J’aurais aimé, naïvement, que Bob Dylan refuse son Nobel. Non pas que je sois une puriste de la littérature qui trouve que la musique ne doit pas être déposée au pied des vers. Qui d’ailleurs a jamais émis cette formule qu’on prête facilement à un grand poète?
Je ne sais pas.
Dans la poésie, c’est souvent affaire d’interprétation. Les gens se plaisent à reconstruire le sens. Le musicien qui touche au sublime pour les uns n’est jamais loin du grotesque pour les autres. Peut-être que le poète aurait été touché par la grâce de certaines musiques si elles étaient entrées en résonance avec son univers intérieur, tandis qu’il en aurait fui d’autres, pour le reflet à son sens caricatural qu’elles lui imposaient. La musique est un art qui peut être lié à celui de la littérature, qu’est-ce que la littérature si ce n’est l’art d’habiller les mots d’esthétisme pour créer un effet sur celui qui va être le récepteur de ces mots ? Alors, en quoi des chansons ne peuvent être littérature ?
Tout art est toujours interprété. L’œuvre d’art est un point d’entrée pour dialoguer avec l’invisible et il y a toujours un interprète, un ou plusieurs, pour traduire ce langage avec l’intangible. Nous-même avec notre passé ou nos croyances, ou nos références, notre culture, le danseur, le chanteur, le musicien, l’acteur, il y a toujours un ou plusieurs interprètes entre nous et ce sentiment qu’autre chose existe en dehors de nous : plus grand, plus beau, indescriptible, à peine accessible, peut être universel, le seul secret qui puisse se croire partagé en restant ignoré. Une œuvre, quand elle nous fait toucher le sentiment du profondément intime dans notre condition humaine, tout en pouvant être largement partagée, est une œuvre marquante, qui peut survivre.
Peut-être que c’est cela l’art de Bob Dylan. Des histoires intimistes, qui se passent sur le côté de la route, en dehors de tout système, ou volontairement laissées de côté cachées, qu’on comprend à moitié, qui éveillent l’écho du retour à un côté sauvage, nouveau-né, ainsi qu’elles éveillent notre conscience. Elles peuvent dire des choses terribles d’une voix douce sur ce que sont les hommes, tout en étant traversées du plus bel héritage de notre humanité : les réminiscences en fulgurance des plus grands poètes et des plus grands textes, à travers les âges. La musique porte jusqu’à tous le secret du verbe et offre de l’écouter prendre vie, devenir intime et … partagé.
Bob Dylan peint, aussi.
Il aurait dit dans une interview au telegraph «Des gens très différents les uns des autres sauront voir chacun des choses variées dans mes peintures. Tout cela est totalement subjectif».
Bien sûr, Bob, tout cela est totalement subjectif!
Tu m’excuses si on se tutoie, on ne se connait pas, mais je ferai comme si. Peut-être que j’ai parlé avec Shakespeare, autrefois, et que cela nous lie, mais passons. Sache qu’il ne s’agit pas seulement de tes peintures, de tes chansons, de tes textes. Il s’agit de toutes les peintures de tous les peintres du monde entier lors de tous les âges. Tout cela est totalement subjectif, c’est dans l’œil de celui qui regarde, dans l’oreille de celui qui écoute, dans la mémoire de celui qui lit. Tu te souviens?
«Yes, and how many times must a man look up/Before he can see the sky?/ Yes, and how many ears must one man have/Before he can hear people cry?»
Bref, tout cela est totalement subjectif, ton prix Nobel aussi, et ce n’est pas moi qui vais soupeser si c’est de la « bonne » littérature ou de la « mauvaise », ça ferait trop dealer.
Je ne discute pas le fait de te donner le prix Nobel de littérature, si ton art ressort de la littérature ou non. Ce n’est pas mon propos. Certains s’insurgent en disant que la littérature est solitaire et pas la chanson, quelle belle blague. Toute œuvre d’artiste est solitaire, elle devient autre seulement, elle devient art, quand cette solitude peut devenir l’intime d’une multitude de gens qui interprètent l’œuvre dans leur propre microcosme, leur propre représentation du monde.
« Il faut écrire pour soi, c’est ainsi que l’on peut arriver aux autres.» Tes chansons sont intimes et partagées, elles sont donc une forme d’art et comme elles sont liées à l’esthétisme des mots, je ne les rejette pas « hors littérature ». Que les mots s’expriment davantage à l’oral, avec ou sans musique, ne change rien à l’affaire. Dumas, Wilde, lisaient toujours à voix haute un texte avant d’en faire la mouture définitive. Un texte doit s’entendre. Puis souvenons-nous du vrai sens de l’expression « les paroles passent, les écrits restent ». La littérature au moyen-âge était faite pour être entendue, pas lue en solitaire. Ce sont tes textes et leur mise en musique qui est saluée, pas ta musique seule. De ce fait, ce Nobel de littérature a un sens. Moi ce qui m’embête, c’est de te voir accepter le Nobel. J’appréciais ce côté ironique et désabusé de l’homme qui marche dans le vent, seul dans sa création, à côté du monde et de sa transformation folle, accroché à des histoires d’outre-mémoire. Je ne t’écoutais pas, je t’entendais, parfois. Tu tissais ta trame avec les couleurs des mots des autres quand ce n’étaient pas les tiens. Je voyais en toi un homme hors système, sans nul besoin de reconnaissance, traçant son chemin dans ce qui perdure, quand tout disparaît. Un chêne, un roc, dans le désert du sens, aride malgré la pluie de paroles sur le développement durable, rien que des mots qui s’envolent à tout va quand souffle le vent de l’avidité. Un barde qui soufflait ses propres réponses quand nos tristes cœurs bavaient à la poupe. Toute cette sirupeuse imagerie n’est sans doute rien qu’un imago de mon adolescence, sans doute. Je ne sais pas qui tu es, je ne l’ai jamais su, je n’en ai pas la moindre idée.
Alors pourquoi ce Nobel me gêne ? C’est parce qu’il a un côté de paraffine institutionnelle. Accepter le Nobel, c’est quitter la voie solitaire, la voie de la désolation et rentrer dans le rang, dire qu’effectivement, il y a un bon ou un mauvais côté du Titanic et prendre la cabine luxe avec le chèque. Je ne te blâme pas, je n’ai aucune chance d’avoir un jour l’occasion de refuser un Nobel, alors je peux me permettre de fantasmer sur ce refus. J’aurais voulu un geste, uniquement pour la beauté du geste, dire que la reconnaissance est amère et que tu l’as prise sur tes genoux et…. que tu n’en voulais pas. Aucun de nous ne le ferait, si ? Bon, fais-ce que tu veux, va où on ne t’attend pas. Dans tous les cas on ne peut pas institutionnaliser la littérature quand elle est vivante. Continue de chanter les paroles que tu veux, fais comme ça te chante. Moi, je m’amuse de ceux qui hurlent pour ou contre, ce n’est pas grave, cela passera, cela s’éloignera. Il restera ce qui doit survivre, ou pas.