Causes perdues et cause toujours

Expulsion
Indicible
L’indicible

Je ne sais plus de quand date notre première rencontre. Je me souviens précisément d’un jour de mon adolescence, où elle s’est vraiment montrée à moi, mais je ne saurais dire si elle avait été là avant. Je suppose que oui, mais pas sous cette forme.

Le souvenir de ce jour-là n’est pas précisément facile à décrire, parce qu’elle s’est manifestée exactement dans les espaces de l’indicible. J’avais plus ou moins treize ans, plutôt moins, pas encore sortie de l’enfance, mais … Bah, je me prenais sans doute pour plus adulte que beaucoup, si tant est que cela signifia quelque chose (Par rapport à quoi? Par rapport à qui? Dans quel espace géographique ou temporel ou imaginaire ? Nous ne sommes jamais plus ou jamais moins qu’un autre qu’entre des parenthèses d’incompréhension). Je lisais un livre de Robert Steegmann, « Struthof, le KL Natzweiller et ses commandos ». Ce n’était pas une fiction. Il n’y avait là aucune invention, mais un travail d’historien, impeccablement documenté, avec des faits tous étayés de témoignages et d’archives incontestables.

Nul besoin de fiction. Entre les lignes s’avançaient les ombres et cette indicible banalité du mal qui a planté dans ma gorge des épines de douleur. La Nuit et le Brouillard sont venus dans ma tête et y ont laissé une semence d’horreur. Le travail forcé jusqu’à la mort, la cruauté abjecte encadrée le plus administrativement possible, l’organisation méthodique de l’humiliation et des sévices, tout cela d’inhumain, c’était un projet, avec un but, des objectifs de performance, mené par des hommes contre des hommes, leurs semblables, leurs frères. Il n’y avait pas là d’erreur, mais une volonté délibérée de rentabiliser même la monstruosité.

Colère
Colère

Étaient-ils des bêtes ces bourreaux qui transformaient en moins que bêtes leurs victimes ? Pouvait-on dire que sous leur peau d’homme, ils avaient une peau de loup, ou une peau de pierre, où devaient s’écraser dans le silence des NN, toute prière ? Mais non, ce serait et faire bien peu de cas de nos amis les loups, et ne pas vouloir voir la vérité. Ce serait trop facile. Après tout, l’un parmi eux l’a dit et d’autres l’ont repris ‘je n’ai été en cela qu’un simple employé ». C’était, c’est encore, tellement, tellement, trop facile de devenir mauvais. Des loups, non. Des chiens, pourquoi pas, car ces pauvres animaux dressés par des hommes peuvent devenir aussi matraques et gourdins dentelés. Mais ce sont des hommes qui le leur ont ordonné.

C’étaient des hommes, non des monstres de foire, de la même race tous, victimes ou bourreaux et ceux qui se croyaient seigneurs, même les plus sadiques, avaient également des viscères et un cerveau, quoique la séparation ne soit pas si claire.

C’étaient des êtres humains, tous. J’en étais un. Au-delà du dégoût, en moi quelque chose se tortillait désagréablement, rendait mes contours flous, me faisait tremblotante, enroulait dans ma tête et dans ma poitrine des mots sans suite qui me frappaient, me mordaient, me griffaient de toute part.

C’était ma colère. Elle était jeune et malhabile, hérissée de piques et en cherchant à sortir de moi, elle m’a griffée sur tout le corps. Toute mon adolescence, cela lui est encore arrivé de me griffer, en particulier sur les poignets, parfois en se frottant à mes mollets, j’arrivais tant bien que mal à cacher ses griffures, car je ne pouvais me résoudre à l’abandonner. Je ne savais pas la contrôler, mais je savais que je ne voulais pas être une victime ou un bourreau. Je ne voulais pas devenir « un simple employé » de cette farce dantesque, je n’étais pas sûre de vouloir devenir un être humain comme mes semblables, mes frères. Un être humain qui regarde sans ciller se reproduire les mêmes horreurs, à Srebrenica, en Indonésie, au Congo, au Darfour, au Soudan, en Algérie, en Afghanistan, en Palestine, en Tchétchénie, au Nigeria, au Cameroun, au Kenya, en Irak, en Syrie, à Calais … ailleurs, ici et maintenant, le mal, l’injustice, la souffrance, la douleur, la cruauté, l’humiliation? Un être humain qui peut accepter en silence qu’un autre soit méprisé ou frappé sans raison, pour un prétexte infâme?

