Automne malade et adoré

Un peintre célèbre

Il avait eu son heure de gloire. Les galeries se l’étaient arraché, sa côte avait grimpé à des sommets que jamais aucun artiste vivant n’avait atteint. Pourtant, c’était un peintre figuratif, dont les œuvres, imprégnées de romantisme allemand tardif mâtiné de l’art décadent d’une Vienne fin de siècle, n’avaient rien de révolutionnaires. Sa personnalité n’était pas davantage de celle qui fascinait les foules. Il fuyait les mondanités. S’il ne peignait pas, il préférait voyager, avancer toujours vers un ailleurs qui l’inspirerait. Ou alors il s’isolait des heures durant avec quelques vieilles photographies sur lesquelles rêvasser jusqu’à ce que vienne le besoin de traduire la fugacité de ses souvenirs et de ses pensées dans la matière du peintre.

Il n’avait jamais cherché la célébrité ni à faire partie d’un mouvement, pas plus qu’à en créer un. Peindre était une nécessité pour appréhender le monde et questionner ses propres perceptions. Il renvoyait ainsi aux spectateurs le sentiment de voir davantage que ce qui était montré.

Parure de verglas

Une étrangeté familère

Ses atmosphères uniques s’étaient imposées d’elles-mêmes dans un monde où l’art, à force de vouloir provoquer l’absence de sens, s’était dissous consciencieusement dans la nullité de ses représentations. Lui avait fait son chemin en laissant à d’autres le mauvais goût à dimensions dantesque, le kitsch acidulé ou l’empaquetage du roi nu dans le dernier tissu d’invisibilité à la mode.

Ses grandes toiles se vendaient sans avoir à flatter l’ego de mécènes : leur présence seule vous sautait à la figure. Nul besoin, pour en ressentir la puissance, d’intellectualisation du regard avec discours métalinguistique doré sur tranche. Elles étaient troublantes de solitude, de silence et de bruits, imprégnées d’un parfum d’étrangeté. La banalité des lieux et des objets peints se diluait dans le fantastique onirique des juxtapositions de couleurs et de traits. Il ne peignait pas la vie réelle, il en peignait le mystère.

La symphonie des lumières

Prêtresse arcadienne

Quelques silhouettes parfois s’égaraient dans de vastes plaines de terre ou d’eau, des entrelacs d‘arbre, des forêts tropicales, des murs sans frontière, percés de fenêtre sur des lignes d’horizon inatteignables. L’ensemble était toujours noyé dans une lumière étrange qui transformait n’importe quel paysage familier.

Il saisissait mieux que personne les dernières lueurs du jour, les aubes tremblantes, les nuits illuminées des lampions de fêtes déclinantes, les gouttes de pluie, les flocons de neige dans le ciel gris lactescent des confins du jour et le flou de l’oubli au crépuscule. Il s’était approprié tous les effets d’optique des clartés diurnes. Rayons lumineux rasant la cime des arbres en automne, kaléidoscope de poussières jaunes sur le vert des bosquets en été, nuages frangés d’or se détachant sur les plis de cieux moirés d’orange et de nacre rose au printemps, blancheur aveuglante de la neige scintillant de mille cristaux en hiver.

A cinquante ans, il avait fait partie des cinq artistes les plus chers au monde, vivants ou morts

L'aire grise

La lumière ici se rit de la couleur

Puis étaient venus la grande maladie, suivie du jour gris sans fin. L’air devenu âcre brûlait les poumons, l’eau de source potable se négociait à prix d’or, tel un grand cru de vin classé. Les bouteilles en plastique aussi bien qu’en verre avaient disparues des supermarchés ordinaires. On buvait de l’eau au robinet, mais aussi saine qu’elle soit déclarée, elle avait au mieux un goût de caoutchouc et de chlore, si ce n’est de fosse septique. Des fermes d’insectes avaient remplacé l’élevage traditionnel, trop gourmand en matières grasses et en eau. Les insectes grouillants n’étaient pas restés dans des cages bien fermées, ils s’étaient enfouis dans les sols, puis avaient ravagés les cultures. On partait en balade en forêts équipés des pieds à la tête, avec des pantalons serrés dans des bottes montantes, des blouses moustiquaires, des gants et des masques de protection.

Au retour de telles balades il fallait laver ses vêtements à l’eau bouillante et se doucher avec des gels abrasifs pour extraire d’éventuels parasites résiduels, de plus en plus résistants. Beaucoup y renonçaient, préférant à une nature flétrie sa reproduction aseptisée sur les murs des maisons. Des nano cristaux intelligents incrustés dans leurs parois contrôlaient aussi bien la diffusion de chaleur que celle d’images à volonté. Chaque cloison pouvait se transformer en écran géant où défilaient des paysages à couper le souffle.

Le triomphe des faux semblants

Le printemps verdissant et rose

Pourquoi aller dans les musées ? Vous pouviez avoir des reproductions très précises de n’importe quel endroit ou de n’importe quelle œuvre d’art et tous les parfums d’ambiance ou d’Arabie désirés. Les hommes blasés ne voyaient pas la différence entre l’original et la copie. Plus besoin de se bousculer pour se prendre en selfie devant une quelconque statue ou un Monet aux vibrations mal restituées. Il suffisait de programmer son salon et d’arranger les contrastes comme on l’entendait. Chacun était convaincu de faire mieux que l’artiste d’origine, puisque cela leur plaisait.

Bien sûr, il restait quelques collectionneurs. Avec l’avènement des NFT, ceux-ci achetaient des œuvres pour les brûler et demeurer les seuls derniers propriétaires attestés d’une œuvre qui ne subsistait plus, ironiquement, que par un certificat d’authenticité numérique.

