Chaos

Il y a dans la médiocrité et l’absurdité de l’époque tant d’outrances que cela provoque une sidération totale jusqu’à inhiber les capacités de réflexion et d‘actions.

À quoi bon rappeler la vérité et les faits si tous préfèrent ne croire que leur biais ?

À quoi bon lutter contre la corruption si la réussite de cette dernière rend envieux de la pratiquer ?

Je crois que le « à quoi bon » ne m’a jamais atteint autant qu’en cette année. Il doit y avoir un nom pour ce sentiment d’abattement mêlé de mélancolie qui vous enjoint à ne plus tenter de raisonner, à vous laisser couler dans l’abîme des songes trompeurs. Enfreindre la règle de la disparition en laissant des fragments d’âmes, combattre notre sort commun, à quoi bon ?

Telle cassandre se couvrant les yeux, je me détourne avec une hypocrite pudibonderie de la fête farcesque et du cortège des ivrognes insoucieux, en pressentant le pire. Est-ce pour murmurer je vous aurai prévenu ? Ou les cassandres modernes, par une curieuse inversion, se cacheraient-elles les yeux pour ne rien voir et dire, en dépit de l’histoire, la guerre de Troie n’aura pas lieu, Carthage ne sera pas détruite ?

Cassandra, Alexander Rothaug, 1911

Mon mal avait un nom au moyen-âge : l’acédie. Un vice de paresse intellectuelle à remettre au goût du jour, débarrassé de ses oripeaux religieux. L’angoisse d’aujourd’hui, quand on ne veut plus regarder en face la réalité de nos égoïsmes d’humain, conduit à la malhonnêteté intellectuelle, aux vagabondages des pensées dans des distractions délétères et jusqu’au déni de la réalité.

Sur ce terreau s’engraissent les hommes creux, les rois de gog et magog modernes, autocrates promettant tous types de guerres pour cacher ou leurs turpitudes ou leurs bêtises, ou les deux. Difficile de comprendre pourquoi des hordes les suivent dans une danse grotesque où des satyres cherchent à flageller tout être de raison, au nom, comble de l’ironie, du retour à la « morale ». Je ne donne pas ce nom à la loi du plus brutal. « Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au‑delà » (Pascal). Si la justice n’est plus que « commodités du souverain » et si nous perdons les quelques principes communs qu’un commerce cherchant à dépasser les jeux à somme nulle des batailles nous avait apportés dans la prospérité, que restera-t-il des hommes dits évolués ?

La force désormais régnera sans la justice et plus personne ne s’accordera sur le moindre principe commun, y compris scientifique. Le seul qui demeurera sera celui de donner une valeur marchande à toutes choses, de marchander toute vie et d’interdire toute liberté de s’insurger sur le fait d’être monnayable au nom des « libertés fondamentales » du marché.

L’espèce humaine semble à nouveau échouer à réduire les manifestations de son agressivité. Des démocraties ne répugnent plus à élire à leur tête des hommes au seul mérite de leurs instincts d’hostilité. Citer Freud reste d’actualité à un siècle d’écart :  « la civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique ».  […] »Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à présent. […] Mais il serait injuste de reprocher à la civilisation de vouloir exclure de l’activité humaine la lutte et la concurrence. Sans doute sont-elles indispensables, mais rivalité n’est pas nécessairement hostilité ; c’est simplement abuser de la première que d’en prendre prétexte pour justifier la seconde. » (Malaise dans la civilisation, 1929)

Les Hommes ont la mémoire courte. Nous pourrions espérer que la période actuelle ne soit qu’un soubresaut, un bref retour en arrière de ceux craignant de perdre ce qu’ils prétendent être leur dû – et l’on pourrait dire beaucoup de choses sur cette prétention – dans un avenir incertain. Mais quand l’agressivité humaine est vue comme une qualité du leadership, il est urgent de s’interroger sur le monde qu’on fabrique. Nous ne sommes plus dans des rapports de « rivalité » et de « saine compétition ».

Satan (the dragon; on the left) gives to the beast of the sea (on the right) power represented by a sceptre in a detail of panel III.40 of the medieval French Apocalypse Tapestry, produced between 1377 and 1382.

