Intermède au naufrage

Naufrage du dialogue

Puisqu’il n’y a presque rien, dans l’ensemble de nos occupations, qui ne relève de la farce, que nous reste-t-il ? « Mundus universus exercet histrionam ». « Le monde entier joue la comédie » dit Petrone, et quelle comédie joue-t-on en ce moment ? Sans doute « Beaucoup de bruits pour rien », sans la légèreté de la pièce. Qu’on voile un sein par hypocrisie de Tartuffe ou qu’on s’insurge sur un costume trop habillé, du « masque et de l’apparence » nous sommes toujours tributaires, au-delà de l’entendement.

« Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise », cher Montaigne, pas plus à cette époque qu’en ton temps. Cette chemise de peau, c’est parfois le seul bien sur le dos de ceux qui s’entassent dans des petits bateaux de fortune pour rejoindre l’Europe. Cette fortune qui ne les attends même pas au bout de la traversée, mais qui sera toujours mieux que l’infortune qu’ils quittent. S’ils partent, ce n’est pas une question de choix, mais de survie. La mort est patiente, elle prélève toujours son tribut sur le chemin. Nous qui avons encore le choix, nous détournons les yeux et concentrons nos regards sur ce qui nous offusque, jusqu’au ridicule.

Que m’importe le burkini ! Je déplore le port de l’habit et ce qu’il signifie, mais je ne veux pas en faire un drapeau, pas plus qu’il n’est une essence réelle. S’il vous plait de le croire, soit, mais ne vous enfarinez pas le cœur en prétendant être mieux habillé que ces bouts de chiffon dès lors que vous les condamnez ! Qu’on mange l’œuf par le petit bout ou le grand, qu’on se baignât nu ou tout habillé, il n’y a rien là d’essentiel à légiférer et le donner comme tel, c’est se détourner du réel et donner de l’écho à la colère des imbéciles. Elle n’en a nul besoin, Bernanos avait raison : elle remplit déjà le monde. Nus nous sommes à l’heure de la naissance, nus nous nous sentons devant la mort. Pour celui qui a faim, l’œuf se mange par n’importe quel bout, voilà tout. Jonathan Swift rirait bien jaune de nous voir mener le jusqu’au gros-boutisme jusque dans nos lois.

Naufrage de la lecture

De l’autre côté, l’époque est à la vénération des grands prophètes, et il y aura toujours quelqu’un pour juger criminel l’irrespect de l’interprétation codifiée et revisitée mais actuellement définitive, du cinquante-quatrième chapitre du Blundecral. Ceux qui brandissent un livre comme seule source de sagesse imprescriptible, n’ont rien compris de la sagesse de lire.

Du reste, qu’avons-nous appris de tous ces siècles passés ? Au travers de millénaires d’écriture, reflets de tant d’esprits, nous constatons amèrement que les travers de notre espèce ont peu changé. Il est si facile d’activer ce qu’il y a de plus bas dans l’Homme, au nom d’un principe supérieur et par principe je ne me prononcerai pas sur ce qui est « supérieur » – pour l’inciter à se livrer à ses instincts de carnage. Conquistadors, inquisiteurs, croisés, djihadistes candidats au martyr et aux crimes, marxistes soviétiques, khmers rouges, capitalistes débridés, trans humanistes rêvant du « meilleur des mondes », théoriciens de la race et j’en passe, ceux qui croient combattre sur le chemin d’un principe supérieur, combattent rarement leur propre ego et se gargarisent de discours pour maquiller que leur cruauté ou leur simple aveuglément ne sont que vanité, cupidité, envie, ou au final, en un mot, EGO…isme.

Naufrage de la raison

Les intérêts « supérieurs » recèlent toujours des intérêts privés malsains et ceux-là qui les servent se mentent en feignant leur propre désintéressement. Leur engagement, si profond et entier qu’il ait l’air, est stérile : il n’est qu’une perte de recul sur eux-mêmes et sur le monde. Quand un individu ordinaire (peut-être un peu plus malsain ou plus envieux ou plus orgueilleux ou plus influençable que la moyenne ?), devient instrument de mort, une mort voulue et donnée aux autres, jusqu’aux enfants, on peut toujours habiller cela de philosophie ou d’idéologie. Derrière les oripeaux, on trouvera les ficelles de l’instinct de mort et les montreurs de marionnettes.