Bon nombre des toiles du peintre avaient fini sur ce bûcher des vanités inversé. Les hommes détruisaient les chefs d‘œuvre pour nourrir leur seule gloire et tout le monde s’en moquait éperdument. La beauté du monde disparue, pourquoi aurait-il fallu pleurer sur des artefacts de la création ?

Qu’importe, il ne voulait plus peindre pour nourrir l’ego stérile, le vide immense, d’hommes creux. Il ne voulait pas jouer à être ce Sisyphe-là. Dans sa maison abandonnée des visiteurs, il vivait seul. La solitude qui avait été sa compagne familière pendant tant d’années passées à explorer son monde intérieur, s’était transformée en un petit îlot d’amertume. Ses élans passés avaient un goût de cendres.

Se sauver des ombres

Près de la fin du ciel

Son inspiration n’avait jamais été que l’aspiration à partager une lumière qu’il ne pouvait décrire autrement que par la peinture. Le sentiment de s’être engagé dans une quête ridicule et inutile le taraudait. Peut-être avait-il été trop orgueilleux de vouloir construire son langage, bien trop fat de se croire plus capable que d’autres de ressentir la beauté et de l’offrir. Il s’était imaginé savoir modeler des choses uniques et sensibles et que les autres en seraient touchés, comme effleurés par l’index du divin. Son échec en la matière lui apparaissait brutalement. Il n’avait jamais pu réellement communiquer quoi que ce soit dans ses toiles ou dans sa vie. Tous les regards étaient restés à la surface et ses émotions, faute d’avoir pu grandir et s’exprimer en de multiples échos, s’étaient desséchées.

Il se sentait aride. Toutes ses œuvres pouvaient partir au feu, il n’en aurait pas sauvé une seule car la brûlure du doute était en lui, inguérissable. Un artiste qui ne ressent plus rien, ou dont l’art ne fait plus rien ressentir, est une âme pâle, une âme finie, ombre parmi les ombres au crépuscule des royaumes perdus.

Tant qu’à affronter la fin de son monde et de ses illusions, il ne voulait pas s’en aller sur un gémissement à regretter ce qui avait été, ou aurait pu être. Il s’était mis en en tête de réaliser son dernier chef d’œuvre.

Vers la lumiere

Les derniers ors au couchant de nos rêves

Cela faisait quelques semaines qu’il s’était isolé dans son grand salon vidé de tous les meubles. Il avait recouvert ses murs de plusieurs couches de blanc de titane avant de commencer sa fresque et à présent il œuvrait sur les couches de glacis supérieures.

Il ne mangeait presque plus rien, se contentant de boire à intervalles réguliers quand il se reculait au centre de la pièce pour observer l’ensemble d’un œil sans complaisance. Petit à petit, quelque chose prenait forme. Ce n’était pas seulement ce qu’il voyait autour de lui, c’était aussi ce qu’il sentait en lui. Des souvenirs heureux revenaient par petites touches, des sensations oubliées se superposaient les unes aux autres créant une farandole d’émotions exaltantes desquelles il se sentait empli, revigoré et vidé tout à la fois.

C’était là l’aile multicolore du papillon qui s’était posé sur sa main le consolant d’un chagrin d’enfant, ailleurs la trace sur les lèvres du bec d’un oiseau rouge perché sur son épaule, ou la fourrure d’un chaton joueur mordillant son poignet, la respiration de l’aube fraîche, le poids crépitant des fines aiguilles d’eau d’une cascade sur ses épaules musclées, le soleil sous les paupières avec l’odeur de la lande, la lune ronde sous les nuages bercée par le clapotis de l’eau, le vent qui souffle l’orage à venir et les éclairs espérés, l’arbre aux feuilles d’or, le parfum de la verveine, les champs de coquelicots rouge écarlate, les dernières flambées d’orange sanguine d’un soleil mourant s’éteignant sur le miroitement infini de l’océan et la tendresse de bras blancs, souples et chauds se refermant sur sa nuque baissée dans une dernière étreinte.

Un instant d'éternité

Pas une chose au monde qui ne soit nuage

Un matin, l’agent de l’artiste s’avisa que ce dernier n’avait plus donné de nouvelles depuis longtemps. Un souci mineur devenu ennuyeux en présence d’un acquéreur désireux de payer au prix fort toute nouvelle création. Fort heureusement, il avait un double des clés de la maison du peintre. Ce fût donc lui qui pénétra dans le salon en premier. Il ne trouva aucune présence humaine. Mais pas plus que tous les autres qui suivirent, il ne sût décrire exactement pourquoi il était ressorti de là en pleurant des larmes de joies et de tristesse. Tous ceux qui purent entrer s’accordèrent à dire qu’ils n’avaient jamais ressenti de telles émotions avec une telle intensité mais aucun ne sut dire ce qu’il avait exactement vu et senti.

Car c’étaient de subtiles nuances de couleur dans les vibrations de l’air, une présence au milieu de tout cela, une lumière qui vous enveloppait telle une caresse et qu’on respirait dans un murmure doux de feuillages et de sels marins. Puis la maison fût vendue au riche acquéreur qui souhaitait une nouvelle création.

Il fit venir une entreprise de nettoyage pour vider les affaires de l’artiste disparu. Une femme de ménage ouvrit une fenêtre comme cela se fait d’ordinaire pour aérer et malencontreusement, l’air gris de l’extérieur pénétra la maison jusque dans le salon.

Dissipant à jamais la dernière œuvre qui aurait pu consacrer l’immortalité du peintre.