Il ne peut pas y avoir de liberté sans justice et il ne peut pas y avoir de justice sans connaissance

Liberté et justice
Liberté et Justice

           Si la liberté consistait simplement à faire ce qui nous plaît, qui décide des frontières entre les libertés des uns et les droits des autres ? Si la liberté des uns s’arrête où commence celles des autres, qui jugera des bornes ? Cela est particulièrement vrai dans les religions qui pratiquent l’anathème vis à vis de ceux qui ne respectent pas leurs rites. Si la liberté de croire aveuglément en un Dieu conduit à appliquer à la lettre des préceptes d’un autre âge, qui décide que ma liberté de vivre selon mes propres valeurs ne vaut pas celle-là ? Qui décide de me punir si j’enfreins ce que d’autres croient quand je ne souscris pas à ces croyances ? Où est la justice là-dedans ? Le fait que des hommes aient édicté, dans des circonstances particulières, en d’autres âges, des règles de vie pour des sociétés patriarcales ne veut pas dire que ces règles doivent définir l’éthique et le juridique d’aujourd’hui. La «morale» d’hier, au mieux correspondait à faire survivre un groupe à la violence des conflits de clans et d’ambitions individuelles, au pire était faite de croyances superstitieuses et d’ignorance.

Il n’y a pas de justice immanente. Les choses peuvent arriver par pur hasard, l’univers ne se soucie pas d’établir un équilibre ordonné entre les choses du vivant. Cela peut nous sembler intolérable parce que l’être humain est un animal social et que pour vivre ensemble il nous faut justement respecter un équilibre dans nos relations, sinon cette vie ensemble n’est ni satisfaisante, ni pérenne pour le plus grand nombre. Alors pour créer l’équilibre, les Hommes ont créé des règles. Pour que le plus grand nombre les accepte elles ont souvent été décrétées d’essence divine. Elles sont devenues par la suite, avec l’âge de raison, des lois qui se voulaient plus stables, plus proches de l’équité dans le traitement général de toutes les situations singulières. Pour qu’elles le soient, il faut toutefois qu’elles reconnaissent les droits de chacun tout en préservant autant que possible une logique si ce n’est universelle (le terme est trop risqué) du moins la plus apte à s’appliquer en tous lieux et en toutes situations pour limiter au mieux (par la dissuasion) et réparer au pire (par le jugement) les torts faits à autrui.

La justice d’une société c’est ce qui devrait permettre de respecter l’altérité d’autrui et non de chercher à le fondre dans l’identité du même, tout en maintenant un langage commun de règles auxquelles tous peuvent souscrire individuellement, dans l’objectif du mieux vivre-ensemble. Elle ne devrait pas relever dès lors de croyances, elle ne devrait pas s’appuyer sur des éléments subjectifs mais regarder les faits et juger à l’aune des actes. Afin que les frontières entre nos libertés individuelles satisfassent le plus grand nombre pour atteindre si ce n’est l’égalité, du moins la reconnaissance de l’autre et de ses droits, pour que les nôtres également soient reconnus dans la balance.

       Quand les religions prônent l’amour du prochain, la charité, l’entraide, je ne puis qu’y souscrire, mais quand des lois religieuses que des hommes veulent imposer menacent le droit d’apprendre, de pratiquer la critique de textes après tout écrits par des hommes, donc méritant le doute et l’analyse logique, comme toute chose soumise à notre jugement, je m’y oppose. Il ne peut y avoir d’acceptation sans réflexion hors du domaine personnel. Oui, l’Homme dans son comportement est souvent irrationnel et on ne peut croire la raison pure à l’origine de tous les actes. Mais le « Credo quia absurdo » ne vaut que pour qui l’affirme et doit l’assumer dans ses choix individuels.

Le Monde mérite qu’on ose se poser toutes les questions et que chacun s’interroge du pourquoi la question vaut d’être posée pour lui. Les réponses varient en fonction de beaucoup de choses, cultures, espoirs, désillusions, environnement, car le monde « est ma représentation » pour chaque homme, mais l’Homme n’est pas le centre du monde. Chaque représentation du réel n’est en rien le réel, mais une projection selon des filtres et des orientations qui peuvent être critiquées. La possibilité de choisir sa représentation relève de la liberté de pensée, celle de vouloir la partager, de la liberté d’expression. Le fait de vouloir imposer sa représentation comme quelque chose d’immuable, qui mérite le respect et ne peut être critiqué, relève de l’obscurantisme. Cela conduit inéluctablement à la négation de toute connaissance ou de toutes nouvelles théories qui pourraient porter ombrage à « l’ordre » reconstitué des choses, cet équilibre artificiel créé par des hommes. Nous avons besoin certes d’un équilibre dans les relations humaines, mais toute la difficulté de l’exercice est de comprendre que le point d’équilibre peut se déplacer en fonction de l’ensemble de nos connaissances communes et notre degré d’évolution. La conséquence est que dans des sociétés « ouvertes » à la liberté de pensée et d’expression, les lois juridiques évoluent vers plus d’acceptation des différences et vers plus de respect des droits fondamentaux des individus.