Quand on cessera de glorifier le martyr, il n’y aura plus de volonté de martyr. Car derrière le « vouloir mourir », aussi absurde que cela puisse paraître, il y a un « vouloir être » exacerbé dans l’envie d’être reconnu comme différent, ou plus exactement, capable de faire la différence, de se donner du sens, au milieu d’un monde qui apparaît insensé, ou indifférent. Certains savent très bien jouer de ce désir pour créer des machines de mort qui n’ont plus d’humain que le nom et qui servent leurs intérêts. Nous ne devons pas banaliser et juger passagère la violence révoltée, sans limite, de ceux qui s’estiment déshérités du monde, en marge d’un empire économique globalisé.

Naufrage du sens
Naufrage du sens

C’est parce que ce dernier est en perte de repères sociaux et éthiques, qu’il génère les pillards avides à ses bords et en son sein, et nous rend orphelins de l’espoir. Quand la seule liberté valorisée est celle de pouvoir toujours plus posséder, nombreux sont ceux qui ne se soucient que d’accumuler, tandis que l’accumulation des uns génère la dépossession ou la frustration des autres et, cerise sur le gâteau, l’économie se piquant soudain d’être collaborative, tous ignorent de plus en plus comment partager de manière désintéressée. L’homme, jusque dans ses échanges, est devenu marchandise, par nature, périssable…

Nous pouvons constater le naufrage d’un monde industriel où les sciences et les techniques n’ont pas libéré l’esprit de l’homme mais l’ont asservi au plus primaire des dictats : la jouissance individuelle immédiate au mépris d’un futur solidaire. Ce monde dans son naufrage entraîne les ressources de la planète et jette des milliers de migrants sur des canots de fortune. Certains mus par la pauvreté, d’autres poussés là par des conflits en domino, où, à l’origine du mal, se trouve encore un « intérêt supérieur » : entres autres, l’avidité de puissances économiques et de compagnies pétrolières . Tandis que le naufrage génère par ailleurs la confusion propice aux adeptes de l’autorité, la force et la violence, pour qui l’esprit et le corps n’ont de sens que muselés et sous contraintes. C’est l’heure où des foules aveugles et imbéciles les suivent, galvanisées par le bruit de leur propre colère(1).

Naufrage de l'homme
Naufrage de l’homme

Pourrons-nous encore longtemps détourner les yeux du naufrage ? Ou aurons-nous la lucidité de constater tout ce qu’il nous reste à sauver, voire à défendre et qu’il serait périlleux de renoncer à le faire. Ce monde offre de multiples possibilités de partage et d’éducation. Il offre encore la place à la création collective. Il peut transformer la misère et soulager la souffrance de masses prodigieuses, à condition que la volonté politique de le faire existe à grande échelle. Le salut reste à portée de nos mains si nous avons le courage et la volonté d’agir pour le futur, sans céder, ni à l’avidité ni à la facilité du néant. Cela ressemble à une prière et ce n’en est pas une, ou alors adressée aux hommes de ce temps, car sans action collective, nous n’avons plus que le néant devant nous.

Ce néant, c’est la solidarité de communautés soudées par la glorification du principe de mort. Une telle chose est par nature stérile, qu’elle commence par le refus des autres modes de vie ou par l’appel direct au meurtre contre les « mécréants » .Quelle que soit la croyance en question, elle n’offre de sens à la vie qu’à travers la destruction. Car qui n’évolue pas, corps et âme réconciliés, détruit le principe de vie. Cette destruction a la forme d’un virus qui contamine tous ceux en perte de sens et de raison. Mais ce virus revient, attaché à notre condition humaine, lors de toutes les périodes de changement. Notre espèce a peur du futur. Nous évoluons toujours aussi lentement vers la perception de la beauté de la vie, et la liberté qu’elle signifie. Effrayés de pouvoir mûrir sans dogme, effrayés de ce qui nous fait être, un corps et une âme liés, la possibilité de ressentir et de pressentir, par nous-même et au-delà de nous-même, et pouvoir imaginer des espaces de création infinis.

