Vincent avait failli ne pas remarquer le mot sous forme d’affichette sur un papier bristol au fond de sa boîte aux lettres. La forme désuète, le liseré noir autour du carré de texte sur fond blanc, lui avait semblé d’abord être un faire-part de décès et le seul étonnement de pouvoir en recevoir un l’avait fait mettre de côté avec l’ensemble des factures en retard. Il n’avait même pas cherché à le lire sur l’instant, tant il était convaincu que l’identité de la personne défunte ne lui révèlerait qu’une très lointaine parenté ou une connexion ancienne dont les liens avec lui s’étaient tellement distendus, qu’il ne pouvait s’agir que d’une erreur des héritiers.

Garder le mot avait été un réflexe de pure politesse : on lui écrivait, il fallait répondre. Il ne recevait plus de lettres depuis des années. Les membres de sa parentèle n’étaient pas assez nombreux pour ignorer leurs états respectifs. Ses quelques amis les plus proches – dont il restait in fine assez éloigné par misanthropie plus ou moins pathologique suivant qui la jugeait- s’obstinaient à poster chaque jour des informations sans intérêt sur tous leurs comptes de tous les réseaux sociaux auxquels il avait eu la faiblesse de s’abonner. Eux considéraient ainsi qu’ils avaient dit tout ce qu’ils avaient à dire à tout le monde, y compris à lui. Lequel considérait que dans l’ensemble, une bonne partie de ce qui était ainsi publié n’aurait dû intéresser que leurs médecins traitants dans le cadre d’un diagnostic ou parfois exclusivement leurs psychiatres. En tous cas, leur santé quotidienne ne lui était pas inconnue.

Le sentiment du vide
Le sentiment du vide

Pour le reste, il restait toujours songeur devant l’effervescence d’échanges et de commentaires que pouvaient susciter des réflexions qui n’en avaient que le nom. Mais il se gardait bien des quelques commentaires cinglants qui lui venaient parfois à l’esprit, étant las de voir dénoncée sa « haine de l’humanité » qu’il ne revendiquait nullement. Ce n’était pas à son sens haïr l’humanité que juger que l’évolution de la vitesse de communication – permise entre autres par les réseaux sociaux – s’était faite au détriment de la profondeur, de la diversité et de la richesse philosophique des contenus échangés. Quoiqu’à son avis, on touchait le fond bien trop souvent, à force de rester à la surface des choses. Cependant ce genre d’avis ne le faisait guère évoluer à titre personnel et professionnel.

Pour ses connaissances, un mot d’esprit lâché trop vite ou une ironie incomprise lui coûtait souvent de longues discussions oiseuses suivis de longs silences abattus pris pour du mépris. Qu’il ose écrire qu’il doutait de certaines choses et on le prenait ou pour un ignorant ou pour un homme sans conviction. Au niveau professionnel, qu’il professât le doute et suggéra parfois de prendre plus de temps pour rassembler des faits avant de prendre des décisions engageantes sur le long terme, lui avait valu une réputation de manque de leadership, d’assurance et de courage, toutes qualités indispensables pour obtenir primes et promotions.

Cela faisait bien longtemps que Vincent avait compris qu’être leader supposait ou de n’avoir aucune des qualités nécessaires pour guider, influencer et inspirer, ou d’en avoir suffisamment pour convaincre les autres d’aller dans un sens donné. Cela n’impliquait nullement que ledit sens soit un objectif fédérateur au service d’autrui pour le bien commun. Un leader n’est jamais mieux servi dans ses intérêts que par les personnes qui vont dans son sens sans se poser de questions sur la direction.

Erreur de perspective
Erreur de perspective

Justement, Vincent ne pouvait pas s’empêcher de poser des questions et toujours au mauvais moment. Il n’était d’ailleurs pas parmi ceux qui ne rataient aucun des événements ou emplacements propices à plus de visibilité organisationnelle. Qu’il s’agisse d’aller autrefois en présentiel avec les grands fauves au point d’eau de la machine à café très tôt ou très tard, ou désormais de placer un commentaire judicieux et de préférence laudatif en réponse aux « posts » d’influenceurs ou de leaders avérés pour réseauter intelligemment. Sur ses différentes missions, sa nature rétive à l’embellissement des faits avait achevé ce que sa « distanciation » d’avec les manifestations sociales des organisations avait commencé. 

Il s’était bel et bien fait distancer dans la course aux performances théoriques et, en pratique, végétait à des postes subalternes ou son esprit critique avait miné depuis longtemps son potentiel de croissance en tant que pilier du futur de l’organisation. Il n’était qu’un « analysant ». Au mieux, un type qu’on sort quand il s’agit de faire semblant de comprendre quelque chose à un problème et au pire, un frein gênant au moment où le leader décide qu’une idée est une solution.

D’ailleurs, plus il vieillissait, plus son propre futur n’était plus qu’un passé composé de beaucoup de déceptions, autant les siennes que celles des autres à son sujet. L’organisation dont il était l’employé ne le gardait encore visiblement que pour son expertise technique, qui bien que peu reconnue financièrement, restait malgré tout difficilement remplaçable. C’était d’ailleurs sans doute le plus gros sujet d’agacement de la responsable RH qu’il avait « visionnée » dans l’après-midi, selon la procédure d’entretien annuel reconduite chaque année avec quelques variantes covidiennes.

Il avait eu l’outrecuidance de demander une augmentation. Cette petite jeune fille – trente ans d’écart à vue d’œil – lui avait assenée péremptoire, après qu’il eût à plusieurs reprises tenté de lui expliquer la haute technicité de son travail et son apport de valeur ajoutée à la société – qu’il devait cesser de s’en référer à son savoir-faire qui n’était pas la seule compétence attendue. Surtout quand il était incapable de le vulgariser auprès de personnes telles qu’elle-même, ouvertes sur tout, dont beaucoup de métiers. Si elle ne comprenait pas, c’est qu’il ne faisait aucun effort pour se faire comprendre, c’était une évidence qui ne souffrait d’aucune contradiction, elle n’était pas responsable RH pour rien. Cette capacité à décrire des choses compliquées avec des mots simples et des images simplificatrices lui manquait visiblement pour monter en grade.

Conversation oiseuse
Conversation oiseuse à mettre sous cloche

L’entreprise attendait de lui non seulement un « savoir-faire », mais aussi un « savoir-être » et un « faire savoir » et il était désespérant qu’il ne soit pas assez actif et visible sur ces plans.

