Cernée … mais pas sans discernement

Tempus fugit
Terre de sang
Terre de sang

Difficile. Dans le bruit de ce monde, le fracas incessant que génèrent replis communautaires, haines des autres, violences, tortures, viols, esclavagismes, préjugés, corruption, peur, misère, indifférences, égoïsmes meurtriers, difficile de dire ce qui indigne le plus à chaque vague qui s’échoue sur le rivage pollué de cette humanité en friche. Il n’est plus un jour sans un événement à déplorer mais dans cette triste valse aux temps des souffrances contées, on ne compte plus.

Plus c’est vaste, moins on dénombre, l’ensemble nous annihile. Difficile de ne pas se sentir écrasé, cerné, impuissant et en colère de cette impuissance.

Janvier 2015, 17 morts. En Syrie, 76 000 morts en 2014, plus de 200 000 depuis le début du conflit. Des milliers de personnes massacrées par Daesh au Yemen, en Irak, en Syrie et ailleurs, plus de mille civils massacrés par Boko Haram au Nigeria depuis le début de l’année.

A feu et à sang
A feu et à sang

En Avril 2015, des centaines de migrants qui cherchent une vie meilleure, loin des violences, morts dans des naufrages, peut-être des milliers depuis le début de l’année. Plus de 6 000 morts en Ukraine depuis Avril 2014.

Les milliers s’ajoutent aux milliers. 15 Avril, une enfant de neuf ans enlevée et retrouvée morte à Calais.

22 Avril, une jeune femme retrouvée morte dans sa voiture, parce qu’elle était au mauvais endroit, au mauvais moment sur le mauvais chemin d’un autre.

Puis la terre se secoue au Népal et dans la fourmilière des hommes, prend son tribu d’un haussement d’épaule. Encore 6000 morts et d’autres à venir. Difficile. Difficile de pleurer l’un plus que l’autre. Je suis bouleversée par l’enfant mort(e) au Niger, en Syrie, en Irak, à Calais, aux quatre coins du monde et jusqu’au camp de Rom près de Paris. Je suis écœurée par ceux qui font des corps d’enfants un terrain de jeux sordide et qu’ils soient si nombreux et de si diverses origines sous de si nombreux cieux. Je suis horrifiée par le sort réservée aux femmes par les bourreaux de Daesh, mais pas seulement ceux-là. Je suis dévastée par les tortures infligées à chaque coin du monde. Je suis atterrée par le sort qui attend encore des milliers de Népalais, auprès desquels le décompte des français touchés réalisé par les médias hexagonaux parait dérisoire.

débat de conscience
Débat de conscience

Tout cela m’indigne et me révolte mais contre quoi tourner ma révolte et pour qu’elle ne soit pas stérile et vaine vers où diriger mes efforts, que dénoncer, qui réveiller? Pourquoi un mort solitaire vaudrait plus ou moins que celui qui meurt dans le massacre d’un village, sur un pneumatique dégonflé, dans l’incendie de sa terre, dans une fusillade d’université, dans un attentat dans un musée, dans un camp de réfugié, dans une rédaction assiégée, fusillée? Reste toutefois ce constat : la terre ne tue pas avec préméditation, on ne peut lui prêter le besoin de justifier sa nature. Mais l’être conscient qui s’autorise le crime au nom de ses fantasmes, quels que soient leurs noms : dieu, politique, idéologie, pulsion, droit du sang, de la terre, de cuissage ou tout autre droit factice, celui-là nous pouvons et nous devons, en toute conscience à notre tour, le juger. Mais pas le tuer, car comment pourrions-nous alors juger cette abomination du meurtre en le pratiquant sous couvert d’un fantasme de justice?

Car oui, pour ajouter à la longue liste, la peine de mort pratiquée en Arabie Saoudite, aux Etats-Unis, en Iran, en Chine, en Indonésie … me révolte aussi. Difficile de ne pas se sentir concerné et difficile de ne pas sentir qu’au fond, quelle que soit l’ampleur du drame, ce qui nous touche, reste la proximité : dans ma famille, de cœur ou de sang, dans ma rue, dans le cercle de mes connaissances, le drame aura un visage que je connaitrai et cela seul me transpercera de vraie douleur. Je reste enfermée dans mon microcosme de conscience et mon hurlement intérieur retentit plus fort dans les frontières de mon quotidien.

