, le Rwanda, la Tchétchénie, la Syrie, …

Chemin d'absence
Chemin d’absence

J’en oublie, bien sûr. Et toutes les situations citées ne sont pas les mêmes. Je ne veux ni ne peux dresser la liste des horreurs et m’engager sur ce terrain de vouloir peser ce qui serait pire. Je ne comparerai ni ne compterai le nombre de morts exacts et de souffrances dus à des idéologies aberrantes, des religions malades, des politiques dictatoriales, des préjugés archaïques, ou des ambitions tordues.

Je cultive mes jardins de brume à la mémoire de ceux que personne ne pleure car personne n’a survécu pour porter leur mémoire. Mes dessins sont silencieux d’une paix qui n’appartient pas à l’homme. Je les ai voulus ainsi, sans dorure, sans légende explicite. A chacun d’écouter les voix qui se sont tues.

Jardin de brumes
Jardin de brumes

La légende, c’est ce qu’on voudrait voir rester quand les brumes de l’oubli cachent ce qui dérange. Il faut savoir lire l’histoire entre les lignes de ceux qui l’écrivent, à tout moment. Même quand on revient sur une vérité qui fût cachée, il y a parfois à s’interroger sur les voix qui donnent à l’entendre et savoir toutes les écouter. Nous ne cessons de créer des légendes pour cacher l’avidité des hommes. Quelles soient celles du capitalisme, du libéralisme, du communisme, du patriotisme, ou de toute autre affirmation en -isme prétendant détenir la vérité, il n’y a ici que des mensonges pour transformer en héroïsme des intérêts particuliers et l’hybris de quelques-uns.

Nous pourrions désespérer des hommes à ne voir mis en lumière que leurs parts d’ombres.

Jardins de brumes
Jardins de brumes – 3

Il y a pourtant tous ceux qui, sans gloire, sans renommée, tissent le chant des brumes. Celui du monde. Sans chercher d’autre récompense que partager la lumière et les ombres, donner le désir de vie sans donner de leçons. Il y a plus de générosité dans ceux qui construisent ensemble, qu’en ceux qui veulent les guider sans avoir essayé, ne serait-ce qu’un instant, de partager leur fardeau. Et il y a aussi tous ceux qui ne veulent rien d’autre que satisfaire leur avidité.

Il n’y a rien à gagner à vouloir tout gagner. On ne renonce pas à la vie quand on renonce à la gloire, on apprend juste à l’aimer pour ce qu’elle est, le temps où il nous appartient de savoir vivre.

La gloire est morbide, elle ne prépare qu’à vouloir survivre à la mort, mais elle n’en change en rien le terme et le désaveu. Quant à l’argent ou au pouvoir, que voulez-vous en faire, que pouvez-vous en faire, quand même une vie d’homme ne suffirait pas à épuiser ce que vous avez accumulé? Dominer les autres?

Le désir de soumission est le désir infantile et égoïste de l’enfant voulant posséder l’objet de l’autre. Il ne permet pas d’être.

Jardins de brumes
Jardins de brumes – 2

Je salue l’ouvrage des bâtisseurs obscurs, ceux qui dans les ombres chaque jour se relèvent pour apporter leur brique à l’édifice d’un monde solidaire. Parce qu’ils auront semé et partagé les graines du savoir et de l’entraide, parce qu’ils auront apporté de la lumière sans rien demander en retour que le plaisir de construire une humanité plus digne.

Leurs travaux ne seront peut-être pas reconnus, peut-être seront-ils oubliés, mais peut-être aussi leur œuvre anonyme servira à d’autres fondations durables.

Un jour, on m’a dit que les cimetières étaient pleins de gens intelligents, que ce n’était pas leur intelligence qui avait permis qu’on les connaisse, qu’ils étaient morts oubliés. Peut-être.

Brume des sommets
Brume des sommets

Mais peut-être ont-ils plus bâtis et légués de lumière que tous ceux dont les noms sont inscrits dans le dur de nos panneaux de rues et de nos institutions, ou ceux qui ont connu l’argent ou les premières pages des journaux. Car eux aussi seront oubliés. Plus personne ne sait quels humains ils furent vraiment. Il ne reste que des légendes. Des brumes.

Tout n’est au départ que «peut-être» mais pour celui qui peut éviter l’arbitraire des autres hommes, celui non soumis à la guerre, la misère ou l’esclavage, ce n’est pas un peut-être, c’est son choix. Il peut être. Le 12 juillet 2017, un canadien de 26 ans, Alexandre Cazes, a été retrouvé mort dans sa cellule, en Thaïlande. Il avait créé un site internet, AlphaBay, d’intermédiation pour vendre en ligne drogues, armes et autres. Il en «vivait» très bien. Certains l’ont décrit comme un jeune homme brillant. De tout ce qu’il a laissé comme traces, c’était plutôt un homme ordinaire, avec un mépris ordinaire des femmes et un amour immodéré des choses brillantes. Le jeune homme brillant n’a eu d’autre intelligence que celle de nourrir sa cupidité.

Ombres et brumes
Ombres et brumes

Il est responsable de l’usage des drogues et des armes qu’il a permis de vendre, son éventuel statut d’instigateur ou de simple intermédiaire (un franchisé d’une multinationale du crime?), n’y changerait rien. Il a nourri la violence et la mort de ses propres mains, n’eussent-elles touché qu’un clavier d’ordinateur. La dématérialisation des échanges ne rend pas moins coupable celui qui a servi d’intermédiaire. Qui oserait dire que le marchand d’esclave n’est pas coupable du viol de la femme qu’il a vendue, entre autres, à ces fins ? Etre troufion d’une armée des ombres, ou général parmi les ombres, ne diminue pas le poids des actes ni ne dédouane une conscience de s’interroger. Il n’y a là nulle banalité du mal. Ce n’est pas parce que l’homme est ordinaire que le mal le devient. La possibilité de faire le mal est ordinaire, la décision de le faire, ou de laisser faire, ne l’est pas, fut-elle une question quotidienne. C’est le choix de tout homme et si les dictateurs ou les imbéciles parviennent au pouvoir, ils n’y parviennent jamais seuls. Mais parfois, la faim, la misère et la peur, instruments de la colère, aveuglent ceux qui les y mettent. La colère est mauvaise conseillère et fait oublier qu’il n’y a pas d’homme providentiel, uniquement des situations propices. A seulement quelques-uns. Les brumes de l’oubli sont ici terribles.

Paix fugace
Paix fugace

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