         Pour preuve, ci-dessous quelques dates sur l’évolution des lois en France, qui ne se veut pas exhaustive mais illustrative des évolutions :

  • 1841, interdiction du travail des enfants de moins de huit ans, 1848, deuxième décret sur l’abolition de l’esclavage
  • 1874 interdiction du travail pour les moins de 12 ans
  • 1880, scolarité obligatoire à l’école primaire,
  • 1881, loi sur la liberté de la presse,
  • 1905 séparation des Eglises et de l’Etat,
  • 1938, suppression de l’incapacité juridique de la femme mariée,
  • 1944 droit de vote et d’éligibilité pour les femmes,
  • 1946 Inscription du principe de laïcité dans le préambule de la constitution,
  • 1967, autorisation de la contraception,
  • 1972 reconnaissance du principe « à travail égal, salaire égal » et loi relative à la lutte contre le racisme,
  • 1975 loi relative à l’interruption volontaire de grossesse et dépénalisation de l’avortement,
  • 1981 abolition de la peine de mort,
  • 1982, dépénalisation de l’homosexualité,
  • 1990 l’OMS retire l’homosexualité de la liste des maladies mentales,
  • 1990 loi Gayssot contre tout acte raciste, antisémite ou xénophobe,
  • 1994 Entrée en vigueur du nouveau Code pénal qui renforce la répression des crimes et délits racistes (inclus la définition et la sanction des crimes contre l’humanité)
  • 1999 création du PACS,
  • 2002 création du congé de paternité,
  • 2003 Les peines infligées pour les crimes homophobes sont alignées sur celles prévues pour les crimes racistes,
  • 2004 création de la HALDE,
  • 2012 vote de la loi relative au harcèlement sexuel,
  • 2013, loi pour le mariage pour tous.

Les évolutions sociétales conduisent le droit civil et le droit pénal à évoluer. Les règles ne sont pas immuables, les frontières peuvent bouger. Le droit doit régir la balance des relations entre les hommes, mais si le barycentre se déplace, parce que la société et les hommes qui la composent, évolue, alors il doit en être de même du point d’équilibre. Or la plupart des lois religieuses ont une crispation contre le mouvement, un refus de l’évolution. Quand des hommes commencent à ne plus vouloir reconnaître/connaître que les choses ont changé à travers les âges, que les sociétés ont évolué ainsi que les lois, que les règles immuables n’existent pas, ils en viennent à essayer d’effacer les traces de cette évolution, par le feu et le sang. Ils voudraient se simplifier leur compréhension du monde par un carcan, ils veulent créer un point d’équilibre fictif sans prendre en compte le mouvement, ce qui conduit aux plus grands déséquilibres entre les hommes.

Dans leur vision crispée de l’immuable, ils doivent nier l’histoire, celle des sciences et des hommes, parce que l’histoire montre le chemin parcouru, elle montre le mouvement du vivant. Ils doivent aussi refuser la critique logique qui aurait tôt fait de démontrer les faiblesses ou absurdités de leurs règles. Dès lors ces dernières ne servent plus à accompagner et faciliter le mouvement, mais par peur, à prétendre qu’il n’existe pas. Des lois qui n’évoluent pas en fonction des évolutions du monde, par méconnaissance et ignorance ne conduisent pas à la justice et ne permettent pas la liberté de pensée ou d’expression, parce que toute liberté de ce type montrerait très vite le déséquilibre de ce prétendu équilibre.

Il est très important de comprendre qu’il n’y a pas d’obligation de « respect » vis-à-vis de croyances. Je peux respecter quelqu’un en tant qu’être humain, qui a tout autant que moi des droits fondamentaux de citoyen, en respectant les règles du « vivre-ensemble » qui sont encadrées par des lois, des textes et du simple bon sens. Je peux le laisser exprimer ses idées, pratiquer sa religion, tant que cette pratique n’est pas contraire aux lois. Je ne dois en aucun cas le menacer parce qu’il est ce qu’il est, parce qu’il croit ce qu’il croit ou pratique les rites de sa religion, ce serait contraire au droit et à l’esprit des lois. Mais je n’ai aucune obligation de me taire si ses déclarations m’offensent ou si je ne suis pas d’accord avec ses opinions, tant que je n’incite personne à la haine et que je ne me comporte pas avec violence. Si quelqu’un ne veut pas manger des petits pois parce qu’il pense qu’ils ont une âme, je peux en rire, manger des petits pois et pour autant le laisser faire. Je ne manque pas de respect à l’individu en n’étant pas d’accord avec certaines de ses pratiques.