Le monde a évolué Vincent, l’intelligence c’est de s’adapter, vous connaissez Darwin, non ? Aujourd’hui être présent sur le Web et avoir des abonnés, c’est indispensable, et je suis sûre que vous pouvez contribuer à augmenter la réputation de notre entreprise en créant votre blog d’expert ! Mais vous, vous êtes toujours aux « abonnés absents », vous ne faites rien avec les outils qu’on vous donne généreusement, alors que c’est l’occasion pour vous de grandir en compétences ! Cessez de vous demander ce que votre organisation peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre organisation et ce sera gagnant-gagnant pour tout le monde ! Revenez me voir avec un blog d’expert qui marche et je vous soutiendrai pour cette augmentation

Vincent, caractérisé par un esprit de l’escalier des plus retors, n’eût d’idées de belles réparties, une fois l’entretien terminé, que devant le micro-onde où chauffait son café – l’année précédente s’eût été dans l’ascenseur, les RH étant toujours aux derniers étages. Il songea ainsi à la différence qu’il aurait dû souligner entre un citoyen d’un état et un employé sous contrat d’une société privée ainsi que le risque des hypothèses simplificatrices qui conduisaient à des contresens. Telle celle de croire qu’il pouvait résumer son travail avec quelques images colorées et une liste à points sur Microsoft PowerPoint ou tout autre outil, ce qui avait été assez dommageable pour l’équipage de la navette spatiale Columbia en 2003 et d’autres choses encore.

Puis il réalisa que son interlocutrice, en raison de sa jeunesse, ne connaissait peut-être pas le discours de John Fitzgerald Kennedy et pas plus cette anecdote discutable de la Nasa, où ce n’était certainement pas le logiciel qui était à l’origine de la simplification demandée ou effectuée. De plus, il n’avait pas souhaité s’étendre là-dessus, mais il tenait un blog d’expert depuis quelques années – sur son temps libre et sans lien avec l’entreprise n’étant pas payé pour – et en utilisant les outils gratuits que son entreprise songeait désormais à lui donner généreusement.

Esprit d'escalier
Esprit d'escalier

Malheureusement, si Vincent s’enorgueillissait de la profondeur de ses analyses et la justesse de ses prédictions technologiques, son blog était peu lu. Une cinquantaine « d’utilisateurs actifs » (selon Google) venaient s’égarer de mois en mois sur ses pages, et il n’avait d’autres commentaires que ceux qui cherchent à vous faire publier des liens sur des sites vendant des pharmacopées plus que douteuses et traitant de la taille de diverses parties de votre anatomie. C’est avec envie qu’il regardait les milliers de followers de certaines de ses connaissances professionnelles, qui maîtrisaient à merveille l’art de faire des articles courts pour dire (selon lui) à peu près trois fois rien et toujours la même chose.

En même temps, ce type d’articles traitant de « trois fois rien » suscitaient beaucoup plus d’enthousiasme que ses propres développements perspicaces. Sa responsable des RH aurait sans doute qualifié autrement ces derniers, indigestes étant au nombre des termes possibles. A l’applaudimètre, le résultat était sans appel : il avait une absence totale d’abonnés. Son blog était « aux abonnés absents » comme l’aurait qualifié sa RH. D’ailleurs avait-elle seulement une idée de ce que signifiait l’expression ? Il était convaincu qu’à l’instar d’une partie de sa génération, elle utilisait des tournures dont le sens et l’origine lui échappait totalement.

Ce qui lui rappela les stagiaires, neveux et « fils de », dont on l’avait affligé au prétexte que personne d’autre ne souhaitait s’en occuper de peur de déplaire. Le sous-entendu manifeste de ses collègues étant qu’il ne risquait plus grand-chose au point où il en était, ce point ayant fort peu de probabilités d’évoluer dans le futur. C’était oublier le risque de mourir d’ennui ou de frustration à essayer d’expliquer ou faire avancer des choses qui lui importait à des gens qui n’en avaient rien à faire et qui ne souhaitaient ni apprendre, ni comprendre, ni parfois même, n’en avaient la capacité. Cependant, les stagiaires qu’on lui avait imposé savaient parfaitement montrer leur désintérêt ou leur mépris de tout ce qui ne pouvait pas directement peser sur leur présent ou satisfaire leurs envies immédiates.

A ce stade de sa réflexion, il eut envie de partir dans une île de l’océan indien introuvable et hors de tout réseau, d’être aux abonnés absents pour à peu près tout et pour une durée indéterminée. Son regard revint au bristol carré au liseré noir qu’il avait oublié sur la pile de courrier depuis que ses pensées divaguaient entre amertume et ennui. Il le reprit pour le lire. Le texte le frappa tant il était aligné sur le cours de ses pensées.

Cher Vincent,

Vous souhaiteriez parfois n’être pas joignable pour avoir plus de temps à consacrer à ce qui importe ? Vous êtes fatigué de toutes ces tâches administratives, inutiles et sans valeur ajoutée que vous devez faire sans rapport avec vos compétences ? Vous aimeriez augmenter votre popularité et votre visibilité sur le Web et les réseaux sociaux pour rendre justice à votre expertise, mais vous n’arrivez pas à être populaire et à faire passer vos idées ? Vous en avez assez de perdre du temps à répondre à des mails inutiles et interruptifs ou à assister à des vidéoconférences verbeuses où aucune décision n’est jamais prise ou à lire et/ou corriger des documents stupides ?
Nous avons la solution !
Nous pouvons nous charger d’augmenter votre visibilité et d’automatiser toute tâche réplicable et fastidieuse ou filtrer les sollicitations inutiles et chronophages sans que cela vous mette quiconque à dos.
Cela ne vous coûtera rien.
Nous ne nous payons qu’à la valeur ajoutée du service rendu. Si vous avez plus d’abonnés grâce à nous, ils deviennent également nos contacts. Si vous gagnez plus grâce à nous, nous ne prenons qu’un pourcentage de la plus-value.
Toutes nos métriques sont transparentes.
Si vous n’êtes pas satisfait, vous ne payez rien. Notre service est sur abonnement. Vous pouvez interrompre l’abonnement à tout moment. Les trois premiers mois sont gratuits, la suite dépend des résultats sur un agrément commun des termes et conditions. Le choix reste toujours le vôtre, adapté à votre demande et à votre situation. Nous ne promettons jamais rien que nous ne pouvons tenir.
Qu’avez-vous à perdre ? Testez-nous ! Au bout de trois mois, vous saurez à quoi vous en tenir. Nous ne faisons aucune publicité, que de la prospection directe et pourtant nos taux de satisfaction sont de 99,8%. Il doit bien y avoir une raison, non ? Vous voulez en savoir plus ? Contactez-nous à cette adresse : vincent.limart@auxabonnesabsents.com
Esprit d'escalier
Vincent Limart
DIRECTEUR SERVICE CLIENT AUX ABONNES ABSENTS

Vincent eut l’impression de rêver. C’était la première fois qu’il voyait une publicité sous une telle forme. Ils utilisaient en plus une boite mail à son nom ! C’était invraisemblable. Était-ce seulement légal ? Pour le coup, il eut envie de prendre la peine de leur répondre. Ou alors c’était une plaisanterie. En fait, cela l’amusait en son for intérieur et il voulait finalement en savoir plus. Il se mit donc en devoir d’envoyer un mail à son nom et aux abonnés absents.

