Je ne veux pas détourner le regard

Seul

Je ne peux pas détourner le regard. Parce qu’il y a ces yeux, du plus loin qu’il me souvienne, comme autant d’interrogations ou de prières, comme autant d’appels dans la nuit. Je ne peux pas oublier ces yeux. Ils semblent observer une boite de pandore grande ouverte et ne voir plus que le vide, sans même la trace d’un fugitif espoir.

Serions-nous si oublieux de tant de misères passées que nous pourrions feindre de croire aujourd’hui que ceux qui fuient, apatrides ou non, le font par commodités et qu’ils ne sont pas poursuivis par ce qui a été libéré de la boîte ?

Aurions-nous déjà oublié ces regards de réfugiés, d’apatrides, de déracinés, jetés sur les routes de la guerre et de la misère, fuyant les bombardements, les régimes abjects, la faim, la pauvreté, la torture, ou l’absence de futur ? Parce que ces regards sont là qui portent témoignages, saisis aux hasards des pellicules photographiques et des routes croisées, de 1914 à nos jours. Tous ces regards ne cessent de nous interroger sur notre humanité. Pouvons-nous détourner notre regard de celui qui nous fixe avec cette interrogation, qu’il soit né ici ou ailleurs ?

Enfant soldat
Enfant soldat – pourquoi?

Il faut croire que certains le peuvent. En particulier quand on donne à voir des enfants, parce qu’il serait « indigne » de montrer leur mort ou leurs souffrances. N’est-il pas encore plus indigne de refuser de les voir ? Cette réalité est la nôtre. Celle de ce siècle débutant et du précédent. Aurions-nous déjà oublié ces millions d’hommes, de femmes, d’enfants, fuyant les deux grands guerres mondiales, les guerres civiles et les massacres du 20e siècle ou l’extrême pauvreté et ces boat people naufragés – il n’y avait pas que des adultes – et cette perversion qui a été et qui demeure de donner de vrais fusils à des vrais enfants pour tuer « pour de vrai » ? Nous sommes toujours dans le siècle des réfugiés, cela n’a pas commencé cette année ou cet été. D’ailleurs est-ce seulement un « siècle », cet état de misère qui ne semble pas, lui, connaître de frontières, ni géographiques, ni temporelles.

Migrants
Migrants – d’après dorota Lange

Nous les avons vus, ces regards de détresse, sur le visage des civils fuyants sur les routes d’Europe, dans la France des camps des réfugiés espagnols ou allemands. Nous les avons-vus identiques aux Etats-Unis, sous l’objectif de Dorota lange, lors de la grande dépression. Puis nous avons vus ces mêmes regards habités de profondeurs abyssales sur le visage des enfants mourant de faim en Ethiopie, en Somalie, en Ouganda, dans la corne de l’Afrique ou ailleurs. Au cours de plus d’une centaine d’années, nous avons vus les yeux fous et la figure crispée de la peur en marche. Nous l’avons-vu s’arrêter dans ces camps de réfugiés – qui sont quoi ? Parfois pas même un refuge, mais un centre de rétention qui ne retient rien et ne protège pas, ceux qui sont démunis de tout.

Sur tous ces films, ces photographies, était-ce un visage arménien, vietnamien, cambodgien, tibétain, rwandais, somalien, érythréen, palestinien, afghan, iranien, irakien, syrien ou celui de la rue d’à côté… qui nous regardait au plus profond de nous-même ? Asie, Afrique, Océanie, Europe, Amérique, je ne sais plus de quel continent puisqu’au bout du compte, ces visages, ce visage, cela pourrait être le mien, ou bien pire, celui d’un de mes enfants.

Famine
Famine

Non, je ne peux pas détourner le regard quand mes yeux se posent plein de tendresse sur ces clairs visages illuminés d’espoir et que j’imagine, un instant, un seul, l’ombre qui guette. Je ne veux pas détourner le regard de ces yeux qui nous interrogent. Je sais que nous devons répondre à leur question sur notre humanité, qu’il ne s’agit pas seulement de verser des pleurs de chandelles et d’oublier une fois la flamme éteinte. Ce ne sont pas de bons sentiments ponctuels ou de polémiques stériles dont nous avons besoin – comme cette drôle d’idée de pouvoir trier les misères et les renvoyer en temps et heure toujours ailleurs, comme s’il existait un planning du futur et qu’ailleurs les passés brisés sauraient, mieux qu’ici, se recomposer. Il n’y a pas de ligne de fuite pour nos perspectives. Nous devons regarder la réalité ensemble et ensemble, sans créer des barrières entre les Hommes, y faire face.

La réponse des démocraties ne peut être juste d’en appeler aux actions individuelles, certes essentielles, mais insuffisantes, sans coordination, sans visions et décisions communes. Que seraient les démocraties sans pouvoir d’action collectif ? C’est un projet humanitaire d’envergure qu’il faut construire et mener, et nous devons l’envisager en tant que citoyens du monde, pas en tant qu’îlotiers d’une classe supérieure cherchant à préserver leur tranquillité à tous prix. Parce qu’il n’y a pas de fin programmée aux déplacements de population, qu’ils soient issus des conflits, des changements climatiques, des inégalités de revenus ou de l’espoir de plus de libertés, de possibilités d’emploi ou de meilleurs niveaux de vie. Parce que nous pourrions bien être de l’autre côté, un jour ou l’autre. Et que les réponses à apporter sont loin d’être simples et nous engagent sur le long terme, ici, et ailleurs.

Le chemin
Le chemin

Il semblerait que cette prise de conscience des citoyens et des états européens soit en marche, que le choix de détourner le regard sur l’humanité de l’autre ne soit plus supportable. Pourquoi seulement maintenant ? Pour cette photo tragique du 2 septembre 2015, celle d’Aylan, cet enfant de 3 ans mort sur une plage turque ? C’est un fait horrible, les enfants ne meurent pas seulement à la rentrée des classes ou sur les plages de nos vacances. Il y a eu d’autres photos avant. Le plus énigmatique, le plus étrange à mon sens, est que l’indignation du plus grand nombre ne soit pas venue de tous ces regards bouleversants d’enfants apatrides, réfugiés, chassés, exploités, qui portent tous témoignage d’une profonde détresse, mais bien de celui qui ne nous regarde pas, ne nous regarde plus.

Ce petit visage tourné de côté, détourné de nous – nous les autres qui l’avons abandonné à ce sort?- avec son corps fragile et relâché, donne l’impression d’être en sommeil. Il dort, tranquille. Si tant est que la plus noire des nuits soit tranquille. Parce qu’il n’a pas de visage, pas de regard pour nous prendre à parti, il nous accuse plus clairement qu’un cri. Car nous pouvons lui donner le visage d’un fils, d’un frère, d’un enfant connu. Ce dormant – ce gisant – est notre réveil, pour nous rappeler ceci : ceux qui frappent à nos portes ne sont pas des « autres », mais des êtres humains, comme nous.

Avec qui nous devrons apprendre à marcher vers le futur.

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