Confondre le respect de l’individu avec le respect de ses croyances est une erreur. Mon respect consiste à le laisser exprimer ses croyances et le laisser les pratiquer sans contrainte jusqu’à un certain point, exactement celui où l’équilibre des relations humaines est menacé dans le respect des droits de l’homme. Quand la pratique desdites (exemple l’excision ou l’interdiction d’aller à l’école pour les filles) est dangereuse et nie des droits fondamentaux, alors c’est en tant que citoyen que l’individu aura à en répondre devant la loi des hommes. Il n’est pas question ici de pratiquer autant de lois qu’il y a de règles et de contraintes dans toutes les religions – ce qui rendrait l’équilibre des relations impossible à atteindre – mais de créer une balance nécessaire, un équilibre au plus juste, pour régir des rapports complexes, en prenant en compte une forme d’égalité des hommes devant les règles du vivre-ensemble qui fasse abstraction de toutes les contraintes subjectives qui créent des a priori dans les jugements.

Ses subjectivités trouvent souvent leur expression dans la recherche de « boucs émissaires ». Si l’on veut croire à une justice immanente – pur fantasme pour donner un visage humain à l’univers – alors forcément certains sont plus coupables de naissance que d’autres, cela va être le seul moyen de « justifier », a posteriori, par une mécanique intellectuelle simpliste, l’injustifiable. Les victimes « méritent » l’injustice flagrante de certaines situations. La femme violée n’a-t-elle pas porté une jupe trop courte ? L’adolescent noir abattu n’était-il pas ostensiblement agressif ?

La notion de peuple élu ne conduit-elle pas à la discrimination ? Certains trouvent l’infériorisation d’une partie de la population de par sa nature ou son orientation sexuelle, sa religion, sa couleur de peau, sa naissance, sa philosophie ou autre différence érigée par un modèle dominant (domination qui ne dure jamais que dans un espace temporel), rassurante, parce que cela garantit une certaine stabilité à une représentation partielle du monde. Or ce modèle n’est en rien stable, il a seulement des œillères qui lui masquent le mouvement de la vie. Qu’importe que le modèle soit né d’une vision politique ou religieuse du monde, dès lors qu’il veut s’ériger en dogme, il va refuser les différences de pensées, parce qu’elles font évoluer les choses en questionnant l’ordre établi. Cette évolution est le creuset du mouvement vers un équilibre dynamique entre les hommes, elle est notre espoir d’un « vivre-ensemble » le plus satisfaisant possible pour tous.

C’est pourquoi nous devons défendre le principe d’égalité des citoyens devant la loi qui figure à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Il implique l’égalité des citoyens devant l’application qui est faite de la loi par l’institution judiciaire. Et c’est justement parce que les institutions judiciaires intègrent –plus ou moins vite et elles sont souvent critiquées pour leur lenteur- la connaissance des évolutions sociétales et des changements du monde, qu’elles réduisent progressivement, d’années en années, l’a priori culturel ou religieux. Nos libertés sont au mieux assurées, même si limitées au regard du tort qu’on peut faire à autrui, dans une justice qui intègre que le droit est un phénomène vivant prenant en compte l’évolution des connaissances et des rapports humains. Se connaître en tant qu’être, apprendre à reconnaître l’autre dans son altérité, sont les garants d’une justice qui peut préserver les libertés individuelles en établissant un équilibre global.

     

Post-scriptum du 27/02/2015 ajouté à l’issu d’une actualité de « Daech » au musée de Mossoul, actualité de la « guerre du crayon » Dans l’au-delà égyptien, Osiris préside au tribunal des morts et la plume de Maât, la justice, est mise en contrepoids avec le cœur des défunts. Cette plume de vérité aujourd’hui est celle de tous ceux qui écrivent pour que soient reconnus les interprétations différentes, voire divergentes, de représentations du monde, celle de ceux qui dessinent, qui s’expriment, qui créent, à travers les âges, pour que la vérité de la diversité des hommes et des opinions, soit comprise et acceptée. Les livres, les statues, les œuvres d’art, sont notre connaissance. Quand on les brule, il ne peut plus y avoir derrière, ni justice, ni liberté.

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