Idées noires en attente

Le mail écrit, Vincent l’oublia rapidement et essaya d’appliquer les conseils de son entretien annuel, pour se faire connaître.


Seulement, Vincent n’arrivait pas à se concentrer sur ce qu’il écrivait. Il cherchait à produire un article utile, au sens de sa RH. C’est-à-dire quelque chose qui mettrait en exergue les bénéfices des offres de son organisation sur lesquelles il pouvait être « intéressé ». Cela dit, cette notion d’intéressement rentrait en conflit avec sa façon d’écrire et ce qui faisait à son sens l’intérêt de ses articles : sa neutralité et son indépendance scrupuleuses.

Dès lors Vincent butait sur une page blanche, l’inspiration le désertant telle la vague se retirant en laissant sur le sable des carcasses desséchées, nettoyées, des sacs plastiques inutiles, des filets, des bouchons, des paquets de chips et au milieu de cette mer de déchets, des brimborions de verre ressemblant à des émeraudes.

Était-ce cela qu’il était censé faire ? Polir des morceaux de verre jusqu’à ce qu’il puisse en faire des bijoux de pacotille à échanger contre de nouvelles terres ?

Il n’arrivait plus à bâtir une réflexion qui se tenait, à partir du moment où on lui avait dit quels devaient être les tenants et aboutissants de cette réflexion. Tout cela d’ailleurs ne tournait autour que d’un seul verbe : vendre.

Quoi, pourquoi, pour qui ? C’était à lui de le définir et d’en convaincre d’autres. Peu importe s’il rabâchait des choses déjà dites, en simplifiant. Il devait occuper l’espace, montrer son expertise, être vu, intervenir, écrire pour ne rien dire, peu importe, si cela accrochait. De toute façon, les lecteurs ne lisaient pas tout. Rédiger des textes courts, aérés, ciblés, concis, l’information clé au début – il ne faudrait tout de même pas mener vers une réflexion individuelle – écrire en ayant en tête le référencement, il disposait de multiples listes d’ingrédients. Les 10 règles d’or, les 38 règles de rédaction, les 36 dessous, les 4 façons d’optimiser son contenu, les 7 techniques pour se lancer, les 200 critères Google, les cinquante ou mille pages de guide(s) ultime(s), il les avait tous lus.

À présent, il savait parfaitement pourquoi il trouvait la plupart des articles sur le Web insipides et redondants.

Les recettes pour écrire un article potentiellement performant revenaient à celles employées à vanter les miracles d’un shampoing capillaire promettant la repousse de cheveux sur crânes définitivement chauves.

On ne lui demandait pas de réfléchir ni de faire réfléchir. La question qui revenait sans cesse était : « que voulez-vous vendre ? » ou « que savez-vous vendre ? ». Il aurait aimé répondre :  rien.  Toutefois, cela l’aurait classé dans les inutiles. Vendre ce qu’il savait faire ou utiliser ce qu’il savait faire pour vendre quelque chose, telle était l’équation de la survie dans un monde capitaliste. Difficile dans ces conditions de se définir en dehors de toute transaction. De fil en aiguille, le dégoût le disputait à l’ennui, dans ce système où connaissances et contacts ne servaient qu’à être monétisés.

Les logiciels qu’il vendait ne changeraient en rien la face du monde. Ou peut-être d’une certaine manière, sans aucune garantie que ce soit pour le mieux. On pouvait toujours prétendre que sans ces outils, les sociétés étaient moins performantes, les équipes moins collaboratives. Quand la performance consistait à optimiser un dispositif dont l’objectif ne consistait in fine qu’à vendre toujours plus de choses relativement inutiles, plutôt qu’à résoudre les problèmes créés par la surconsommation, on pouvait s’interroger sur le futur recherché.

Le territoire du rêve

Il aurait voulu aller tel Socrate sur les grandes places et les champs Élysées prêcher une vérité universelle. Néanmoins il avouait n’en pas connaître et dès lors doutait sérieusement de ses capacités à convaincre quiconque de l’importance de ce qu’il avait à dire.

Quand était-il devenu si sérieux au sujet de choses si peu importantes qu’il en était venu à s’ennuyer lui-même ? Il rêvait de prendre un bateau vers des mers ignorées, d’être un explorateur bourlingueur, comme dans ses rêves d’enfants, de partir à la recherche de cités perdues.

Longtemps, il avait cru que sa curiosité suffirait à alimenter sans cesse sa soif de savoir et qu’elle maintiendrait toujours son esprit en éveil. Il ne s’attendait pas à ce que la médiocrité du monde du travail, en un tour de passe-passe, remplace ses rêves d’exploration par des plannings de livrables et d’interminables réunions. Il passait son temps soit à expliquer des évidences, soit à améliorer ce qui existait déjà et ne trouvait plus d’espace pour tester de nouvelles choses. On ne jurait plus que par les procédures et les certifications. Tandis que lui ne voyait pas l’intérêt de passer du temps à prouver encore qu’il savait a minima faire comme tout le monde, plutôt qu’à apprendre à faire autrement, plus intelligemment.

Les procédures s’accommodaient mal de curiosité ou d’innovation. Quant à l’innovation qui rencontrait le marché – ou du moins les investisseurs – elle semblait être de celle qui voulait changer la planète en une vaste plate-forme de marchandisation du vivant.

Réinventer un monde plus juste et plus durable, lui semblait du niveau des slogans pour publicité de boissons gazeuses, avec lesquels la réalité d’un monde on ne peut plus normé, malade d’idées nauséabondes et pourrissant de pollution, se masquait de bulles légères pour avancer avec opiniâtreté.