Tempus fugit
Tempus fugit

Ce qui est loin dans l’espace et le temps de mes perceptions, échappe partiellement à mon empathie. Ainsi dans les catacombes de Paris, la multitude de crânes prend l’allure de la folie d’un architecte gothique aux goûts décoratifs morbides. Ceux qui ont aimé et ont souffert perdent leur identité dans le nombre et on ne les voit plus comme l’humain à nos côtés. Ailleurs, autrefois, mort pour mort, les crânes sont enfin identiques quelles qu’aient pu être les pensées de ceux qui croyaient en un au-delà ou de ceux qui étaient au-delà de ça.

Si seulement nous apprenions de ces crânes, cette fragilité de la vie que nous avons tous reçue en partage, combien elle nous est commune et combien nous devrions la chérir dans cette seule nationalité d’être humain. Bien ou mal tout s’efface dans l’unique jugement des orbites vides. Pourtant, face à ce terme qui est le mien, le nôtre, et qui rend toutes nos vacations farcesques, j’ose juger l’ici et le maintenant. Ce faisant, j’ose encore avoir la vanité d’espérer en l’Homme. Car si je n’espérais plus qu’il puisse s’amender, évoluer et respecter l’autre, à quoi bon s’indigner ? Je pourrais tout aussi bien devenir indifférente aux souffrances ou croire en un Dieu et lui laisser l’heureux choix du tri à l’heure des révélations. Mais je ne suis pas sûre qu’il reconnaisse qui que ce soit ou le cas échéant, j’espère ne surtout pas faire partie du lot !

Méprise
Méprise

S’il existait un Dieu ayant fait l’homme à son image, je ne comprends pas qu’on puisse l’aimer, quand je vois quels monstres peuvent être les hommes. Quel genre de Dieu apprécie les sacrifices humains et l’idolâtrie (si seuls certains peuvent parler en son nom, c’est le règne des idoles auto-proclamées) ? Ceux qui tuent au nom de leur religion savent-ils seulement qu’ils créent de pauvres avatars d’un Baal antique ? Non, ils ne savent pas et ne veulent rien savoir, ils ont peur d’un monde déjà trop grand pour eux et n’étant pas capables de grandeur, ils se cachent derrière le nom de Dieu pour avoir l’impression du sacré. Leur Dieu est fait à leur image, vide, sans substance, sans beauté, la marionnette d’un théâtre d’ombres malsaines, ou les pires vices feignent, derrière le rideau de la bêtise, d’être des vertus. Me voilà donc avec mes pauvres sentences prétentieuses qui ose juger l’ici et le maintenant et nommer l’innommable stupidité des dogmes et j’ose encore espérer, chose aussi stupide, pouvoir continuer à percevoir la beauté et ne pas en souffrir?

Soif d'enfance
Soif d’enfance

Allons, il faut le dire, cela m’est plus difficile maintenant. Il y a des émerveillements d’antan qui me deviennent inaccessibles. Les ors des palais me fuient, les lourdes étoffes m’asphyxient, je me demande, saisie de stupeur, pourquoi l’air a un goût de cendres même quand les branches de cerisiers s’alourdissent et que le ciel est bleu. Je suis cernée des fantômes de mes indignations, l’art me semble terriblement inutile. Pourtant, non, non et non, il n’est pas question d’abandonner cet oxygène! Ce serait manquer de discernement. Car c’est justement dans cette capacité à créer quelque chose «d’inutile» que nous sommes plus qu’un animal triste ou simple prédateur, parce qu’il y a, de la dame de Brassempouy à l’oiseau de Brancusi, la possibilité de ressentir dans l’art, l’essence du vivant, et cette imperceptible vibration de l’âme qui fait que l’inutile nous est indispensable pour être, vraiment, humain.

Chacun peut trouver dans l’art, sans personne pour lui dire comment, la grâce de la poésie ou la sublimation du réel, qui fait de nous des êtres autres que de chair et de sang. L’art est un dialogue avec l’invisible qui nous habite. L’état islamique ne s’y trompe pas, quand il détruit des œuvres d’art. Dans leur stupidité, ces mercenaires y ont décelé la part du sacré qui est propre à l’homme et qu’ils n’arrivent ni à posséder ni à comprendre, même en cherchant à l’éradiquer. Eux qui ne cherchent à savoir que ce qui les arrange, ils n’ont pas accès à la vibration de l’âme. Celle-ci demeure et j’y crois encore. Parce que je ne suis pas parvenue « à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine ».

Pourtant ces temps-ci, « Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache Noire et froide où vers le crépuscule embaumé Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai. » Eau asséchée dans le dérèglement climatique, ailleurs, sans doute.

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