Expulsion
Expulsion de colère

Je ne pouvais être indifférente. Cela me faisait mal. Il y avait dans ma tête, trop de ronces, alors j’ai essayé de dire ma colère, de l’expulser avec des mots, avec des gommes, des crayons, des plumes, des pinceaux. On disait mes dessins morbides, mes poèmes tristes. Ma colère était brouillonne, ses traits mal définis. Elle dérangeait. Elle n’arrangeait rien non plus.

Alors j’ai essayé de l’apprivoiser, avec l’intention de la domestiquer. J’en ai fait une colère de salon, une colère en laisse. On riait de ma chimère, je savais l’habiller de mots pour qu’elle apparaisse davantage comme une excentricité que comme une souffrance. Mais je ne laissais rien ni personne m’approcher de trop près, j’aurais dû montrer son vrai visage. Ainsi tenue en laisse, elle grossissait, elle devenait désagréable. Notre relation était vouée à l’échec. Elle se vengeait que je l’aie crânement domestiquée. Plus j’en faisais le colifichet d’élégance qui me faisait m’afficher dandy cynique, plus elle se repaissait en privée de mes organes internes, avec une prédilection pour mon cœur, mes reins et mon cerveau.

Petite chimère apprivoisée
Petite chimère apprivoisée

Discrètement, sans grand bruit, elle me bouffait. Le pire, c’est que je ne m’en rendais pas vraiment compte. J’étais devenue un être humain comme les autres, ni victime, ni bourreau, mais aussi indifférente que la moyenne, à peine plus empathique à mes moments perdus, pas tout à fait une simple employée, quoiqu’à y regarder de près, je frisais le stéréotype.

Puis un jour elle s’est montrée particulièrement désagréable, un été où le monde se blessait de tous les côtés. J’aurais bien voulu l’abandonner au bord de l’autoroute pour ne plus avoir à la garder et pouvoir m’amuser un peu, mais elle s’accrochait à mes entrailles. Elle avait une façon bien à elle de rendre les mojitos amers quand elle se rappelait à mon souvenir. J’ai fini par lui demander ce que je pouvais bien faire pour l’apaiser. Je voulais qu’elle cesse de s’agiter comme un chien reniflant l’arrière-train d’un autre, dès qu’une cause perdue passait à côté d’elle.

Elle m’a regardé et a aboyé : – Ces causes perdues, elles ne le sont que quand on les enterre en silence ! Fais ce que tu dois ! – Et que dois-je faire d’après toi ? Après tout tu n’es qu’une hallucination issue de ma culpabilité, je ne te dois rien. – Cause toujours ! Tu ne m’aimes pas ? C’est ta faute ! Moi, je suis juste ; c’est toi qui ne sais pas me transformer. – Tu as toujours été un peu juste sur tes choix, c’est justement le problème. – Cause toujours te dis-je, tu ne tireras rien d’autre de moi sans cela.

Puis ma colère s’est lovée dans un coin de ma tête, en attendant de voir si j’allais enfin y comprendre quelque chose. Cause toujours, cause toujours, qu’elle disait. Et si finalement … ? Bon sang ! Oui, bien sûr, elle m’avait dit comment me réconcilier avec elle, comment nous pourrions vivre ensemble, en deux mots, tout était dit : «cause toujours».

Transformation créatrice
Transformation créatrice

Depuis, c’est ce que je fais. Je « cause » toujours sur les causes perdues, je cause toujours … sur tout, surtout ! Tout ce qu’elle fait venir à moi, à tort ou à raison, je le prends comme une énergie pour en faire … autre chose. Quelque chose qui n’est pas le choix d’être victime ou bourreau, quelque chose qui me fait être humaine, vraiment humaine, parce que capable de créer et de partager ma création comme un cadeau d’humanité ; envers et contre toute cette souffrance, cette injustice. Garder dans le creux des lignes, par la magie du verbe ou du pinceau, le rêve d’un monde plus juste, plus lumineux et être passeuse de rêve, semeuse d’idées, tout ce qui fera bouger les lignes quand elles déborderont.

Et … ma colère s’est transformée, elle ne fait plus pousser des ronces, mais des fruits étranges, des arbres à mots, des espaces nouveaux. Je suis sans doute toujours en colère, mais même si cette colère me fait déclarer la « guerre du crayon », elle n’est plus mauvaise conseillère. Elle est force de témoignage, de création, pour me rappeler par cette création, que d’autres voies existent que celles de la violence, de la soumission, ou du renoncement.

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