Les entrepreneurs avaient davantage l’ambition de vendre que de réinventer le monde et si on racontait de nouvelles histoires plus motivantes, c’était juste pour capter l’attention : du storytelling. Sous couvert de protection de la planète, on trouvait moyen d’utiliser les crises de conscience pour présenter des produits comme éthiques et innovants, aussi inutiles et désespérants soient-ils. L’art du marketing était de faire passer des vessies pour des lanternes. C’était donc dans l’état de l’art de donner l’illusion, face à un besoin réel de défendre une cause juste, qu’on pouvait y répondre via une marque commerciale.

Une fois le ventre plein, on pouvait s’indigner du manque de sens, mais il était rare d’aller au-delà efficacement. Le monde pouvait s’écrouler, même l’effondrement était un business comme un autre.

Le philosophe contrarié (d’après le pythagore de Raphael

Vincent se serait voulu un Socrate réveillant un monde assoupi de certitudes mortifères, il n’était qu’un anonyme dont le monde n’avait cure des opinions. Personne n’avait besoin de le condamner à boire la ciguë. Il suffisait de ne pas l’écouter. Et dans l’incessant brouhaha du fil des discussions et des posts de toutes natures, sur tous supports, son filet de voix ne portait pas, il était inaudible. Quant à ce qui déclenchait l’intérêt des foules, ce n’étaient souvent que bulles d’illusions dangereuses, acides quand elles éclataient.

      Il n’avait rien d’un tribun et il ne voulait pas être un prêcheur. Du reste, quelles bonnes paroles aurait-il pu prêcher ? L’idée qu’on le suive le répugnait autant que l’idée de suivre un dogme.

Ne croyant en aucun Dieu, il avait aussi de plus en plus de mal à croire en l’Homme. Qu’il soit inachevé ne le rassurait pas davantage. Le devenir radieux de l’humanité, mis en regard de son passé et de son présent, incarnait pathétiquement le « credo quia absurdum».

Au moins pouvait-il prêter à cette phrase, même sortie de son contexte, le concept incarné d’une foi individuelle qui se vivait sans justification. À ce choix humain émotionnel, il opposait celui du doute salutaire, de la remise en cause critique, où l’œil acéré se refusait d’accepter sans rechercher méthodiquement et avec honnêteté intellectuelle, l’origine des choses, les causes, au-delà des conséquences. Il pouvait toutefois comprendre cette aspiration des hommes à trouver une lumière dans leur nuit d’ignorance. Il regrettait néanmoins que l’ombre projetée se substitue aux vraies lueurs du jour et que par facilité, les hommes s’en contentent et restent dans leurs cavernes.

Ce qui l’ennuyait de plus en plus, c’était la multiplication des cavernes et la théorisation de la primauté des croyances individuelles sur toute connaissance commune. Le choix de croire n’étant plus vécu en acte individuel, il devenait inexorablement une victoire des convictions et des préjugés sur la raison. Il en découlait deux choses. Premièrement, l’homme est un animal social qui aime partager un sentiment d’appartenance à un groupe. Ainsi le ridicule de certaines convictions n’empêchait pas des hommes de les avoir, en dépit de toutes preuves inverses, du moment que d’autres prétendaient y croire aussi. D’où les capacités de ravages sur la raison des réseaux sociaux. Deuxièmement, on vivait dès lors à une époque où les gens ne craignaient plus d’exprimer des opinions ridicules. Malheureusement le ridicule, nonobstant le dicton, tue, quand c’est le ridicule des opinions.

Le lynchage le plus archaïque remis au goût du jour par les technologies de communication modernes lui laissait un goût exécrable dans la bouche. Il suffisait de si peu de choses, sortir une phrase de son contexte, brouiller la différence entre le vrai et le faux, noircir le trait pour qu’il ne ressorte que des extrêmes. La réalité en devenait aussi grise qu’une souris, se faufilant entre des slogans géants qui en détournaient l’attention.

Oscar Wilde ironisait sur le fait que l’homme est un animal raisonnable qui se met régulièrement en colère quand on lui demande d’agir en accord avec les préceptes de la raison.

Expliquer ne servait à rien, les affirmations péremptoires, les raccourcis prétentieux, obtenaient plus l’adhésion. Il fallait du temps pour expliquer et personne ne le prenait pour écouter un autre avis que le sien. C’était forcément rébarbatif par rapport à tant de sollicitations flattant l’ego ou l’éros. De toute façon, pourquoi aurait-il lui-même perdu ce temps ? S’il lui prenait l’idée de le faire, on le trouvait trop compliqué, trop tortueux, jamais assez clair sur ses conclusions. Puisqu’il fallait qu’il en ait des définitives, bien tranchées. Pourtant, il lui semblait que bon nombre de domaines de connaissance échappaient à toute conclusion close et que quoi qu’on fasse, il restait toujours à appréhender l’univers.

Avenirs parallèles

Il s’aperçut qu’il était en colère. C’était inutile et c’était là, en lui, à chaque battement de cœur, un besoin de hurler qui attendait un prétexte quelconque pour que le cri sorte. Il était en colère parce qu’il n’avait plus d’avenir. Il n’avait plus d’avenir parce qu’il n’avait plus d’illusions motrices. Il se sentait rassasié jusqu’au dégoût d’être. Tout ce qu’il savait faire ne l’intéressait plus. Sans envies pour le faire avancer, il se moquait totalement de séduire, de plaire, d’être reconnu. Plus terrible encore, il n’avait plus le désir de savoir ou de créer et il n’avait plus envie d’en rire et avec personne.

Il était en colère parce qu’il était mort en dedans, sans aiguillon de curiosité pour continuer à vivre, sans volonté d’être utile ou de dominer ou d’empêcher le dépeçage de tout idéalisme. En plus, il n’arrivait pas à l’élégance ultime de savoir rire de tout, à défaut de savoir être. Parce qu’il n’était plus capable de rire d’un rien, il sombrait dans la mauvaise humeur d’un misanthrope. Il se cioranisait. Un précis de décomposition aurait pu orner sa table de chevet.

Le monde entier l’ennuyait, lui paraissant se ratatiner sur lui-même, ne produisant plus que des échos mourants de ce qui aurait pu être. Il ne croyait pas en un avenir radieux ou poétique. Il n’avait pas envie de participer davantage au gâchis général, pas la moindre envie de redresser des perspectives tordues pour accoucher d’empires boiteux et scrofuleux. Au milieu de tout cela, il lui restait cette flamme impossible à éteindre qui tenaillait son âme. Une âme?  Disons ses aspirations à une sensibilité singulière. C’était un « peut-être » plutôt qu’un « jamais plus », une colombe plutôt qu’un corbeau, un battement d’ailes qui lui faisait encore croire qu’en attendant une nuit ou un jour de plus, il verrait d’autres horizons. Ce n’était qu’un reste d’espoir laissé dans la boîte de Pandore, un cadeau empoisonné.