Naufrage dans le rêve des arbres
Naufrage dans le rêve des arbres

Belle espèce en vérité ! Nous tombons toujours aussi haut de l’arbre de l’évolution, encore et à jamais étonnés, après plus de 3 millions d’années, comme Lucy, que tout cela s’achève si stupidement. Oui, je peux comprendre la révolte face à la condition humaine, ce mal-être individuel devant ce qui dépasse l’entendement : une conscience de soi vouée à disparaître avec le corps et cette incapacité à être à la hauteur de l’immensité que nous percevons. Car de notre premier à notre dernier cri, nous n’occupons que l’espace d’un soupir.

Comme nous voudrions que ce souffle chétif fasse plus de bruit ! Ha que ne donnerions-nous pas pour être les élus, les remarqués! Mais quelle terrible envie que celle-là…. A force de vouloir être plus ou avoir plus, l’homme finit toujours par sacrifier sa libre conscience. Elle, l’étincelle d’esprit qui souffle sur la glaise, elle, la seule chose qui vaille d’être possédée. Le salut Prométhéen, la promesse de l’âme et du corps libérés, est toujours dans nos mains. Il nous reste à réinventer le feu dans l’instinct de vie et non celui de mort. Il nous faut toujours, inlassablement, réapprendre la valeur de chaque vie et glorifier la beauté du jour. Il nous faut « préserver le souvenir de la bruyère »(2), face à ceux qui prônent carnages ou destruction sans fin, tout en nous occupant aussi que chacun ait le pain nécessaire.

Mais croire que l’homme en sera capable un jour, demeure un travail de Titan. Il faut en effet être un Titan tel que Prométhée pour garder la « foi tranquille en l’homme »(2) et préserver un espoir démesuré dans la force de l’esprit humain pour écarter ses propres ténèbres. Ceux qui agissent au service de cet espoir d’une humanité réconciliée savent certainement qu’ils n’en verront pas la réalisation : ils le font pour l’homme à venir. Peut-être que tous ces sursauts d’espoirs ne sont que des intermèdes dans le naufrage de l’esprit qui nous guette, inéluctablement. Ou alors toutes les périodes d’obscurité ne sont elles-mêmes que des intermèdes avant ce jour où l’homme saura être plus qu’un bipède agressif se disputant avec d’autres bipèdes pour un petit bout ou un gros bout de chiffon. Tout en laissant mourir par indifférence des milliers de naufragés à ses côtés. Choisisse de croire ce qu’il veut, qui peut.

—– Notes : (1) voir cet article lié à la répression erdogan (2) »Si nous devons nous résigner à vivre sans la beauté et la liberté qu’elle signifie, le mythe de Prométhée est un de ceux qui nous rappelleront que toute mutilation de l’homme ne peut être que provisoire et qu’on ne sert rien de l’homme si on ne le sert pas tout entier. S’il a faim de pain et de bruyère, et s’il est vrai que le pain est le plus nécessaire, apprenons à préserver le souvenir de la bruyère. Au cœur le plus sombre de l’histoire, les hommes de Prométhée, sans cesser leur dur métier, garderont un regard sur la terre, et sur l’herbe inlassable. Le héros enchaîné maintient dans la foudre et le tonnerre divins sa foi tranquille en l’homme. C’est ainsi qu’il est plus dur que son rocher et plus patient que son vautour. Mieux que la révolte contre les dieux, c’est cette longue obstination qui a du sens pour nous. Et cette admirable volonté de ne rien séparer ni exclure qui a toujours réconcilié et réconciliera encore le cœur douloureux des hommes et les printemps du monde. » Albert CAMUS, Prométhée aux Enfers in L’été, 1946

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