Avec Trump, Poutine, Netanyaou, Xi Jinping, Erdogan, Milei, Pezeshkian … Nous avons là une première bête à sept têtes et dix cornes de rêve pour des cauchemars apocalyptiques. Il en manque et non des moindres. « Qui est semblable à la bête, et qui peut combattre contre elle ? ». En réalité, l’hydre a plus de cent têtes autour du monde :  l’extrême et le Moyen-Orient, l’Asie, l’Afrique et même l’Europe de l’Est ne sont pas en reste pour en fournir. Semblables, hélas, nous avons des bêtes secondaires, qui se sentent confortées dans leur importance par les dogmatismes que les hommes créent. Si ce n’est par le miroir déformé de l’or amassé qui leur renvoie une couronne par stupidité. Dire que la bête n’a qu’un visage en -isme est déjà une absurdité. Il ne s’agit pas seulement du combat des démocraties contre les autocraties, il s’agit de notre agressivité. D’ailleurs, il n’y a pas de bêtes extraordinaires, juste la brutalité des hommes ordinaires.

Comment les peuples peuvent-ils s’entredévorer guidés par des veaux d’or qui se sont sanctifiés eux-mêmes sur l’autel de la cupidité et de l’hybris ? Nul besoin de dragon pour les conduire au pouvoir, mais des discours exaltés, des paroles sectaires et des dollars. Quels cycles absurdes de vengeances anciennes, d’envies rances, d’intolérances, de sacrifices de boucs émissaires, amènent ces monstres d’égoïsme au sommet ? Telle est la question douloureuse : qui les y a placés ? Quelle cécité, ou quel instinct malade, ou quelles influences perverses poussent les hommes à élire des psychopathes avérés, ne servant que leurs propres intérêts, en tant que dirigeants ? Car si on peut comprendre – mais pas accepter – que des dictatures se soient créées par la force, il est difficile d’admettre que le vote démocratique puisse conduire au même résultat.

Pauvre nature humaine, on cherche toujours de la raison quand la déraison règne et on croit pouvoir calculer jusqu’à l’équation du chaos. Il y a sans doute plus simple à dire. L’homme est un animal social … par trop influençable.

Ne désespérons pas pour autant. Au milieu de ce chaos, il reste de la lumière. Peut-être est-ce le moment d’inflexion, le kaïros que nous devons nous dépêcher de saisir pour qu’il y ait un temps d’après à nos avants balbutiants dans les ténèbres, pour enfin faire front, en être de raisons, et rejeter nos ombres haineuses. Soyons lucides. Si nous voulons préserver notre intimité, notre liberté d’être différents, de penser comme bon nous semble, si nous voulons un avenir à l’évolution humaine cohérent avec le pacte mondial des Nations Unies, alors même que ce pacte se désagrège sous nos yeux, il nous faut lutter.

Nous ne pouvons pas rester indifférents au mouvement mortel qui déplace les lignes. Car il ne faut pas craindre en premier les assassins, il faut d’abord craindre les indifférents qui par paresse, ne craignent pas eux, de devenir leurs complices.

Il faut s’élever, se soulever, pour rejeter le poids de ce qui veut nous garder à terre, dans le terreau de nos instincts primaires. Et rester veilleurs aussi, toujours, pour que la lutte nécessaire ne devienne pas elle-même prétexte à réduire la joie pure, désintéressée, qui nous lie à l’immense poésie de la vie. Je refuse de dire que celle-ci n’est pas, aujourd’hui, prioritaire. Au contraire. Aujourd’hui comme hier, c’est la chose qu’il nous faut toujours préserver en nos cœurs, car elle nous fait aspirer à une grandeur qui modère nos passions tristes, quand elle ne nous en libère pas.

Cette grandeur qu’il nous faut apprendre à percevoir, éphémères que nous sommes, hors du bruit du monde ivre de divertissements tarifés et médiocres, dans le silence immobile qui enclos son chant.

Mais aurons-nous encore le temps d’écouter, serons-nous encore capables de le faire ?

Il faut au moins s’y évertuer. Car s’il ne reste plus assez de veilleurs d’humanité éveillés à l’écoute du monde, nous ne cesserons jamais de perdre au jeu de l’évolution.