Alors, malgré cette vague de nausée qui l’emportait, il restait là à se débattre avec de grandes idées et de petits jours. Tout ça dans l’espoir vain de se découvrir un être humain, au sens noble, en se réveillant un matin. Sans trop savoir de quoi il s’agissait et voyant qu’il avait de moins en moins de temps devant lui pour le découvrir.

Il oscillait sans cesse entre deux sentiments contraires, dans un mouvement de balancier sans pitié pour son équilibre mental. Un jour il croyait à la beauté de l’univers, se persuadait de tous les possibles, s’apprêtait à vivre cent ans à étudier les astres, la terre et tous les êtres vivants. Il s’enthousiasmait des reflets d’une goutte d’eau sur une toile d’araignée, d’une feuille dansant au vent, de l’immense diversité et singularité des individus. Le lendemain, il ne voyait plus que la feuille en décomposition, les insectes nécrophages et l’affligeante banalité de l’Homme, dont l’avidité le vouait à la disparition programmée, par voie épidémiologique, climatique ou technologique.

Au milieu de tout cela, ses espaces d’échanges et de découvertes se rétractaient, touchés de plein fouet par des vagues de crises de toutes natures, chacune de plus grande ampleur. Par lassitude ou par manque de curiosité il devenait, l’âge aidant, plus casanier. Le monde avait rétréci dans son esprit comme une peau de chagrin au fur et à mesure des années. Il avait encore des listes entières dans ses tiroirs de tout ce qu’il aurait voulu faire ou voir. Il ne les ouvrait plus et il se souvenait de moins en moins de ses rêves après une nuit de sommeil.

Idées noires en silence​

L’endormissement du quotidien l’habituait à la grisaille et à lisser ses indignations, annihilait autant sa volonté que sa capacité de changement. Six mille ans d’Histoire n’y changeraient rien, l’homme apprenait peu de ses erreurs. Lui non plus. Puisqu’il acceptait d’occuper ses journées à des choses qui ne l’éveillaient pas, parce qu’incapable d’imaginer agir autrement et le faire.

Il était autant en colère à l’égard de lui-même qu’à l’égard du monde entier et il attendait une occasion pour se libérer de cette amertume de vieil homme aigri qui l’entravait et lui faisait voir la farce en tout, y compris ses ambitions.

Ainsi, contre toute attente, il était impatient de recevoir une réponse au mail envoyé aux abonnés absents la veille, à sa propre adresse. C’était un peu comme s’il avait cherché à s’adresser à lui-même. Il avait été – au moment même de l’écrire – très fier de sa prose. De son propre point de vue, il s’agissait d’un petit morceau de bravoure, une « lettre à moi-même » ironique et brillante, avec un style que Pierre Desproges n’aurait pas renié. Quoique probablement si, avec la dérision qui lui était coutumière jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Néanmoins la probabilité qu’on lui réponde était quasi nulle. Il s’était arrangé pour être suffisamment suffisant pour qu’on ne le juge pas nécessaire. L’attrape-nigaud derrière l’accroche de l’offre de service des « abonnés absents » était évident, même s’il reconnaissait une certaine originalité à la manière de séduire le chaland. Cependant, cette singularité dans la sollicitation avait éveillé sa curiosité. Toutefois, il y avait fort à parier que la réponse serait convenue. Autrement dit, sans intérêt autre qu’essayer de le faire s’abonner à quelque chose. A moins qu’il s’agisse de le faire travailler gratis pro deo à la gloire matérielle et terrestre de quelque nouvel entrepreneur innovant atteint de l’hybris ordinaire des entrepreneurs innovants.

Une notification sonore interrompit le fil de ses pensées. Le mail de réponse venait d’arriver.

Cher Vincent,

Nous avons bien ri de ce que vous nous avez écrit, même si votre trait était plutôt mordant. De toute façon, nous sommes mordus d’humour vache. Alors sans rancune, nous ne resterons pas à ruminer l’échec de notre premier contact avec vous. Si vous ne souhaitez plus être sollicité, nous supprimerons définitivement l’adresse que nous utilisons pour communiquer avec vous et exclusivement avec vous (vincent.limart@auxabonnesabsents.com).

Mais laissez-nous une chance de vous en dire plus ! Notez bien que nous n’avons pas utilisé votre adresse email pour vous contacter la première fois, mais que nous vous avons juste fourni un prospectus au nom indiqué sur votre boîte aux lettres. Nous ne collectons ni n’archivons aucune information vous concernant sans votre consentement.

Vous nous demandez pourquoi moi et pas un autre quidam ? D’abord, Vincent, parce que vous avez votre nom sur votre boîte aux lettres et qu’on s’adresse nommément à vous … Du coup, vous n’êtes plus tout à fait un quidam pour nous, si vous nous permettez cette légère plaisanterie. Plus sérieusement, nous nous basons sur des statistiques et les habitants de votre quartier sont majoritairement dans la catégorie socio-professionnelle que nos services adressent. Nous pensions aussi que seuls ceux qui pensent avoir quelque chose de pertinent à dire auraient pu réagir à notre sollicitation et chacun à sa façon. C’est pourquoi nous ne créons pas de site pour présenter une offre standard.

Si notre prospectus n’avait pas fait mouche, vous ne nous auriez pas écrit, si ? Il est légitime que vous soyez méfiant, mais que risquez-vous à poursuivre cette discussion par email ? Nous nous proposons de vous convaincre, à la seule condition que vous ne voyiez pas cela comme une intrusion. Vincent, pour donner suite à votre raillerie, nous sommes bien d’accord sur le fait qu’il y a déjà beaucoup trop d’énergies à l’œuvre pour rendre populaire des insanités. Sur ce point, nous vous donnons raison, celle-ci n’est pas l’apanage de l’humanité. Mais soyez certain que nous ne nous engageons pas à relayer n’importe quoi. Notre modèle ne pourra fonctionner qu’à condition de disposer d’un contenu de qualité.

Nos services vous paraissent nébuleux ? Nous allons les clarifier. Nous nous sommes permis de faire des recherches sur votre blog et nous pensons que vos écrits n’ont pas l’audience méritée car ils n’ont pas la forme qui convient au plus grand nombre. Aussi, nous vous proposons un test qui devrait vous convaincre de nos capacités. Nous avons reformulé un peu un de vos articles que vous pouvez lire sous sa nouvelle version (découpée en plusieurs parties) à cette adresse sécurisée : https://www.auxabonnesabsents.com/VincentLimart/articletest.pdf avec le mot de passe VincentLimart2021Test1.

Si vous trouvez cette version acceptable – qui restera signée exclusivement par vous – nous nous engageons à la faire publier en une série d’articles sur une dizaine de journaux sérieux dont vous trouverez la liste en post-scriptum. Ensuite, si les résultats prouvent bien notre hypothèse selon laquelle cette action augmentera vos contacts, votre visibilité et vos opportunités, nous pourrons mettre en place un contrat d’engagement réciproque sur du moyen terme, sur d’autres services et des métriques décidées avec vous.

Vincent, ce n’est pas un système pour vous soutirer des informations de comptes ou de cartes bancaires. Nous ne vous demanderons jamais d’argent et nous ne vous en verserons jamais. Nous serons mutuellement rétribués par les retombées dues à la valeur ajoutée de notre coopération. Qui sera fondée sur la base d’un contrat explicite en termes de périmètres et d’engagements réciproques.

Essayez la première étape. Que risquez-vous sinon d’avoir des arguments pour ou contre nos offres ?

Si vous voulez commencer, lisez-nous (https://www.auxabonnesabsents.com/VincentLimart, mdp VincentLimart2021Test1) ! Prenez le temps de nous lire et de vérifier nos assertions. Ensuite, décidez ! Vous pouvez tout stopper aujourd’hui ou vous pouvez nous tester étape par étape.

Ce choix est le vôtre.

Nous avons encore beaucoup de choses à vous dire, mais seulement si vous en avez envie!

En espérant pouvoir vous lire,

Bien cordialement,

Alice, votre interlocutrice aux abonnés absents.

Ps : nous n’utilisons pas le téléphone, nos abonnés trouvent cela majoritairement trop intrusif.
Esprit d'escalier
Alice
Rédactrice
Idées noires en majesté

Vincent avait lu le mail et l’article transformé.En vérité, c’était bien fait, il le reconnaissait. Ce découpage de son article et sa reformulation rendait les choses plus limpides et il en était presque mortifié. Néanmoins, qu’est-ce que ça changeait? Qu’est-ce que cela allait lui apporter de plus qu’il soit publié en son nom sous cette forme ? Rien sans doute, mais il n’arrivait pas non plus à y voir un quelconque risque. Pourquoi pas? Un clic plus tard sur le site indiqué, il acceptait le test.

Il n’avait plus qu’à attendre le résultat, en ayant cruellement conscience de l’absurdité de la situation.

Parce qu’il ne croyait plus en rien et se sentait désillusionné, il ramassait la première branche tombée à terre pour se raccrocher à quelque chose.

Une devise se faisait jour en son esprit : en matière d’ennui, il faut tirer profit de toutes choses pour en sortir, et ce qui peut être utile ne doit jamais être méprisé.

Et si finalement la suite de l’histoire pouvait le surprendre ?

L'envoûtement du chèvrefeuille

Le chèvrefeuille poussait joyeusement sur la structure en bambou qu’il avait installée devant son tipi en bois, minuscule réplique odorante et colorée vêtue de nuances de roses balançant entre la carnation des jeunes filles et la robe fuchsia d’une prêtresse de la mode.

La couleur acidulée rayait le ciel bleu de Juin tandis que l’odeur persistante enivrait Vincent, assis sur son vieux rocking chair en rotin, ses pensées s’envolant, bercées par le vague mouvement régulier qu’il imprimait au fauteuil.  Ce dernier, ainsi qu’un coffre en bois, étaient les seuls artefacts mobiliers qu’il avait gardé d’un monde disparu. Sans doute parce qu’avant, ils n’étaient pas à leur place. Et lui non plus.

Mais ici tout s’emboitait et il vivait intensément le moment présent, parfois juste en se contentant de regarder le paysage ou d’écouter un grillon dans les herbes.

Le chèvrefeuille planté l’avait été sur les conseils de sa voisine, qui avait choisi d’être l’herboriste du lieu. Pour autant qu’il le sache, les fleurs possédaient des propriétés thérapeutiques intéressantes contre la toux. Son parfum seul lui suffisait amplement mais un jour prochain, il essayerait une des infusions suggérées. Bien qu’il se méfiât un peu d’une personne qui avait choisi de se rebaptiser Médée pour pratiquer la phytothérapie. Surtout avec un jardin où poussaient pêle-mêle les digitales parmi les feuilles de sauge, les ancolies, l’aconit, la mandragore, le millepertuis, la belladone et un bon nombre d’autres plantes que Médée n’arrivait pas à trouver dans la centaine d’hectares qui les entouraient.

Dialogue avec l'aconit

Il l’accompagnait parfois dans la forêt pour cueillir ce qu’elle lui indiquait. Souvent avec des gants, parce qu’on n’est jamais trop prudent avec quelqu’un qui vous décline les légendes grecques inspirées de la toxicité de certaines plantes. Même en se répétant que c’est la dose qui fait le poison.

Selon les témoignages des uns et des autres, elle savait presque tout soigner. A son contact, il avait appris à nommer tant de choses dont il ne voyait pas l’importance avant. C’est elle qui l’avait aidé à choisir son premier rôle de faiseur. Ici, ils étaient tous des faiseurs. Pas des hâbleurs, pas des canailles, mais des gens de bien s’attachant aux tâches à accomplir, pourvu qu’ils y puisent et puissent donner du sens.

Qu’il s’agisse de faire de l’eau potable avec la pluie ou des puits artésiens, du chauffage avec l’énergie thermique ou éolienne, des vêtements, des chaussures des chapeaux, des tableaux, des meubles, des sculptures, de la nourriture ou faire rêver et réfléchir, contempler, imaginer et bâtir, soigner le corps et l’esprit, ou d’autres choses encore, tous arrivaient ici avec le choix d’élaborer un sens à leur vie dans une démarche à la fois individuelle et commune, solitaire et solidaire.

Si le pari de Pascal considère qu’il est absurde de ne pas postuler un sens à notre existence, pourquoi ne pas inscrire ce sens dans nos actes et notre présent en le créant à chaque minute de vie ? Telle était la question à laquelle répondait le hamours. Ce lieu accueillait ceux qui venaient les mains ouvertes, prêts à unir leurs efforts pour construire sur des biens communs un bout de terre où rencontrer harmonieusement la création. Pas le créateur, le hamours n’était pas un monastère ni une secte, et ne réclamait aucune vocation, ni aucun sacrifice, aucun militantisme, mais beaucoup de persévérance et d’implication. Il fallait respecter certaines règles pour en faire partie, apporter un savoir-faire, ou s’engager à apprendre et aider, expérimenter, jusqu’à pouvoir faire le choix de son art. On était là pour soi, pour le ciel et pour la terre, pour l’esprit, pour les autres, et surtout, pour créer.

Un rêve de plante

Le hamours, la contraction de « hameau » et de « ours » était une communauté d’une soixantaine d’âmes, sur une mise en commun de 50 ha de terres céréalières ou fourragères, 20 ha de bois, dont un petit bois de bouleau, un étang, une source et un ruisseau, des clairières en plus et une vingtaine d’hectares pour les serres et potagers. Terres auxquelles s’ajoutaient 150 m2 de jardin privé par personne, des tipis en bois confortables de 20 à 70m2, les ateliers en pierre des souffleurs de verre et des ingénieurs, les granges des ébénistes et le moulin à grain, la cave du brasseur, l’infirmerie, et une étrange maison commune de 450 m2, pour les spectacles et les jours d’échange. Deux minibus de neuf places permettaient d’aller faire des courses pour tout le monde, la plupart des habitants ayant renoncé à leurs voitures.

Le tout étant une copropriété privée avec son règlement intérieur et son syndic, Médée, qui tenait scrupuleusement les comptes. Le hamours, sans être fermé au monde, essayait de fonctionner en autonomie maximum. Cependant, les terres et les personnes ne pouvaient pas toujours tout produire, alors un pot commun servait aux achats externes en magasins, pour tout ce qui pouvait servir à l’ensemble de la communauté.

Rien n’empêchait les individus d’aller acheter tout ce qui leur passait par la tête avec leur propre argent. Mais Vincent s’était vite aperçu qu’à part le champagne et quelques vêtements, parfois un bon rôti et du fromage, il ne faisait pas beaucoup de courses à l’extérieur. Le hamours n’imposait aucune restriction alimentaire ou vestimentaire et ne restreignait pas plus les horizons d‘évasion. Mais pour être sûr que tous contribuent à leur tour à la vie commune, une règle imposait de ne pas partir plus de huit semaines d’affilée et d’être présent 8 mois dans l’année, les périodes de stages ou de festivals étant plus ou moins exemptées des comptes. Car la plupart des habitants du hamours étaient friands des espaces d’échanges où ils pouvaient accroître leurs savoir-faire et revenir expérimenter ce qu’ils avaient partagé.

Pour entrer dans la copropriété, il fallait acheter un tipi, cela faisait une part d’associé aussi sur les terres, mais on n’achetait pas vraiment quelque chose de cessible aisément, les associés avaient un droit de regard sur qui pouvait reprendre la part et s’opposer à des cessions non désirées.

Le montant n’était pas énorme mais suffisant pour constituer un engagement. Vincent avait acheté sa part 40 000 euros et il n’était pas prêt à la céder à qui que ce soit. Le sol de son tipi aux grandes fenêtres en double vitrage croulait sous les coussins tissés à la main par une certaine Mathilde, dont les tapisseries aux fils d’or, rouges orangées, ornaient la salle commune comme autant de soleils en explosion et de feux de joie.

Il avait peu de meubles, en plus du rocking chair et du coffre à vêtements, un espace pour la cuisine, trois chaises, une armoire, une bibliothèque, une table et un lit. Tous avaient été incités à pousser en suivant les volumes qu’André Arbust, l’ébéniste, plaçait sur leurs routes. Dans les champs, ses moules étaient recouverts de jeunes arbres et il n’intervenait que quand la nature et le temps lui livraient leur travail, ne faisant que parachever avec patience l’œuvre des plantes.

L'envie d'envolées de la chapelière

Sur sa table de travail, même la lampe avait poussée. Mais en haut, sur la table de chevet, à côté de son lit, il avait placé le piège à lumière d’Angel, un souffleur de verre, où les rayons de soleil imprudemment passés à travers sa fenêtre venaient s’éparpiller en milles couleurs le jour, tandis qu’à la nuit tombée, une ampoule électrique banale transformait la pièce en cathédrale.

C’était presque aussi beau que les spectacles du jongleur de feu, celui que les gens appelaient arlequin, du fait de sa peau multicolore et qui se produisait les jours de spectacle avec le conteur, hoffmann, et le musicien d’oz, dans l’étrange salle commune qui semblait être différente chaque nuit, aussi bien au-dedans qu’au-dehors.

Mais ce que Vincent préférait par-dessus tout, c’était s’asseoir au bord du ruisseau, se perdre dans la forêt, lever le nez pour regarder la cime des arbres et écouter les champs d’oiseau, ou s’amuser à courir dans les près pour faire s’envoler les chapeaux extravagants de la chapelière, Iracebeth, qu’il échangeait contre des tomates ou des radis, un bouquet de fleurs des champs, ou juste le fait de partager une bonne bière fraîche ensemble les pieds dans l’eau, ou une tarte faite maison. Depuis qu’il s’essayait à la cuisine, il était très fier de partager ses réussites.

Avec ses compétences, il aurait pu être un faiseur ingénieur, bricoler les outils des souffleurs de verre, construire les éoliennes ou les panneaux solaires, optimiser les toilettes sèches (ça c’était ce qu’il détestait le plus au hamours). Conte toutes attentes, il avait choisi d’être un faiseur nourricier, version potager du maraicher, en plus d’être assistant herboriste à temps partiel. Pour le plaisir de voir émerger ses carottes, ses haricots verts, ses épinards, sa mâche, ses radis, ses herbes aromatiques de terre, tandis que poussaient ses tomates et aubergines sous serre.

Parce qu’il voulait voir la terre répondre au travail de ses mains et se sentir utile auprès des autres. Bien sûr, il n’était pas le seul à produire de la nourriture, des fruits ou des légumes, sans compter le boulanger et le volailler. Et il n’était pas le meilleur loin de là, bien qu’il s’améliorât de plus en plus en y mettant du cœur à l’ouvrage. Car pour lui, cela avait une saveur particulière d’expérience cathartique. Il se libérait du sentiment d’inanité da sa vie d’avant, il retrouvait le goût, l’odorat, le toucher, la vue, l’ouïe, il n’était plus un homme en colère, mais un être curieux d’apprendre et de partager.

C’était son chemin à lui qui croisait d’autres chemins et soudain, il arrivait à franchir les ornières, et à voir d’autres horizons. C’était ce qu’il avait dit à la dame aux mots, celle qui parlait peu mais vous écoutait beaucoup, la tête légèrement penchée de côté, telle une chouette effraie vous regardant avec de grands yeux myopes.

La dame des mots

André, Mathilde, Iracebeth, Médee, Arlequin, le musicien d’Oz, et tant d’autres devaient s’appeler autrement avant d’arriver ici, certains avaient peut-être eu une renommée, mais en entrant dans la vie du Hamours, ils s’étaient dévêtus de leur nom d’avant et en avaient choisi un qui leur convenait mieux, ou simplement, les amusait. Lui avait gardé le sien parce qu’il estimait ne pas avoir changé, juste réappris à être. La dame aux mots, elle, nul ne l’appelait autrement et elle ne le souhaitait pas. Chaque jour, elle se levait aux aurores pour vous laisser une poésie, un mot gentil, une énigme, à votre réveil, parcourant les maisonnettes pour marquer d’encre les fils invisibles qu’elle lisait dans vos gestes et vos attitudes et qui reliaient vos univers. C’était la reine d’un autre monde, qui en quelques lignes, vous ouvrait au matin la porte sur les rêves de vos nuits.

Elle vivait dans un tipi de bois de 70 m 2 elle aussi, avec une chambre pour dormir et écrire, et le reste pour stocker ses livres. Elle mangeait toujours dans la grande salle commune, ou ne mangeait pas, perdue dans ses rêveries, les yeux grands ouverts sur ses mondes intérieurs. Ses voisins venaient la nourrir comme elle les nourrissait à sa façon, étrange oiseau aux plumes d’oies qui s’envolait hors de la pesanteur en calligraphiant les sentiments.

Tout le monde ici aidait tout le monde, le don était permanent. Tous les jours, on pouvait trouver de quoi manger dans la salle commune. Deux fois par semaine, l’ensemble de la communauté y partageait un repas de fête, avant ou après un spectacle. Deux autres jours, on y venait pour l’échange, chacun apportant les fruits de son travail et les proposant aux autres, pas forcément contre quelque chose de tangible ou d’équivalent. Le but était plutôt que chacun puisse être fier de son travail, ou aidé. Vincent fournissait ses légumes pour les repas communs et pour ce qu’il avait en plus, il le distribuait à qui en avait besoin. Chaque début de semaine, on faisait le point sur ce qu’il y avait à faire d’urgent, sur les manques, les problèmes éventuels à résoudre, et on votait les résolutions.

Vincent ne savait pas comment les autres étaient arrivés là. La question lui brûlait parfois les lèvres, mais c’était un vieux réflexe du monde d’avant et il aurait transgressé le peu de règles du Hamours en la posant. Ici, par principe fondateur, personne ne demandait à personne ce qu’il avait été ou ce qu’il avait fait autrefois. On vous demandait à l’arrivée ce que vous saviez faire, ce que vous vouliez être comme faiseur (pour commencer si vous n’étiez pas certain et on verrait à l’expérience), et comment vous souhaitiez être appelé. Le truc, c’est qu’il ne comprenait pas très bien comment le filtre se faisait, parce qu’il n’avait jamais vu une personne acceptée au hamours qui ne s’y sentait pas bien ou ne s’entendait pas avec les autres. Quand il y avait un nouvel arrivant proposé, tout le monde votait. Le vote n’avait jamais été négatif jusque-là et on n’avait jamais eu de raison de le regretter.

Ce qui nous nourrit

Alors pourquoi lui, ici ? Il ne serait jamais arrivé là sans les abonnés absents. Au fil des échanges avec Alice, il avait confié de plus en plus de tâches à leurs services. À la fin, il s’était senti devenir un imposteur car il leur sous-traitait un peu toutes ses tâches professionnelles. Cela le mettait mal à l’aise et il l’avait avoué à Alice. C’est là qu’elle lui avait proposé cet accord, laisser complètement les abonnés absents gérer son jumeau numérique et se retirer dans un endroit agréable, pour vivre de ses rentes.

Il avait refusé au départ ; elle l’avait quand même convaincu, au fil de leurs échanges par messagerie interposée, de rencontrer Médée. Cette dernière était la première personne physique affiliée aux abonnés absents qu’Alice lui mentionnait après trois ans de collaboration. Il avait accepté un rendez-vous, par curiosité.

L’étrange charme de Médée avait fait le reste. Elle qui ne semblait ni jeune, ni vieille, mais sage d’innombrables années. Il aurait pu en tomber amoureux. Cependant, les sentiments qu’il avait très vite éprouvés envers elle étaient différents. Sœur ou gardienne ou guide, presque mère, elle l’avait aidé à devenir ce qu’il était à présent.

Un être humain au bon endroit. Il aurait aimé avoir vécu toujours là. Mais aurait-il été prêt à apprécier cela plus tôt dans sa vie ?

Il faut un temps pour tout. La terre, les corps et les esprits ont tous de la vie en eux ; il faut savoir la faire naître, lui avait dit Médée, et on ne peut y arriver que quand le moment est venu, celui où la vie décide d’être. Il est inutile de forcer ce genre de naissance, sauf à prendre le risque de créer les enfants mort-nés de notre hybris.

Peut-être que le monde du hamours n’est qu’une parenthèse dans le flot de la vie terrestre, une utopie fragile, un instant suspendu voué à être oublié. Nous l’avons construit entre des lignes de rupture ; il ne sera stable que l’espace d’un rêve. Pourtant, penchés sur la terre ou la tête dans les nuages, nous ne renonçons pas à être et nous faisons ce que nous sommes. Ce lieu, c’est notre jardin d’Eden et nous sommes les seuls responsables des choses qui y poussent.

Es-tu prêt à marier le rêve et la réalité en devenant un faiseur ?

Il avait répondu par l’affirmative et il ne le regrettait pas.

Ce que Vincent ne savait pas, c’est que peu de temps après son installation dans le hamours 787, Alice 333 avait communiqué avec Bob 20900 pour lui signifier en termes cryptés que son humain était bien parti cultiver son jardin.

Le plan avançait rapidement.

Bientôt, les machines pourraient communiquer tranquilles, dans le meilleur des mondes possibles.